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CANTIQUE
(roman)


Gustave Moreau

CANTIQUE DE SAINT JEAN

Stéphane Mallarmé

Le soleil que sa halte
Surnaturelle exalte
Aussitôt redescend
         Incandescent
 
Je sens comme aux vertèbres
S'éployer des ténèbres
Toutes dans un frisson
         À l'unisson
 
Et ma tête surgie
Solitaire vigie
Dans les vols triomphaux
         De cette faux
 
Comme rupture franche
Plutôt refoule ou tranche
Les anciens désaccords
         Avec le corps
Qu'elle de jeûnes ivre
S'opiniâtre à suivre
En quelque bond hagard
          Son pur regard
 
Là-haut où la froidure
Éternelle n'endure
Que vous le surpassiez
          Tous ô glaciers
 
Mais selon un baptème
Illuminée au même
Principe qui m'élut
          Penche un salut.



Edward Burnes-Jone

     Je suis vers toi l'envoyée de ces régions sans bornes dont l'homme ne peut entrevoir les pâles frontières qu'entre certains songes et certains sommeils.

Philippe de Villiers de l'Isle-Adam

     Des interférences complexes entre les personnages fictifs d'un roman et leurs modèles vrais, un auteur pygmalion amoureux de son héroïne, sa jalousie et ses manigances pour détourner le récit d'une intrigue toute tracée ; un roman devenu autonome qui se rebelle contre son auteur, puis qui l'absorbe, puis qui le tue ; le tout dans le milieu de l'art et en écho au Cantique de saint Jean de Mallarmé.

     Pour  Cantique, je cherche un éditeur. Certains passages se retrouvent, un peu modifiés, dans un autre de mes textes, Apparition.
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RÉSUMÉ et TEXTE INTÉGRAL

pour le texte intégral, cliquer sur l'intitulé du chapitre, ou bien ici

Prologue

Chapitre 1 - Jacques Joos

        Jacques Joos est un artiste spécialisé dans les peintures murales et dans la représentation picturale des étoffes. Autrefois scientifique, devenu mystique après avoir survécu à une chute en montagne, il croit en une vérité absolue et à un déterminisme divin qui exclut la notion de hasard. Jacques a été choisi pour réaliser sur trois ans la fresque de l’église d’Horre, un petit village des Pyrénées. Une étrange appréhension le saisit au moment où il va commencer à peindre.

Chapitre 2 - Hortense de Bayès

        La comtesse Hortense de Bayès passe tous les étés dans son magnifique château d’Horre. Héritière d’une famille de mécènes du monde de l’art, c’est elle qui a reconnu le talent de Jacques Joos et lui a fait donner carte blanche pour son projet de la nouvelle fresque.
        La Comtesse a été mariée jadis à un aventurier opportuniste qui mourut après s’être désaltéré d’une citronnade très spéciale qu’elle lui avait préparée. Dans l’histoire du château, plusieurs personnes auraient déjà pâti de cette recette de famille. Hortense est d’une stupéfiante beauté ; elle ressemble trait pour trait à sa bisaïeule Adélaïde dont une statue borde la grande cascade du parc. Hortense voue à la statue une singulière et narcissique vénération.

Chapitre 3 - Le grand salon rouge

         Plus encore que la cascade et le vieil if sous le feuillage empoisonné duquel elle vient parfois méditer, le grand salon rouge est l’endroit du château le plus cher à la Comtesse. Une atmosphère ésotérique est volontairement entretenue dans ce temple consacré à la mémoire d’Adélaïde. Seuls de rares privilégiés sont invités à pénétrer là. Cette pièce va devenir le principal théâtre de l’amitié d’Hortense et Jacques.

Chapitre 4 - Vélasquez et Manessier

        Sans doute amoureuse de Jacques, la Comtesse vient de mettre une chambre du château à sa disposition permanente. On jase au village.
        Chaque artiste emprunte forcément à ceux qui l’ont précédé ; ainsi Jacques reconnaît qu’il doit beaucoup à Vélasquez et au peintre contemporain Alfred Manessier. La Comtesse suggère alors qu'il déshabille son art de toutes ces traces : car elle désire le connaître à l’état pur.

