Cantique

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Chapitre 4 - Vélasquez et Manessier

 




         Chaque été, les amis de la Comtesse conviés à profiter de la qualité de vie du château se succédaient à Horre sans intermittence. Mais en cette deuxième quinzaine de juillet, un couple italien avait annulé son séjour, abandonnant l’immense demeure à sa propriétaire. Celle-ci s’occupait des fleurs, se livrait à son goût de leur réinventer des couleurs. Dans l’isolement de son laboratoire, tel un apothicaire broyant ses plantes, elle en distillait les sèves pour extraire leur quintessence. Si la Comtesse exagérait volontiers le bien qu’elle retirait de ces instants, c’était par provocation ou dans un mouvement d’humeur duquel elle revenait vite. La solitude passagère, oui, mais très passagère alors, car la Comtesse n’était vraiment pas femme à rester seule longtemps.
         En cette période d’accalmie d’invités, la présence à Horre d’un artiste-peintre constituait une aubaine  pour arracher la Comtesse à l’ennui. Jacques fut convié plusieurs fois au château pour déjeuner, pour dîner… Les affinités que la Comtesse se découvrait avec cet homme l’enchantèrent d’abord. Mais rapidement cette inclination la troubla ; et puis elle l’obséda.
         Comme une bigote allant accomplir son devoir de prière, voilà que la Comtesse se rendit tous les jours à l’église. Au début elle sut trouver des raisons plus ou moins bonnes pour cela : une invitation à transmettre à Jacques, une information au sujet de son contrat, un chandail oublié au château, un « je passais par hasard ». Quand ces prétextes devinrent tout à fait ridicules, elle vint, tout simplement.
         — Jacques, résonnait l’église quand la Comtesse arrivait, c’est moi, Hortense.
         Puis elle restait assise un moment. Une fois, pour atteindre plus haut l’esprit de Jacques, elle avait grimpé sur l’échafaudage et souhaité peindre avec lui. Sa fortune, son aura internationale, lui parurent soudain futiles face au bonheur tranquille qu’elle éprouvait à être là. Et il aurait été drôle de les voir ainsi tous les deux, car c’était franchement peu banal que l’une des femmes les plus influentes du monde de l’art, cette mécène éclairée, désirât dans l’ombre élevée de son protégé, en silence pour ne pas le déranger, telle une gamine dont le jeu imite le travail des adultes, sage et appliquée, récompensée et contente, manier elle aussi un pinceau !
         Au village, on n’avait jamais vu la Comtesse aussi souvent. Aussi la rumeur d’une relation amoureuse entre elle et le peintre, à laquelle le cadre de l’église conférait un caractère sulfureux, se dispersa tambour battant. Pour acquérir la preuve de leur péché, une commère vint jusqu’à se tapir au fond de l’église ou encore à les épier depuis la mezzanine des orgues. L’acuité visuelle de la mégère s’en trouva aiguisée, certes, mais l’attente de son démon inquisiteur fut déçue. Les fleurs que la Comtesse apportait et plaçait sur l’autel — une piété ambiguë pour détourner l’offrande trop brutale de l’amitié — eurent tôt fait de balayer la suspicion de la tricoteuse puis d’étouffer la chronique du sacrilège annoncé.
         À la longue cependant, les visites pieuses ne suffirent plus à la Comtesse, et l’occasion d’aller plus loin dans ses relations avec Jacques se présenta bientôt. Depuis son accident, des douleurs gênaient parfois celui-ci, l’empêchant de se pencher, de se hisser ou de se livrer aux diverses gymnastiques que lui imposait son travail. Il devait alors s’arrêter quelques jours. Or ces douleurs s’étaient réveillées. La Comtesse s’empressa d’inviter Jacques à se reposer au château. Allongé au bord de la piscine, il profita là de son attention quasi constante, s’amusant du service et de l’égard pour lui des gens de la maison.
         Cette journée complète passée à mieux se connaître, et la soirée qui s’attarda autour d’un thé glacé, leur furent si agréables à l’un et à l’autre que Jacques accepta la chambre mise aussitôt à sa disposition par l’aimable hôtesse :
         — Vous voici chez vous, dit-elle, même quand je suis absente. Mon personnel est averti.
         La chambre des premières nuits de Jacques ne fut pas celle qui devint la sienne par la suite. Pour mieux lui marquer son attachement, et pour le retenir aussi, la Comtesse lui réserva bientôt « l’appartement de l’Empereur ». Tenant compte de la qualité de son invité, elle avait quelque peu modifié la décoration en remplaçant certains tableaux par d’autres susceptibles de mieux répondre aux goûts qu’elle discernait chez l’artiste. Et puis de la terrasse on dominait la roseraie, la cascade, la chaîne des Pyrénées… ; celle-ci paraissait si proche qu’on aurait cru pouvoir la toucher. Jacques, candide et esthète, pris au piège d’un tel panorama, s’y laisserait absorber.
         La première année, pour garder plus de liberté et ne pas abuser, Jacques conserva sa pension à l’hôtel, bien que ses apparitions y devinssent de plus en plus rares. Puis, durant les deux étés suivants, il résida au château seulement. Eh oui ! Un tel événement fut commenté dans les chaumières. On vit en Jacques le nouvel amant, le prétendant. Et alors, durant les longues soirées d’été, sur la place de l’Église, lorsque les esprits regroupés se confient à l’air du soir, sereins et tranquilles, sans médisance aucune bien entendu, sans jalousie non plus évidemment, seulement pour s’informer, c’est bien normal, on jasa. Après Harold, le sculpteur, voici qu’arrivait un peintre. On espérait au moins que celui-ci n’aurait pas la malchance de celui-là.

