Cantique

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Chapitre 9 - Laurent Vidal

 


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         — Pour toi, mon grand !
         Laurent Vidal accueille toujours ainsi ses invités. Alors que Solange, sa femme, ouvre la porte de leur maison, il apparaît au fond du hall d’entrée, remplissant une coupe de champagne offerte tout de suite en signe de bienvenue. Me voici donc sur le perron, buvant à la santé de mes hôtes et à la joie de leur soirée.
         Des bruits de fête et des rires parviennent de la terrasse qui domine, dans la nuit tombant sur Balma, toute la vallée de l’Hers. Mais je ne m’y mêlerai que tout à l’heure, car avant d’envoyer certains de ses amis rejoindre la bonne humeur du groupe, Laurent aime s’isoler quelques instants avec eux dans son bureau, comme pour une décompression apéritive en un sas obligé.
         — Entre, mon grand.
         Ici, non seulement des livres recouvrent tous les murs, mais le plancher en est jonché. L’accès à un fauteuil se mérite, frayé parmi des amoncellements qui ne seront sans doute jamais rangés ; dans ce désordre, Laurent ne cherche jamais longtemps un titre : il sait quels autres enjamber pour le trouver tout de suite. Souple et sûr à l’image de son maître, perché sur le dossier d’un vieux canapé en cuir jaune, un chat m’ignore d’une superbe indifférence. L’animal saute de son perchoir, tombe sur Céline, promène sa nonchalance dans les sentiers de cette forêt de papier. Il croise Moby Dick, tressaille aux Chants de Maldoror, s’émeut devant François Villon, frôle Rabelais de sa queue et Paul Léautaud de sa moustache, s’arrête sur Baudelaire. Laurent, qui regarde la bête choisir son chemin, ronronne ; s’il avait été chat son parcours eût été le même, aussi droit.
         Passer dans le bureau de Laurent terminer une première coupe de champagne et deviser d’essentielles banalités au milieu de ce fatras de littérature, est un plaisir toujours neuf.
         — Alors mon grand, ce roman, tu me racontes ?

