Prologue
— Encore un peu de citronnade, Jacques ?
Jacques n'eut pas à répondre, déjà
on emplissait son verre. C'était la deuxième fois de la
soirée et par habitude la Comtesse savait qu'elle lui en verserait
encore. Anticipant sur la soif de son invité, elle le servait donc,
ainsi qu'elle l'avait toujours fait. La chaleur inhabituelle de ce début
de septembre alourdissait l'ambiance qui régnait entre eux ce soir-là,
et dans le grand salon rouge du château elle chargeait d'évidence
le silence qui répondait à l'inutile question.
Depuis le temps que Jacques effectuait des séjours
au château d'Horre, toujours à la même époque,
au milieu des chaleurs estivales, la cérémonie de la citronnade
était devenue un rite. Au début, il buvait du thé
glacé en compagnie de son hôtesse. Mais un soir, après
lui avoir apporté un citron pressé, elle lui dit :
— Jacques, ce n'est pas d'un banal jus de citron que vous
allez vous désaltérer, mais d'une citronnade très
spéciale. Goûtez... La recette en remonte à plus de
cent ans, elle vient de mon aïeule Adélaïde...
La différence entre jus de citron et citronnade
relevait là de mélanges si subtils que Jacques ne chercha
jamais à connaître la composition exacte du breuvage qui
allait désormais lui être porté si souvent ; du citron,
naturellement, mais d'autres ingrédients aussi dont le mystère
ajoutait à leurs charmes. Un pépin de grenade, oublié,
témoignait parfois de ces délicatesses. Plus que d'un goût
exquis, c'est bientôt de la routine établie que Jacques ne
parvint plus à se passer. Observant son hôtesse l'honorer
de cette attention ancillaire et quasi quotidienne, il éprouva
d'abord de la gêne, puis de la honte à ne pas vouloir qu'elle
s'arrêtât de le servir ainsi. Mais il s'aperçut vite
que leurs plaisirs étaient complémentaires ; pour lui seul
elle pressait de ses mains le fruit acide, inventant ou puisant dans sa
tradition la formule qui en faisait ensuite le plus doux des rafraîchissements.
Mieux qu'une entente, une harmonie réunissait
Jacques et la Comtesse. Tous les soirs, leur repas terminé, après
une marche ensemble dans les allées du parc, Jacques se retirait
dans le salon rouge où la citronnade lui serait servie tout à
l'heure. La Comtesse le rejoignait une dizaine de minutes plus tard, portant
sur un plateau en argent la carafe où ballottait la savante boisson.
Pour elle-même, mais très rarement, elle apportait aussi
une aiguière contenant le thé glacé auquel une éducation
quelque peu britannique la faisait parfois revenir. Avant le dîner,
elle était déjà venue poser deux verres sur le guéridon
en ébène incrusté de nacre qui séparait leurs
fauteuils. Ces verres, toujours les mêmes, sonnaient d'un baccarat
fin et ancien ; gravés à la roue, des lacis de rinceaux
et de palmettes les ornaient parmi lesquels, impériales et nues,
initiées sans doute aux énigmes du breuvage, trônaient
des sphinges. C'était un service offert à la bisaïeule
de la Comtesse par Napoléon III lui-même, une rareté,
et Jacques savourait à l'avance le luxe ainsi mis à sa disposition.
Aussi, au moment où il s'asseyait pour attendre la Comtesse, tout
près des verres vides encore, la cérémonie de la
citronnade était-elle déjà commencée.
Le tempérament de Jacques l'inclinait peu vers
les richesses. À la longue toutefois, il se laissa absorber par
la facilité de cette vie. La beauté du lieu jointe aux attentions
dont il y bénéficiait lui devinrent précieuses. Bien
qu'entre la Comtesse et lui il n'existât jamais que des liens d'amitié
— mais qui leur paraissaient neufs chaque jour tant ils continuaient
à se découvrir des affinités insoupçonnées
—, la Comtesse retenait son hôte comme un amant et s'occupait
de lui comme elle l'eût fait, amoureuse toujours, d'un vieux mari.
Mais ce soir-là, un étrange malaise envahissait
leur face-à-face. Un solo de trompette de Miles Davis y dissolvait
ses plaintes. Une lassitude inconnue s'emparait de Jacques, tétanisant
son esprit, gelant son corps. C'était l'ultime soirée qu'il
passait là. Pour cet adieu, la Comtesse avait souhaité que
leurs boissons fussent différentes. Dans l'atmosphère devenue
pesante du salon rouge elle buvait donc du thé, tandis qu'avec
démission — mais une lueur nouvelle pointant dans le regard
— elle observait Jacques qui abreuvait sa nostalgie à la
dernière citronnade qu'elle lui aurait servie. Jacques avait achevé
son travail à Horre, et rien ne laissait prévoir qu'il reviendrait
un jour dans ce village perdu au creux d'une vallée pyrénéenne,
là où l'avait conduit, deux années plus tôt,
son art...
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