***

         Jacques souhaitait parler de son art et de lui-même, mais sa pudeur tempérait ses initiatives ou détournait ses propos. Avec finesse la Comtesse devinait alors les vrais sujets que son interlocuteur désirait aborder, puis elle l’y conduisait discrètement ; la mesure ou la retenue de ses questions en déguisaient à peine l’habileté. Jamais dupe d’un procédé l’incitant à des confidences parfois intimes, Jacques y voyait surtout le vecteur d’une amitié qu’il découvrait être un baume, mais une amitié dont il ne sut jamais — hélas ! — sonder l’exacte nature ni constater l’absence de limite. Ainsi partageait-il tranquillement avec cette femme les prémisses desquelles procédait son approche du Beau.
         — Chaque artiste, disait-il, se définit d’abord par les parts qu’il emprunte nécessairement à ceux qui l’ont précédé et inspiré, mais ces composantes externes sont insuffisantes pour le reconstituer totalement. La fraction manquante n’est rien d’autre que sa participation personnelle à l’art universel.
         La Comtesse comprit ainsi le lien que Jacques traçait entre le Titien et Manessier — les peintres dont il se réclamait le plus —, et elle admit à son tour la complémentarité d’œuvres en apparence si éloignées. Suggérant une justification à la ligne qui, selon lui, reliait ces deux peintres, Jacques affirmait que les drapés du premier constituaient la matrice de sa propre conception des formes, le moule de sa pensée artistique. Quant aux couleurs compartimentées du second, éléments de puzzles austères et tels parfois des vitraux pathétiques, leurs assemblages transposaient une recherche spirituelle proche aussi de la sienne. La délicate équation qu’il aurait souhaité résoudre entre volupté et mystique se posait ainsi à lui dans la superposition des langages, l’un figuratif et sensuel, l’autre abstrait et religieux, du Titien et de Manessier ; et sa peinture, sommairement placée à leur centre de gravité, apportait la preuve modeste que les deux géants n’étaient pas disjoints. C’est l’intérêt de Jacques pour les arts de toutes les époques et de toutes les écoles qui l’amenait aujourd’hui à se situer de cette façon singulière.
         — Pourquoi le Titien et non pas Vélasquez ? questionna la Comtesse. Les jeux de lumière sur les drapés de Vélasquez ne sont-ils pas encore plus beaux ?
         Personne n’aurait pu convaincre Jacques, qui admirait les maîtres vénitiens des seizième et dix-septième siècles plus que tout, le Titien et Véronèse en particulier, que Vélasquez les atteignît dans le rendu des étoffes. Mais la Comtesse défendait la suprématie de l’Espagnol avec tant d’insistance et si peu d’arguments, qu’elle paraissait avoir une idée derrière la tête. Jacques se laissa faire, amusé, et concéda :
         — Soit, puisque vous le souhaitez, d’accord pour Vélasquez.
         — Ainsi, poursuivit-elle, il se trouverait chez vous des apports de Vélasquez, de Manessier et de quelques autres dont vous seriez l’héritier. Dois-je comprendre que si on pouvait discerner dans votre peinture ces traces multiples, puis les en soustraire, il n’y resterait alors que le pur Jacques Joos ?