         Nous sommes, à Toulouse, un groupe d’une quarantaine d’amis. Si quelqu’un manque à l’appel lors de l’une de nos promenades ou à l’un de nos banquets, c’est qu’une raison importante le retient dont tout le monde s’inquiète. Dans ce groupe, Laurent joue un rôle d’éminence. Son âge un peu plus avancé que les autres et un air de roi mage forcent à lui reconnaître le droit — modéré — à un certain respect. Des années de jeunesse passées en Afrique à faire don de lui-même aux causes du tiers monde et à un communisme militant l’ont déçu. Mais les idées anarchistes qui lui naquirent alors continuent de l’inspirer, fragilisant l’assise de l’industriel bien en place. Dans les conflits du bourgeois et du révolutionnaire, et dans leurs tensions amères, se conjuguent mille excès, la dérision, et la haine aussi de Dieu lorsqu’il se mêle du destin des hommes, des baleines ou des chats.
         Sous des airs de félin — en contrepoids d’une sensibilité extrême — notre Raminagrobis est doué d’un sens d’humour et de critique d’autant plus redoutable que ses imprévisibles coups de griffes n’épargnent personne. Son cynisme agace souvent, autant que le besoin qu’il a de séduire en même temps, un pari où l’aide une prestance toujours belle. Profitant avec bonheur du charme de sa voix, il sait en jouer du velours mais aussi en extraire des ressources plus ingénieuses dont il use avec hardiesse.
         Ce soir les Vidal reçoivent donc, et le groupe en profite pour se réjouir des futures expositions de Jacques Joos. Les contrats viennent d’en être signés, ouvrant à celui-ci les portes des mondes américain et japonais. Ces triomphes, qui placent Jacques dans le circuit où l’art devient gloire et argent, ne valaient-ils pas qu’on les rajoutât à toutes les bonnes raisons de la fête d’aujourd’hui ?
         Les invités continuent d’arriver. Sur la terrasse trois tables de dix couverts sont dressées. Il fait beau, les stores n’ont pas été déployés ; quelques épingles à linge seulement retiennent les nappes de cérémonie afin que leurs bords ne puissent se retourner sous l’effet de la brise. L’été, aux fêtes des Vidal, on sert toujours la paella. Ils en tiennent la recette d’un chirurgien espagnol dont la générosité avait croisé celle de Laurent sur le sol africain. Dans la brousse, le soir, en un nostalgique bénédicité, avant leur bouillie de millet quotidienne, Miguel récitait pieusement à son ami la liste des ingrédients de la paella et les détails de sa préparation. Miguel et Laurent écriront bientôt un livre sur leurs souvenirs africains, disent-ils ; il sera ponctué des recettes de paella dont ils rêvèrent là-bas.
         … Car notre hôte aime écrire. Il a déjà publié plusieurs recueils de poésie, deux romans et une pièce de théâtre. Ce soir nous l’écoutons déclamer une ode écrite à l’occasion de cette réunion. Sa voix joue d’émotion et d’humour en citant chacun des amis présents ; la comtesse de Bayès, dont personne ici n’ignore l’existence, est mentionnée aussi. Cette bienveillante personne, affirme Laurent, nous fera bientôt les honneurs de son château et de ses jardins, lorsque Jacques y organisera la petite sauterie que tout le monde attend. Ce sera l’an prochain, lorsque notre groupe au complet se déplacera jusqu’à Horre pour l’achèvement officiel de la fresque de l’église. « N’est-ce pas, Jacques ? »
         Laurent adore mettre son écriture au service de gags extravagants. Chaque année, à l’occasion de son grand repas, il inaugure un « exploit épistolaire », sorte de bravade dont il conviendra de mesurer, par les réponses faites, le degré d’insolence et de crédibilité. Le plus sérieusement du monde, Laurent nous avait réunis l’an passé autour d’un projet de réhabilitation de Gilles de Rais ; il en dresse ce soir le bilan. Président d’une association fictive réfutant les accusations portées contre le sanguinaire pédophile, notre amuseur avait écrit au Pape — en latin — pour lui demander non seulement la réhabilitation dudit, mais encore pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire du côté de sa béatification ! La réponse officielle du Vatican est parvenue le mois dernier, via l’évêque de Toulouse, munie de tous les papaux tampons qui en garantissent la sainte origine, voilà déjà un succès. Malheureusement, en des termes aussi sérieux que la demande, on avise l’infortuné président que le sujet de sa requête, malgré son intérêt, n’est pas d’actualité. Fin d’un exploit, donc, mais tout à l’heure au dessert Laurent en proposera un autre aussi fantasque. On l’attend, et voilà qui renforce la bonne humeur collective. Ah ! quelle paella !
         Le nouvel « exploit » ? Justement, voilà Laurent qui se lève, réclame l’attention de tous, l’obtient, la perd dans une reprise du tohu-bohu des rires et des tintements de verres, puis, lorsque le tapage s’estompe enfin, qui s’empare du silence et déclare :
         — Chers amis, la comtesse qui presse le citron de Jacques Joos, celle-là dont la connaissance nous aurait tant comblés si notre ami avait eu la générosité de partager avec nous le secret de ses étreintes, n’est pas plus comtesse que vous et moi, hélas ! Ah, l’ingrate transmission héraldique qui fait aboutir la lignée de Bayès dans le cul-de-sac où elle nous trouve ! Ah, l’indigne prolétariat d’une femme dont nous sommes, pour une année encore, les trop lointains admirateurs ! Merci, Jacques, d’offrir aujourd’hui ce drame à notre consternation et de soumettre cette cause, noble s’il en existe, à notre action.
         » Pour couronner cette femme devenue si présente en nos cœurs, il conviendrait de demander une dérogation à qui de droit afin que le titre comtal de son père lui soit exceptionnellement accordé. Quel témoignage de reconnaissance plus pertinent pourrions-nous proposer à une femme dont la noblesse aura si longtemps alimenté nos fantasmes républicains ? En vos noms, chers amis, avec votre assentiment et vos encouragements, c’est moi qui me chargerai de toutes les démarches et qui, l’an prochain à cette même date, vous rendrai compte. »
         Ovation ! La ténacité du scribe menant toujours loin ses initiatives, Jacques tente d’abord de s’opposer à un projet dont il craint le mauvais goût, mais sa réticence se noie, négligeable, dans l’enthousiasme général qui se prolonge.
         Le repas se termine, on bavarde, on boit, on rit, on danse, on lit quelques pages de ce manuscrit que Laurent m’avait demandé d’apporter ; on s’attardera jusqu’au matin.