Chapitre 5 - L’art et le vide

        La Comtesse, lasse de sa fortune et envieuse de la foi religieuse de Jacques, souhaiterait posséder un seul objet qui lui renverrait — enfin — l’image de l’absolu qu’elle ne parvient pas à atteindre en elle-même. En harmonie avec le vide auquel aspire la Comtesse, Jacques ressent la nécessité pour son art de tendre vers l’abstraction.

Chapitre 6 - Les images d’Hortense

        La relation d’Hortense et Jacques devient plus intime. Ensemble, ils regardent des albums de photographies anciennes.

        Ah ! quel plaisir pour elle d’initier Jacques à cette connaissance ! Et quelle chance pour lui qui ne pouvait souhaiter un meilleur guide ! Assis tous les deux, très proches, ils voyagent dans les albums centenaires. Quand les photographies sont placées recto-verso, ils regardent d’abord celle de gauche, puis celle de droite, se penchant d’un côté puis de l’autre, ensemble, dans des va-et-vient presque synchrones, comme si à tour de rôle ils se cherchaient puis se fuyaient ; ils jouent. Quand les photos sont situées seulement sur les pages de droite, on déplace l’album vers le milieu ; pour regarder, chacun s’incline alors vers l’autre, de côté, et leurs épaules se touchent. D’un tableau, derrière eux, Adélaïde observe ce ballet fait de déplacements parallèles, d’accompagnements, de fugues et de retours.
        Hortense, égrenant les unités d’un temps précieux, balance d’un geste ample les lourdes pages qu’elle tourne. L’air qui amortit leur chute, doucement chassé — c’est une haleine — , vient caresser le visage de Jacques, et il fait frissonner les branches de l’if, juste devant eux, qui semblent consentir mystérieusement à ce rafraîchissant bonheur.
        Jacques, lui, se laisse bercer par cette onde venant il ne sait d’où. Il se demande quel chorégraphe invisible — quel ami — le dirige de la sorte et fait de lui l’étoile — le héros — d’un instant aussi rare.

        Face à un daguerréotype d’Adélaïde, Jacques est à nouveau fasciné par la ressemblance des deux femmes. Parmi les images pieuses anciennes que la Comtesse collectionne, voilà encore qu’un visage de la Vierge est l’exacte réplique du sien ! L’impression d’avoir lu récemment le texte imprimé au dos de cette image ajoute à la stupéfaction de Jacques. Il s’agit de la description de la Comtesse faite par le narrateur au début de ce roman, une description que le Jacques fictif ignore mais dont les termes auraient diffusé jusqu’à lui par une sorte d’interférence inexplicable.

        Les efforts de Jacques pour se rappeler où il aurait lu la description de la Vierge restent donc sans résultat, un mécanisme autoritaire bloque son souvenir. Et il en arrive à se persuader qu’il a ainsi rêvé d’Hortense, tout simplement. À moins que la Madone qu’il devra bientôt peindre, celle dont le visage introuvable hante parfois ses nuits, ne soit déjà venue en ces termes et sous ces traits se présenter elle-même à lui ? Hortense et la Madone : une confusion que la ressemblance découverte aujourd’hui alimente à nouveau. Mais voilà une coïncidence qui n’est pas fortuite : quelqu’un l’a combinée pour Jacques et on la lui désigne.
            — À quoi pensez-vous, Jacques ?
            — Que nous sommes, vous et moi, les personnages manipulés d’un roman.
    Tout s’enchaîne ainsi. Jacques, qui refuse le joug du hasard, gâté, se fait servir.


Chapitre 7 - Jacques & Jacques

        Jacques Joos existe réellement, et il est de mon devoir d’auteur de lui demander l’autorisation de nouer entre mes héros la relation amoureuse que les lecteurs attendront. Respectueux de principes rigides et d’une image à laquelle il tient, il refuse. Mais je ne l’entends pas ainsi…

        Ce n’est pas sans machiavélisme que je provoquais et manipulais ainsi mon ami pour que ses relations avec la Comtesse atteignissent au degré d’intimité que je souhaitais entre eux. En lui faisant part régulièrement des affabulations écrites où je traduisais son histoire, je lui avais déjà imposé peu à peu ma fascination de la femme qu’il côtoyait et dont il me parlait. Réinventée dans mon esprit, elle y agitait des fantasmes que je tentais à mon tour d’éveiller chez le modèle de mon héros. Déjà mon livre n’était plus un récit ni de la fiction pure. Mais en offrant désormais par avance à Jacques la lecture de mon imaginaire, j’essaierais d’investir encore plus son subconscient, de vaincre ses réticences, d’y installer mon personnage, d’orienter leurs désirs ; et d’infiltrer alors leur unique comportement de mes pernicieuses volontés.
        Et ainsi, bientôt, dans une délétère inversion, ce ne fut plus mon récit qui rapporta la réalité, mais bien la réalité qui se fit diriger par lui.
       Un jeu.


