Chapitre 1 - Jacques Joos
En 1992, Jacques Joos ne connaissait pas encore sa renommée d’aujourd’hui. Toutefois, le succès de fresques murales réalisées aux États-Unis pour une chaîne hôtelière commençait à suspendre ses toiles aux cimaises de galeries à la mode. Voilà même que des revues spécialisées s’emparaient de cet homme à l’âme simple ; en termes compliqués on y commentait son trajet artistique et sa pensée.
Jacques résidait à Toulouse. Les autorités du département des Hautes-Pyrénées cherchaient un peintre pour réaliser la nouvelle fresque de l’église d’Horre ; elles s’intéressèrent à cet artiste voisin. La subsistance de Jacques ne dépendait guère de ce travail d’ampleur modeste. Cependant il l’avait accepté, attiré par la beauté du site, par celle de l’église, et après l’approbation complète de son projet. Selon les modalités d’un accord artistique et financier, les travaux s’échelonneraient sur trois ans, aux mois de juillet et août principalement. Les dates des séjours, choisies par Jacques lui-même, lui permettraient de fuir la canicule toulousaine de l’été et de trouver un repos créatif dans le dépaysement en altitude.
Le 1er juillet de cette même année, Jacques débarqua donc à Horre. Au seul hôtel du village, la comtesse de Bayès — une personnalité locale — avait retenu pour lui une chambre avec vue sur les Pyrénées. Éprise d’art, la Comtesse savait les beautés auxquelles s’abreuve un artiste. Bien qu’elle demeurât à Horre durant les périodes estivales seulement, les habitants la considéraient comme une authentique châtelaine. Fort riche et mécène, elle supportait la moitié du coût des réfections de l’église. Jacques l’avait déjà rencontrée lors de la négociation du projet, et c’est grâce à son appui qu’il avait obtenu carte blanche pour ses travaux. Ces premières intercessions pour lui, au nom de la confiance et de l’amitié offertes à un artiste qu’on choisit, la désignèrent d’emblée au peintre comme une femme de grand discernement, une alliée. Peu enclin à la séduction, Jacques ne pouvait alors imaginer la fascination qu’il allait exercer sur la Comtesse, ce qu’elle représenterait pour lui, et encore moins la peu commune relation qui en résulterait.
Au lendemain de son arrivée à Horre, après un petit déjeuner très matinal sur la terrasse attenant à sa chambre, Jacques éprouva ce trac bien normal qui le prenait au début de chaque œuvre. Mais une angoisse sans fondement l’amplifiait aujourd’hui. Pour la fuir, il s’exerça sur un Canson à transcrire son émotion face au paysage de montagnes qui s’offrait à lui ; depuis le creux d’un nuage jusqu’à celui d’un glacier, il fit glisser la lumière du matin comme sur une fronce de satin. Cet exercice lui parut bon, un présage optimiste pour le travail qu’il allait entreprendre. Confiant, il quitta alors sa chambre en sifflotant, salua quelque personne d’un mot gentil, puis sortit. Au bord de la route, en face de l’hôtel, le corbillard du village, vieux d’un siècle, avait été garé durant la nuit. Les neiges dites éternelles, là-haut, écrasaient de leur majestueuse blancheur et de leur indifférence ce pou disgracieux et tout noir dont la fonction consistait à ponctuer un temps insignifiant pour elles. Jacques essaya de s’amuser des contraires qu’opposait cette image insolite, respira profondément comme pour éviter une nouvelle appréhension, puis il se dirigea vers son chantier.
Alors que Jacques descendait la Grand-Rue, les passants le dévisageaient. Peut-être le connaissait-on depuis la publication de sa photographie dans le bulletin municipal, pensa-t-il. Mais plus modestement, il acquit la conviction qu’un étranger à huit heures du matin ne passait pas inaperçu à Horre. Les magasins s’ouvraient. Un étalage maraîcher déjà en place lui offrit les bruits, les couleurs et les odeurs de la vie quotidienne du village qui s’éveillait autour de sa première présence ici. Pour exprimer le meilleur de son talent, Jacques devrait se sentir chez lui au milieu de ces gens au cœur desquels il allait accéder. Il s’amusait donc à fixer les yeux des passants, cherchait à accrocher leur regard, puis, au moment de les croiser, il les saluait pour manifester son désir de trouver au plus vite sa place parmi eux.