***

         — Viens mon grand, me dit Laurent.
         Dans le hall d’entrée de sa maison, il déplace un tapis et soulève une trappe. Une échelle apparaît descendant à un cellier secret connu de tous et dont le seul intérêt est celui que Laurent lui porte. Après son bureau ouvert à l’apéritif, chaque repas ici s’achève, au digestif, dans cette cave. À tour de rôle, Laurent y reçoit ses amis avec la condescendance d’un archevêque, d’un juge, d’un parrain, ou de quelque ministre inquisiteur auquel on viendrait rendre des comptes occultes. On entend Laurent penser : « Dis bien tout, mon enfant ». Vieux salaud !
         Notre Perrin Dandin, confortablement installé dans un fauteuil, propose à son interlocuteur un banc seulement, assez dur pour qu’il ne veuille y rester trop longtemps ; car si le pontife souhaite recevoir une dizaine de personnes à cette heure déjà avancée de la nuit, il ne peut consacrer trop de temps à chacune des ouailles qui prêtent leur déférence à cette liturgie. Au-dessus de lui un brevet militaire, acheté sur un marché aux puces, est suspendu. Ce papier dérisoire reconnaît au milieu de lauriers et de drapeaux l’honneur posthume d’un « poilu » de dix-huit ans tué en 1916 dans les tranchées de Verdun. Sur un bougeoir bricolé attaché au cadre, Laurent allume une flamme pieuse lorsqu’il descend ici. L’obéissance du jeune homme et l’aliénation de sa liberté dans un destin écrit par d’autres, bien plus que sa bravoure sur le sentier d’une gloire oubliée, révoltent l’ancien objecteur de conscience ; et devant la cruauté de cette mort d’enfant, j’ai déjà vu Laurent pleurer, éperdu de rage et de tendresse mêlées.
         Entre Laurent et son vis-à-vis, une table, une bouteille d’armagnac, deux verres :
         — Tiens, mon grand, une petite goutte. Alors, tu me racontes ?
         Laurent raffole des histoires que vit Jacques Joos à Horre, et si j’ai pu lui avouer que la Comtesse alimente mes fantasmes, assurément les siens s’en nourrissent aussi. Que dis-je, ils s’en gavent !…
         — Eh bien, insiste-t-il, où en sommes-nous de nos horréanes amours ?
         … Dois-je lui avouer tout ce que j’ai interprété, imaginé et écrit ? Laurent confessera Jacques tout à l’heure, il comparera nos dires…
         — Nos deux tourtereaux ont batifolé en Amérique, n’est-ce pas ?
         … Je me suis toujours demandé si Laurent n’écrivait pas en cachette la même histoire que la mienne. Écrivain reconnu de notre groupe, sans doute désappointé par mon entreprise rapide de ce récit, il s’en amusa cependant et m’encouragea à le poursuivre. Mais sa présence constante autour de ce que j’écris, ses conseils répétés, lui redonnent vaguement la qualité de chroniqueur que je lui aurais dérobée…
         — Notre bigot et son allumeuse de cierges ne se comportent pas très joyeusement, me reproche-t-il.
         … Aujourd’hui, le contrôle de Laurent sur mon histoire, et la façon dont il m’arrive de lui rendre des comptes sans que je le veuille vraiment, me gênent. Je ressens ses directives comme une incursion dans ma pensée…
         — Ne serais-tu pas amoureux de ton héroïne, par hasard ? Je te trouve songeur et un peu déprimé. Ce sont des drames qui arrivent, tu sais. Ah ! les Pygmalions de la scribouille ! Mais ça se soigne bien. Une bonne petite dose d’érotisme là-dessus, et hop ! on n’y pense plus, la plume est libérée.
         … Je m’en doutais déjà, Laurent ne cherchait à me maîtriser que pour mieux traquer ensuite sa véritable proie. Amicalement, je l’avais toujours tenu au courant, lui aussi, des ébauches de mes pages. Les infiltrait-il alors des fantasmes que je tentais à mon tour d’aviver chez Jacques ? Dans mon propre et machiavélique jeu, n’aurais-je fait qu’obéir à ce démon ?
         — Tu ne veux plus rien me dire ?
         Non, je ne veux plus. Ah, le redoutable ascendant de ce diable d’homme auquel j’aurais donc été subordonné sans en avoir vraiment conscience ! En relatant tout à Laurent de mon entreprise, je ne fis jamais que l’informer, moi devenu son contremaître, des avancements de celui que je croyais être mon héros mais qui viendrait tout à l’heure se livrer — en mon absence ! — à cette autorité autre et souterraine. C’était là un court-circuit humiliant dans l’enchevêtrement d’actions, d’influences et d’inspirations dont je croyais être le seul chef d’orchestre. Je m’en trouvai spolié et rabaissé comme si je n’avais fait que préparer son triomphe en chauffant une couche nobiliaire à l’imagination de ce résidu d’anarchiste. Ah, ma colère !