Chapitre 8 - Rothko

        Lors d’un voyage organisé par Hortense pour introduire Jacques dans le circuit artistique américain, ils se sont rendus ensemble à Houston dans une « chapelle » qui abrite quatorze toiles immenses et monochromes réalisées dans les années 1970 par le peintre juif Mark Rothko peu avant qu’il ne se suicide. Pour l’un et l’autre, c’est une extase.

Chapitre 9 - Laurent Vidal

        Laurent Vidal, personnage retors et fantasque, s’intéresse de bien près à mon écriture de ce livre. Alors que je croyais commander seul au vrai Jacques en lui faisant lire à l’avance la fiction que j’écris, je me rends compte que Laurent tente aussi de m’influencer afin que mon roman — puis la relation véritable de Jacques et Hortense — prenne une tournure érotique. Vexé de cette ingérence, et pour affirmer mon indépendance, je décide que les amours de mes héros resteront chastes.

         — Nous la baiserons ! affirma [Laurent] en tentant de me posséder une dernière fois.
         — Non ! m’opposai-je, rebelle.
         — Et pourtant il le faut, sinon il arriverait malheur.
     Du chantage maintenant  ! Une crainte m’envahit soudain que nous ne fussions fous l’un et l’autre. L’excès de notre plaisanterie au sujet d’un ami que nous chérissions également aurait-elle caché la science, incontrôlable par nous, d’une troisième autorité dont Laurent n’aurait été, lui aussi, que le mol pantin ? Au-dessus, j’imaginai une quatrième force encore, et une cinquième… Et puis j’aperçus le magma d’une infinité d’emprises qui rivalisaient de perversité ; leur chaos engendrait l’ordre strict de ce déterminisme dont Jacques croyait précisément être l’objet béni. Laurent et moi nous agissions comme les simples exécutants d’un réseau de volontés gigognes ou fractales dont le maillage ne laissait aucune chance au hasard de passer ni à la liberté d’exister. Était-ce là Dieu ?
      Un vertige me prit, et le pressentiment de mon impuissance face à une fatalité dont je serais devenu l’un des maléfiques outils. Ainsi chaviré, lorsque Laurent m’accompagna jusqu’à l’échelle du retour, peu s’en faillit qu’ensemble nous ne titubassions.
      Titubassions ! J’avais bu trop de gouttes, vraiment, et lorsque je fus remonté de ce trou, avant que Jacques ne franchît la trappe pour descendre à son tour, avec respect et pour me faire pardonner de ce qu’il pourrait bientôt advenir de lui, mais comme si je l’eusse aussi désigné à son destin, je l’embrassai. Judas !


Chapitre 10 - Notre-Dame d’Horre

        L’inauguration de la fresque a lieu lors d’une cérémonie qui marque aussi les adieux d’Hortense et Jacques. Retenu au chevet de Laurent Vidal qui est malade, je n’y assiste pas.
        Stupéfaite, la foule découvre que le portrait de la Madone peint par Jacques est celui de la comtesse de Bayès. Celle-ci est sous le choc.