Devant la boulangerie, à l’angle de la place de l’Église, l’odeur du pain frais le saisit, toute chargée de son symbole de matin et d’offrande. Jacques avait dépassé l’entrée. Comme si cette odeur l’eût rappelé à une démarche essentielle, il revint sur ses pas, entra et saisit un petit pain dans une corbeille. La boulangère, à laquelle il se présenta, se déclara heureuse de faire sa connaissance et lui prodigua les encouragements qu’il venait inconsciemment chercher :
— Alors, comme ça, c’est vous le peintre ! dit-elle.
Cette phrase, une acceptation de fait, intégrait Jacques à la population du village. Il fallait un peintre pour restaurer l’église, on l’avait fait venir, on était content de son arrivée, on espérait que ce serait beau, et puis voilà et puis c’est tout ! Le sourire de bienvenue qui liait les propositions de cet enchaînement simple éclairait Jacques ; demain il reviendrait dire à la boulangère que son pain était bon : une évidence encore. En quittant la boutique, il tenait la certitude que son travail à Horre, utile comme celui de tous ces gens-là, aurait la valeur simple du morceau de pain qu’il emportait avec lui, tiède encore du labeur d’autrui ; il le mangerait sur le coup de dix heures ; son salaire serait d’abord cette communion.
De la boulangerie, Jacques se rendit au presbytère où le curé lui remit les clés de l’église. Puis il traversa la place et pénétra sous la voûte du porche où deux alignements de niches se faisaient face ; elles abritaient des saints figés dans d’éternelles béatitudes. Jacques n’était pas pressé d’entrer. Il s’assit durant quelques minutes sur un banc de pierre, admira la sagesse des statues. Quel honneur pour lui, et quelle responsabilité aussi, d’associer son art à ces chefs-d’œuvre séculaires ! Dans cinq cents ans, que resterait-il de ce qu’il allait peindre ici ?
Puis Jacques se leva et introduisit la clé dans la serrure vétuste. Il crut éprouver de la difficulté à actionner le pêne, referma, rouvrit, referma encore… Il répéta plusieurs fois la manœuvre afin de bien la maîtriser ensuite, mais assez longtemps aussi pour se rendre compte de son hésitation à entrer. Car voilà que le tiraillement de tout à l’heure le saisissait à nouveau, devenant presque une crainte. Sur la poignée de la serrure, l’usure du temps avait rendue grimaçante une allégorie forgée qui fut jadis un ange ; plus infernale que céleste, elle riait de lui. Jacques eut honte. Se détournant du jour, d’un geste décisif il empoigna la figure sarcastique, poussa le battant de chêne et pénétra dans l’ombre.
***
Le matériel de Jacques se trouvait déjà là depuis plusieurs jours. Conformément à ses prescriptions, des échafaudages tubulaires dressés tout autour du chœur de l’église lui permettraient d’accéder à n’importe quelle partie du mur et de varier ainsi son travail. Déambulant sur ces étages, Jacques inspectait et caressait la matière qu’il allait affronter. On avait réparé les infiltrations d’eau qui dégradaient et pourrissaient les stucs des absidioles. Nettoyées et blanchies, celles-ci se présentaient désormais au peintre comme les provocatrices de son imagination et s’offraient à devenir les témoins de son talent.
Jacques ayant déjà étudié la maquette du projet dans son atelier, son angoisse du mur vierge aurait dû être atténuée. Pourtant, au moment de tracer son premier trait, son appréhension lui revint, tenace vraiment, puis elle se mua en une peur ridicule qui retint durant quelques secondes son bras de chevronné des murs ; comme si cet homme solide et stable, mystique mais non superstitieux, si maître de ses émotions aussi, avait pressenti dès cet instant son aspiration dans un tourbillon sans retour.
L’église d’Horre est romane, ses plus anciennes parties conservées remontent au douzième siècle. De petite taille, les vitraux laissent passer peu de lumière. Pour rendre possibles les travaux, il avait fallu installer des projecteurs électriques qui, orientés selon les besoins, éclairaient la surface. Mais leurs faisceaux s’emparaient de Jacques également. Son geste de peindre, magnifié sous les spots dirigés, constituait alors en lui-même le fait artistique complet d’un instant, viril et fugitif, un acte dont la trace permanente, l’œuvre, paraissait ensuite un événement conséquent et non plus primordial. Jacques eut toujours conscience de cela, et il plaisantait à peine en affirmant aimer ses murs comme il aurait souhaité pouvoir aimer une femme. Au temps où, plus jeune, avant son accident, il escaladait les parois des montagnes de l’Ariège, très haut, il éprouvait déjà cette ivresse presque charnelle. Ses amis disaient alors de lui qu’il n’embrasserait jamais les femmes avec autant de passion que les rochers.