         Jacques acquiesça d’un sourire à cette arithmétique simpliste, mais en soupçonnant qu’elle allait servir aux fins d’une logique toute féminine et ô combien subtile. La Comtesse le pria alors d’attendre quelques minutes. Elle monta à son appartement puis en redescendit avec un tableau qui semblait bien précieux au vu des soins dont elle l’entourait. Avant de le poser sur la cheminée du salon rouge, contre la glace, entre deux colonnettes en marbre de Compan, près d’une pendule au temps arrêté, elle se vit dans le miroir, et elle vit Adélaïde aussi, et dans le miroir d’autres miroirs…, et Jacques dans son fauteuil, derrière elle, devant elle, partout, l’entourant, décuplé, centuplé…, à lui seul une foule pour accueillir le jeune prince espagnol qui serait désormais un témoin de tous les événements d’ici. La Comtesse se retourna :
         — Don Juan Alonso Carlos Jose Alexandro de Pareja del Punte de Samillo de Barros de Terrifo de Garconcellos, énuméra-t-elle en riant et à en perdre son souffle. C’est pour moi un ancêtre, mais pour nous, Jacques, un authentique Vélasquez.
         Elle en possédait donc un ! Le costume de l’hidalgo ainsi que l’attirail de son panache vestimentaire recelaient des trésors de précision et d’éclat. La lumière ricochait sur les soies, s’accrochait aux ors des broderies, ruisselait dans les plis d’un velours noir qui, gorgés de soleil retenu, paraissaient embrasés. Dans les ombres dentelées du col et des manchettes, dans les taillades du pourpoint, quelques reflets ponctuels et prisonniers de la guipure ressemblaient à des perles. Jacques s’était levé pour contempler de près et toucher ce chef-d’œuvre ; il comprenait enfin pourquoi la Comtesse s’obstinait à parler de Vélasquez, et non pas du Titien, comme du précurseur de la part figurative de son art.
         La Comtesse, qui avait d’abord pris un peu de recul pour mieux observer l’émerveillement de son invité, s’approcha à son tour du tableau. Elle tendit un bras, promena ses doigts sur la toile, tout près de ceux de Jacques, tout près, puis caressa avec lui les contrastes rutilants et sombres.
         — Ainsi les voilà, dit-elle, ces mêmes étoffes qui, selon vous, en enrobant et en emprisonnant votre talent, m’empêcheraient d’accéder à votre nudité ?
         Surpris de la liberté d’un sens double où sa pudeur l’obligea à ne voir que le brio d’une plaisanterie, Jacques fut saisi surtout par le flash d’esprit et sa pertinence. Assurément, la Comtesse avait tout compris, bien au-delà de sa leçon. Jacques croyait se cacher derrière les voiles dont il habillait les murs, mais leurs froissements épousaient — trahissaient — les tortuosités de son moi profond. À force de discuter et de jouer, il fallait bien qu’on abordât l’essentiel. Alors voilà, la Comtesse avait tiré la première et fait mouche. Avec une déconcertante franchise, comme dans l’urgence, en quelques mots, elle venait d’avancer vers la nudité commune de leurs âmes.

         Au cours de la semaine suivante, la Comtesse s’absenta deux jours. À son retour, elle dit à Jacques :
         — Tenez, c’est pour vous, l’autre mémoire dont je souhaiterais que vous déshabilliez votre peinture. Jacques, laissez-moi vous connaître à l’état pur.
         … Et elle lui offrit l’aquarelle de Manessier qu’elle était allée acheter on ne sait où. Beaucoup de ciels y libéraient beaucoup d’étoiles pour qui voulait bien les voir.
         Jacques but une gorgée de citronnade pour masquer son trouble. Un rêve l’emportait dans la plus limpide des nuits.




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