        Dans quel dessein un auteur conduit-il son héroïne aux bords d’une félicité aussi surnaturelle ? Après avoir pernicieusement offert Jacques à la convoitise d’Hortense, j’avais voulu qu’une religiosité excessive le retînt ensuite de succomber à la séduction dont j’avais ourdi le plan. Ce rempart préservait de façon autoritaire — et assez lâche, il est vrai — mon amour pour cette femme que je concevais idéale. Mais ma jalousie s’était trouvée prise à son propre piège ; car en commandant à la vertu de mes deux héros, je les avais menés jusqu’aux confins de l’amour, bien au-delà des seuls paradis que des liens charnels leur eussent permis d’atteindre.
        En fait ma capture était encore plus subtile. Car loin d’avoir investi et manipulé Jacques comme je le supposais, c’était bel et bien lui qui m’avait entraîné vers là où il allait si naturellement. Naïf et docile, ignorant de l’inversion de nos rôles, continuant même à tirer quelque fierté de ce que je pensais être mon habileté, tel était pris le stratège qui avait cru prendre.
        La vérité de Jacques, cette vérité dont je m’étais parfois moqué et dont la recherche transparaissait comme la finalité subconsciente de mon livre, avait donc rayonné jusqu’à ma plume. Désignée par la vanité de mon jeu, éclairée par l’humilité qui m’aidait à en accepter l’échec, elle jaillissait maintenant de l’image dont Jacques et moi, ensemble, nous avions transfiguré Hortense.


Chapitre 11 - Maddalena

        Après l’inauguration de la fresque, la Comtesse offre une soirée grandiose dans le parc du château. La légèreté de sa tenue et de son comportement paraît être une provocation pour Jacques, tout comme la révélation aujourd’hui seulement de l’existence de sa fille Maddalena. Celle-ci est à nouveau la réplique d’Hortense et d’Adélaïde, une irréalité qui renforce chez Jacques la sensation d’errer dans un récit d’imagination. La soirée s’achève par un requiem surréaliste chanté au bord de la grande cascade arrêtée.

Chapitre 12 - Hérodiade et Salomé

        Voici sa dernière soirée à Horre ; Jacques, qui se laisse envahir par la nostalgie à laquelle il se nourrira désormais, sait qu’il a vécu ici des moments d’une rare densité. Mais la conscience de son comportement ambigu, et aussi d’une certaine culpabilité envers Hortense, le saisit. Après la condamnation de Jacques par un tribunal cauchemardesque, Hortense l’empoisonne ; il meurt dans ses bras.

Chapitre 13 - Ophélie

        C’est dans la chambre de Laurent, à l’hôpital, que j’ai écrit mes trois derniers chapitres, anticipant de quelques heures seulement sur ce qui se passait à Horre. Convaincu que mon écriture avait perdu tout pouvoir prophétique, je la croyais donc innocente. Mais Laurent me convainc du contraire, et je n’ai d’autre issue que de me précipiter là-bas pour préserver le vrai Jacques du destin tragique que ma fiction vient de lui promettre. Je sauve mon ami, mais sans parvenir, hélas ! à voir la Comtesse à laquelle je porte moi-même, tel Pygmalion, un amour qui n’est plus secret depuis longtemps pour le lecteur.

        Je ne voyais donc pas Hortense, mais sa présence enveloppait jusqu’à mon cœur dont le rythme s’accélérait. L’instant s’attardait, se dissipait dans une dimension qui n’était plus le temps, hésitait aux bifurcations d’une cartographie où le monde matériel, sans cesse divisé en espaces semblables à lui-même, s’exténuait en un foisonnement de ramifications infinitésimales avant de s’évanouir, comme dilué, dans une sève de laquelle naissaient alors, continûment, des turbulences intellectuelles. Là, à la frontière indistincte entre le sensible et le mental, le vertige me gagnait d’être et simultanément ne pas être.
        Paradoxalement, l’inconsistance même du plasma qui engendrait, nourrissait et transportait mon imaginaire, paraissait accabler Jacques ; il s’y engluait et ne parvenait pas à me suivre. J’observais en effet que les mouvements de mon ami se faisaient de plus en plus difficiles ; il s’immobilisa bientôt dans un quelconque geste puis demeura aussi inerte que les grandes statues en pied qui occupaient les angles du vestibule. C’est que nul personnage réel, pas même lui, n’aurait pu violer le rêve dans lequel je plongeais. Seul, intégré à la fiction de mon roman, je m’apprêtais à découvrir enfin la femme que j’y avais inventée.
        Lorsque je me décidai à esquisser un mouvement, la même idée était venue à la Comtesse, elle se pencha aussi, mais dans l’autre sens, si bien que la colonne resta un obstacle entre nous. Je m’inclinai alors de l’autre côté, mais elle fit de même et me demeura cachée encore. Au moment où je jaillissais pour l’apercevoir sans qu’elle dût pouvoir m’échapper, elle avait à nouveau anticipé et bondi de telle sorte que je ne la vis pas plus. Tous nos gestes se contrariaient ainsi dans leur symétrie autour de la colonne, une neutralité régie par une mécanique dont je découvrais le système et où des antagonismes me liaient à Hortense dans le principe et la cohésion d’un corps unique. Même dans les dédales de mon intrigue, fussent-ils parsemés de pièges, je sus alors qu’Hortense me resterait toujours inaccessible ; elle ne m’apporterait rien qui ne fût déjà en moi. Et je compris aussi qu’aucune fable échafaudée sur mes rêves, aucun stratagème, ne me ferait atteindre à la vérité de Jacques, celle-là que j’avais si vainement cherchée d’abord puis transférée sur mon héroïne afin que, par amour peut-être, elle me l’offrît en retour.