Jacques consacra sa première journée à inscrire les repères du dessin dans la concavité des absidioles. Sa fresque représenterait une madone inspirée des maîtres vénitiens de la Renaissance, une réécriture par lui de quelque trésor de la peinture la plus classique. Le visage rayonnerait en haut de la coupole centrale ; voiles, robe et manteau, tomberaient jusqu’au sol des trois chapelles en nimbant un paysage pyrénéen tout empreint de l’harmonie religieuse du poète béarnais Francis Jammes.
Jacques atteignait au sommet de son habileté dans la figuration des étoffes. Les fresques extérieures qu’il réalisait depuis des années — une idée rapportée de son séjour aux États-Unis où la décoration murale urbaine est reconnue comme un art — montraient toujours des draperies. En Californie, Jacques avait étudié les mathématiques à l’université de Stanford et à l’observatoire du mont Palomar ; il partageait alors ses loisirs entre deux hobbies, la peinture et l’escalade.
… À Monument Valley, dans le désert de l’Utah, il avait circulé parmi des fantômes calcaires qui semblaient porter des capes de moire émergeant des sables. Au parc de Yosemite, il s’était mesuré au rocher Capitan ainsi qu’à d’autres parois redoutables. Vues de loin, aux roses clartés du matin, la rugosité des surfaces disparaissait en ne laissant paraître que le lustre de leurs ondulations plus larges. Redescendu de ces tentures de pierre, Jacques aimait toujours s’en éloigner ensuite ; d’un seul regard il recouvrait alors le plan lisse et soyeux sur lequel il lui plaisait d’imaginer qu’il avait glissé dans le ciel.
Sa première imitation, sur la façade d’une maison de San Francisco, d’une paroi sauvage ressemblant à une étoffe, lui valut son premier succès médiatique. Si Jacques n’avait alors choisi de rester un scientifique, sûrement aurait-il fait carrière sur des échafaudages américains. Sa véritable vocation était née là du mariage de ses deux passions, mais plusieurs années s’écoulèrent avant qu’elle ne s’exprimât à nouveau.
De retour en Europe, Jacques visita des musées et des églises, étudiant ici et là les leçons des maîtres anciens. Plus tard, lorsque son goût se développa pour les théories actuelles, il se mit à fréquenter les galeries d’art contemporain. Parmi ses peintures modernes de prédilection, celle d’Alfred Manessier, surtout, l’interpellait en offrant à son inspiration des épiphanies lumineuses où culminaient des signes. Singulier hasard, on avait d’abord pressenti Manessier pour réaliser les vitraux de l’église d’Horre, mais il mourut avant même d’ébaucher son projet. Pour Jacques, ce décès anéantissait la chance d’une collaboration inespérée. En accord avec l’inspiration religieuse du vieux maître, et en harmonie obligée avec son expression abstraite, sa fresque eût fatalement gagné de cette force quasi-surnaturelle si apte à suggérer les choses profondes et sacrées…
***
… Car depuis sa survie à un accident de montagne, Jacques était curieusement devenu mystique. Peu préoccupé jusque là par les choses de l’âme, il revint de son miracle comme d’une métamorphose. Certes l’idée de la mort habitait déjà cet agnostique qui trouvait un exutoire de son inquiétude dans les risques encourus en montagne. En s’intégrant à la hauteur des cimes, il se plaçait en butée physique et morale de lui-même. Cependant, loin d’orienter ses réflexions vers un sujet métaphysique, les vertus acquises en ces escalades restaient pour lui des découvertes seulement existentielles ; elles ne furent jamais, jusqu’à ce jour-là, les marches d’une quelconque ascension vers Dieu.