         — Tiens, mon grand, encore une goutte.
         — Mais tu m’énerves, à la fin ! Mon grand ! Quelle façon d’appeler tes amis ! Là, dans ta cave d’ermite, tu ressembles à un gourou régnant sur une secte d’idiots.
         — Du calme, du calme…
         — Bon ! mais laisse-moi comprendre calmement ta logique. Quelle différence vois-tu, lui demandai-je, entre le destin programmé du jeune soldat que tu honores dans cette chapelle et celui de Jacques ?
         — Le premier est un martyr. Le second n’est encore que prisonnier de superstitions et de tabous obscurantistes. Toi et moi, ensemble, entrons dans sa vie, délivrons-le, c’est notre devoir ; et offrons-lui les bras libérateurs de son Hortense.
         — Aliéner pour libérer, on connaît. Laurent, laisse donc Jacques flotter sur son nuage, il est le plus libre de nous tous. Tu ne comprends rien à l’amitié qu’il vit avec cette femme dans la suite de son art et dans la naïveté — apparente — de leur recherche mystique. En voulant faire de leur havre un champ de bataille où exercer ton altruisme douteux, tu t’empêtres dans des contradictions et dévoiles ta malice.
         — La même malice que la tienne.
         — Pour moi cela n’est qu’un jeu, je me force à le croire. Mais toi, Laurent, pourquoi essaies-tu de commander aussi à l’esprit d’autrui ? Voilà qui est pourtant contraire aux principes d’émancipation que tu as toujours prônés afin de s’affranchir de Dieu, des hommes, de leurs institutions… En manipulant Jacques à distance, et en lui imposant une tutelle contraignant sa liberté, chercherais-tu à prouver que l’Homme puisse tenir seul les rênes de l’univers…
         — … « et sur la Terre jeter Dieu » ? conclut-il en ricanant.
         — En tout cas, ricanai-je à mon tour, mon récit ne deviendra pas le support de tes blasphèmes. Cherche un autre complice.
         Dans ce refus et dans la découverte que je faisais de tout son micmac, Laurent vit ma plume et mon rôle intermédiaire lui échapper. Mais connaissant l’opiniâtreté du bonhomme, je savais qu’il distillait déjà une prescience trouble dans les serpentins de son esprit retors ; avec un plaisir accru par la difficulté, il concevait la ruse qui lui permettrait de récupérer bientôt son pouvoir et de continuer la machination commencée.
         — Mon grand, coupa-t-il court, cette collaboration aura été une grande expérience pour moi. Nous la reprendrons plus tard. Tiens, bois une goutte.
         Nous bûmes, naturellement, en riant, à mes écrits encore. Mais par réaction et pour affirmer la reprise de mon indépendance bafouée, je portai un toast aux amours que je décidais définitivement chastes pour Jacques et la Comtesse. Laurent m’interrompit :
         — Nous la baiserons ! affirma-t-il en tentant de me posséder une dernière fois.
         — Non ! m’opposai-je, rebelle.
         — Et pourtant il le faut, sinon il arriverait malheur.
         Du chantage maintenant ! Une crainte m’envahit soudain que nous ne fussions fous l’un et l’autre. L’excès de notre plaisanterie au sujet d’un ami que nous chérissions également aurait-il caché la science, incontrôlable par nous, d’une troisième autorité dont Laurent n’aurait été, lui aussi, que le mol pantin ? Au-dessus, j’imaginai une quatrième force encore, et une cinquième… Et puis j’aperçus le magma d’une infinité d’emprises qui rivalisaient de perversité et dont le chaos engendrait l’ordre strict de ce déterminisme dont Jacques croyait précisément être l’objet béni. Laurent et moi nous agissions comme les simples exécutants d’un réseau de volontés gigognes ou fractales dont le maillage serré ne laissait aucune chance au hasard de passer ni à la liberté d’exister. Était-ce là Dieu ?
         Un vertige me prit, et le pressentiment de mon impuissance face à une fatalité dont je serais devenu l’un des maléfiques outils. Ainsi perturbé et déjà chaviré, lorsque Laurent m’accompagna jusqu’à l’échelle du retour, peu s’en faillit qu’ensemble nous ne titubassions.
         Titubassions ! J’avais bu trop de gouttes, vraiment, et lorsque je fus remonté de ce trou, avant que Jacques ne franchît la trappe pour descendre à son tour, avec respect et pour me faire pardonner de ce qui pourrait bientôt advenir de lui, mais comme si je l’eusse ainsi désigné à son destin, je l’embrassai. Judas !




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