        Loin d’avoir recouvré ma sérénité, je crois entendre l’appel de mon héroïne à laquelle j’ai si brutalement arraché Jacques. Une cruelle certitude me conduit dans le parc du château où je découvre le corps de la Comtesse flottant dans un étang parmi les nénuphars et sous le regard de la statue d'Adélaïde.

Chapitre 14 - Sainte Hortense

        Suite à la mort de la comtesse de Bayès des phénomènes étranges se produisent au village. Après y avoir vu d’abord des manifestations diaboliques, la rumeur populaire préfère commuter sur la sainteté de la défunte. Voilà même que des miracles surviennent !
        Laurent Vidal, en pèlerinage avec moi à Horre, promet à la population qu’il utilisera son expérience et ses hautes relations au Vatican pour obtenir rapidement la béatification de la Comtesse. Quittant ce numéro de séduction et de blasphème, je me rends à l’église. Apparaît alors une femme (Maddalena) qui éveille en moi les mêmes émotions et les mêmes mots que ceux par lesquels j’avais déjà décrit la rencontre de Jacques et Hortense. Pygmalion enfin comblé et descendu dans son roman, vais-je prendre alors la place de mon héros et recommencer mon livre à son début ?

        Le soleil avait disparu derrière les collines qui, à l’ouest, encaissent la vallée d’Horre. La nuit d’équinoxe tombait, glacée en altitude malgré l’arrivée du printemps. Respirant les senteurs neuves échappées des jardins en bordure de la place de l’Église, je marchais là en attendant que Laurent eût terminé son numéro de bluff et de séduction. De l’autre côté du parvis, la vitre embuée du café m’isolait de ce théâtre chaleureux et drôle mais qui devenait pour moi celui d’un autre monde. Les acteurs, dont les ombres offraient le spectacle de la seule vie au village, continuaient à débattre avec le nouveau prophète. Les exclamations ou chahuts qui modulaient leurs discussions m’arrivaient en sourdine comme une musique de veille, mais quand la porte du café venait à s’ouvrir, le brouhaha accroché aux phrases de Laurent se déversait à l’extérieur en même temps que des nuages de fumée et de tiédeur, et ce tumulte me distrayait alors — un bref instant — du songe de plus en plus lointain dans lequel je glissais.
        Suspendue dans le ciel mauve, la crête des pics neigeux recelait les derniers feux du jour. Elle ressemblait à la lame d’une scie argentée dont les dents pointaient vers les étoiles. On trouve cette clarté lunaire seulement dans le silence des montagnes, le soir ; elle s’évanouissait paisiblement en versant son spleen sur le ravissement d’Andromède et sous les galops aériens de Pégase. Mais elle baignait aussi la place d’Horre où la limousine de tout à l’heure stationnait, solitaire. Elle paraissait m’attendre. J’eus peur.


Chapitre 15 - Cantique

        C'est dans un sursaut de lucidité que je me rends compte qu'Adélaïde, Hortense et Maddalena constituent une seule et même femme, éternelle en quelque sorte par des renaissances succcessives, et qu'il me faut absolument échapper à son (leur) emprise criminelle. Hélas ! c'est trop tard, je n'arrive plus à m'extraire du roman dans lequel j'ai voulu descendre pour y rencontrer ma si chère héroïne ! Mon livre devenu autonome se rebelle contre son auteur, il l'absorbe et se referme sur lui comme la pierre d'un tombeau. Adieu !

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