Ce dimanche matin aurait dû être comme tant d’autres ; Jacques gravissait une paroi des environs de Foix. Mais un piton d’attache de son cordage de sécurité venait de commencer à lâcher, lentement. Les yeux braqués sur la pièce métallique qui le retenait encore au-dessus du vide, Jacques vit venir la rupture et le dévissage…
Cent mètres de chute, quatre secondes. Des broussailles et une congère neigeuse qui amortissent miraculeusement le choc et empêchent l’écrasement ; mille fractures quand même ; l’esprit qui s’en va ; les pronostics réservés des médecins ; deux semaines de coma ; le réveil de Jacques, un matin, dans une salle de soins intensifs ; deux années de rééducation… et puis un sens neuf à sa vie.
Par chance, Jacques se trouvait avant sa chute dans un surplomb du sol ; ainsi la verticalité du plongeon empêcha-t-elle tout rebond sur la paroi et autres ricochets qui l’auraient vraisemblablement tué avant le choc final. Alors qu’il glissait dans le ciel — pour la dernière fois —, d’un geste il voulut toucher la roche, s’y agripper encore, désespérément ; à moins que ce ne fût pour une caresse à l’être chéri qui vous tue et auquel vous pardonnez déjà. Mais Jacques ne parvint pas à bouger le bras. Sur l’écran de pierre où il les avait projetés si souvent, il revit le visage de quelques personnes qu’il aimait ; une image de sa mère quand il était enfant ; quelques scènes qui avaient marqué sa vie ; et puis plus rien.
Mais ce moment lui apporta surtout la grâce d’une révélation. Quelle révélation ? Jacques ne savait pas, ne saurait jamais. Pensa-t-il avec sa tête ? Non, tant il éprouva, superposé à l’effroi, un paradoxal apaisement. Face au surgissement de la mort, un organe immatériel s’était mis à fonctionner au plus profond de lui-même, s’exprimant en parallèle de son cerveau dans un langage étranger à toute intelligence. Ces quatre secondes diffuseraient leur richesse dans toute son existence, Jacques le savait, mais elles s’inscrivaient sur une autre échelle de temps ; une vie entière ne suffirait pas à les distendre suffisamment pour révéler leur contenu. Jacques se disait dépositaire d’un code qu’il découvrirait un jour lorsqu’il accéderait à nouveau à une Science auprès de laquelle toutes les autres deviendraient insignifiantes et caduques. Il fallait attendre, croire seulement. L’ascension vers un tel savoir aurait impliqué la chute — comme celle d’Icare. On n’atteignait à cette vérité que dans l’humilité infinie de l’esprit, ou alors dans la mort.
Avant de vivre de sa peinture, Jacques exerçait un métier en rapport avec ses études de mathématiques et d’astronomie. Avec l’aide d’ordinateurs, il analysait, traduisait et chiffrait les corrélations cachées de messages cosmiques en dégageant le maximum de l’explication qu’ils contiennent d’eux-mêmes. Sans rien savoir a priori de ces signaux, il tentait d’y séparer le déterministe de l’aléatoire, d’extraire le vrai de l’incertain. Dans la suite de cette occupation, il s’amusait aussi à imaginer qu’une signification de sa vie résidait dans les « hasards » ou coïncidences qui jalonnaient ses journées. Jacques notait et collectionnait ces signes comme des petits cailloux blancs placés sur sa route ; plus qu’ils n’en indiquaient la direction, ils lui permettaient d’en réfléchir au sens.
Pour structurer sa pensée autour de cela, Jacques se persuada d’abord que des lois régissent le monde en établissant une causalité entre les événements et les êtres : tout découle de ce qui précède, rien ne se produit qui n’obéisse à un ordre souverain, le hasard désigne seulement la négation du savoir. Masquant les limites de la Science, la « volonté de Dieu » est alors synonyme de déterminisme absolu. Mais après son accident Jacques ne pouvait plus se satisfaire de logique rationnelle. Il affirma bientôt que l’univers est complètement observable à partir du plus minime de ses fragments, un individu par exemple ; l’explication de tout et de la vérité et de Dieu résiderait alors au fond des âmes, bien au-delà des infinis du temps et de l’espace.
— Cependant, confiait-il à ses amis, je demeure un incroyant. Je ne prie jamais, même dans une église. La foi qui fait votre admiration ou votre incompréhension ne reste pour moi qu’un mot.
Jacques craignait que les artifices religieux susceptibles de renforcer son intuition ne l’eussent, au contraire, attaquée. Tout environnement intellectuel lui paraissait réducteur puisque vouloir conforter son espérance par la philosophie, l’histoire ou un autre raisonnement, l’eût affaiblie en niant le postulat de sa nature et de sa force. Ainsi refusait-il les leçons doctorales qui auraient noyé la simplicité et la valeur de son émotion. Seules l’humilité de saint François d’Assise et la poésie du solitaire Francis Jammes, un « converti » dans son genre, étaient les havres où il aimait se replier pour chercher Dieu encore. Jacques éprouvait pour les discours traitant de la chose divine une grande méfiance, la même que pour les mots — pourtant élogieux — avec lesquels certains critiques d’art commentaient sa peinture.
Sa peinture ! Elle avait été bouleversée aussi, mais à ce point c’était déroutant ! Loin de lui les toiles dans le genre de Vuillard et de Bonnard où il excellait auparavant ; elles se vendaient pourtant si bien ! Désormais, seulement des fresques murales dont l’exécution lui rappelait un alpinisme interdit ; et sur ses nouveaux tableaux, des étoffes simulant les parois de pierre dont il souffrait de l’absence. Comme si, en peignant cela, Jacques eût espéré retrouver la clarté qui avait un jour illuminé son âme. Jacques ne priait pas, disait-il, mais l’évidence s’imposait à tous que sa peinture était devenue prière.
***
Ébaucher les traits de son dessin lui prit plusieurs jours, puis Jacques commença à peindre. Le bon sens recommandait de débuter par la partie la plus élevée, la plus difficile à cause de l’inclinaison du plan, donc par le visage de la Vierge. Mais Jacques ne retint pas cette logique-là ; sans une aide surnaturelle, représenter le visage d’un être d’apparition lui semblait utopique aujourd’hui. Déçu, il préférait reporter à la fin cette phase délicate et entreprendre tout de suite le voile et le manteau. Là se situait véritablement son art.
La presse spécialisée présente habituellement les œuvres de Joos comme une mine de suggestions psychanalytiques, mais il ne faut pas croire pour autant qu’elles relèvent d’une pure imagination. Non. La géographie d’un drapé ne consiste pas dans un ensemble de formes aléatoires ; elle obéit à des lois physiques de tension et de résistance mécanique qui dépendent de la nature, de l’épaisseur du matériau, de mille autres paramètres… La complexité de tout cela rend impossible sa conception par l’esprit ou même par les mathématiques. Respectueux de cette réalité, Jacques ne reproduit que ce qu’il voit, fidèlement. Clin d’œil à ses amis, dans une peinture il se plaît parfois à inventer un pli, mais un seul. « Cherchez l’erreur » dit-il.
Peindre les reflets sur les surfaces implique une autre science que Jacques maîtrise. Ici point d’invention non plus, car on ne se moque pas plus de la lumière et des ombres que de la matière : leurs lois, encore, les protègent.
Méticuleusement, Jacques a divisé son atelier toulousain en deux parties bien distinctes. Il réserve l’une à ce qui touche à la peinture et au dessin. Un amoncellement de châssis et de tableaux en attente d’exposition y côtoient une forêt de pots de couleurs, de tubes, de pinceaux… Sur un chevalet, une toile s’offre toujours, inachevée qui appelle, ou vierge qui provoque.
L’autre moitié de la pièce, recouverte de moquette, est un vide bordé d’étagères pliant sous une incroyable quantité de coupons d’étoffes. Un jour elles s’écrouleront, c’est sûr ! Les visiteurs se demandent de quelle mercerie on arrive ici dans l’arrière-boutique. Quel stock ! Tout ce qui se tisse d’une manière ou d’une autre peut se trouver là : draps rustiques ou soieries, crêpes orientaux, cretonnes imprimées, taffetas, dentelles… Les étoffes ne viennent jamais dans la partie peinture, aucun pinceau ne s’approche d’elles, seules la lumière et l’inspiration circulent ici librement.
Voici le maître qui choisit un rouleau sur une étagère, déroule le tissu dans le demi-espace réservé, recouvre divers objets posés ici et là pour assurer du relief au paysage qu’il va créer. Jacques pense puis relève tel bord ici ; il réfléchit encore et casse là tel pli ; il étale, ondule, tord, froisse, creuse, développe… Dans ces volumes, point de boursouflure vulgaire ni de mollesse ; l’étoffe, qui semble vivante et prête à se rebeller, souple comme si elle cachait un ressort, répond parfois d’un geste de refus.
C’est tout un cheminement mental d’organiser le champ du tissu et l’exposer à l’éclairage le plus révélateur. Cela peut prendre plusieurs jours, le temps qu’une cohérence s’établisse entre l’âme de Jacques et les circonvolutions dont il tourmente la matière. Durant cette période de modelage si fertile en émotions, on ne peut approcher l’artiste : tout intériorisé, il semble façonner les méandres de son esprit.
— À défaut de parvenir à exprimer telle pensée avec des mots, plaisante-t-il, j’isole la part de mon cerveau où elle se niche et je reproduis le bloc entier.
Sa peinture invite ensuite à deviner l’idée qui demeure lovée sous ces plis. À manier ainsi les étoffes, Jacques se présente comme un sculpteur d’abord, puis un peintre prolongeant ses sculptures éphémères. Habilleur psychanalyste de ses pensées, c’est le Christo du land art en studio.
Un ami de Jacques travaille dans le négoce des tissus. S’il trouve de l’originalité à une matière qu’on lui présente, il en fait parvenir un échantillon à Jacques. Le coupon entier peut suivre. D’ailleurs, tous les proches du peintre recherchent pour lui des tissages insolites. L’un d’eux, libre penseur agacé par les diverses interprétations de la peinture de Jacques, lui a fait un jour présent d’un sac à pommes de terre :
— Tiens mon grand, a plaisanté ce profanateur, avec ton pinceau magique sors-nous de là ta foutue vérité !
En réponse, Jacques a peint une toile représentant le jute chiffonné et tout sale. Incorporés à la bordure du tableau, des morceaux découpés du vrai sac lui font un cadre aussi amusant que « conceptuel » ; il n’enferme pas la peinture mais, au contraire, la prolonge de façon naturelle en marquant la continuité du figuré et du réel. En offrant cette œuvre à son inspirateur, Jacques y a joint un compliment : « Le seul encadrement qui convienne à la Vérité reste la pauvreté. C’est là déjà une vérité première. Merci de me la rappeler. Et la voici, comme tu l’avais demandée. »
***
Dans l’église d’Horre, sombre et fraîche, régnait donc un calme religieux ; Jacques peignait le manteau de la Vierge. Bien qu’il fût apparemment seul, soudain il crut deviner une autre présence ; mais sans doute n’était-ce que la veilleuse au-dessous de lui, sur l’autel ; cette vivante et mystique lueur s’insinuait dans la matière et la lumière qu’il mélangeait ; elle conférerait plus tard à son œuvre cet éclat magnifié qui…
— Monsieur !
… Une voix de femme, inconnue et pourtant déjà entendue ! Jacques sursauta. Puis, durant quelques secondes, maîtrisant sa curiosité, prolongeant l’instant, il s’abandonna délicieusement au désir de savoir qui l’interpellait ainsi…
— Monsieur !
… Livré à la résonance de cette voix qui semblait provenir de partout et du fond de lui-même, le bonheur l’envahit alors d’une vision imminente et sublime…
— Monsieur !
… Il se pencha. Oui, l’apparition ! Surgi de l’ombre, sous la lumière d’un projecteur égarée là, un visage céleste s’imposait à lui, dont l’idéal s’offrait en réponse à la recherche qui le tourmentait. La comtesse de Bayès ! Rien qu’à la voir et à l’entendre, il se trouva sous l’empire d’une admiration sainte et d’un charme religieux. Peu s’en fallut qu’il ne la prît pour la Madone elle-même, ou, s’il n’eût été éclairé des lumières diffuses de la foi, peut-être l’aurait-il confondue avec l’une de ces belles divinités qu’on adorait dans l’Athènes de saint Denys l’Aréopagite. Comment la Comtesse avait-elle pu entrer ici sans qu’il s’en aperçût ni sans qu’elle eût brisé ni même égratigné le silence auquel il communiait ?
— Je vous observe, entendit-il, et n’ai même pas à prier pour que votre œuvre soit belle, puisque c’est Dieu lui-même qui anime votre bras ! Descendez, monsieur Joos, vous avez assez travaillé pour aujourd’hui. Faisons connaissance, accompagnez-moi au château, mon chauffeur vous ramènera.
Jacques descendit, flatté, et prit la main qui lui était tendue.
— Madame la Comtesse…
La Comtesse l’interrompit :
— Pour vous je m’appelle Hortense, lui dit-elle. |