Cantique

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Chapitre 6 - Les images d'Hortense 

 


Fr. Wentzel

 

        Dans le grand salon rouge, les soirées se suivent et se ressemblent, d’un jour à l’autre, d’un été au suivant… On y a installé une chaîne hi-fi, mais souvent Hortense et Jacques jouent eux-mêmes au piano un morceau qu’ils connaissent ou apprennent. Malgré beaucoup d’aisance, les doigts de Jacques n’atteignent pas à l’agilité de ceux d’Hortense, mais après de longs entraînements ils sont parvenus à maîtriser ensemble le Grand Duo de Schubert, et il leur arrive de se donner en spectacle à des invités de passage aussi admiratifs de leurs accords que de leur entente. 
          Ce soir ils ont mis le disque d’un opéra de Strauss. La musique gagnerait à être écoutée fort, avec attention. Mais Hortense, espiègle et riante, une vraie gamine comme parfois, plaisantant sans cesse, incapable de se fondre aux chants sérieux, décide de faire visiter à Jacques l’un de ses jardins secrets. Alors qu’elle venait de lui porter la citronnade, avec toute la solennité du rituel, elle lui a dit :
         — Attendez-moi, Jacques, je vais vous montrer quelque chose.
         Puis elle est sortie, abandonnant son ami à l’opéra austère et au breuvage parfait. La fresque de Jacques avance comme il faut ; tout va bien. Son projet d’une vaste peinture murale à Barcelone vient aussi d’être retenu —  la nouvelle est arrivée aujourd’hui ; tout va vraiment très bien. Et plus Hortense tarde, plus la surprise sera importante, forcément. Jacques médite sur sa chance d’être là, la chance se fait attente, l’attente se fait désir. Désir, un mot inspiré par quelque diablotin agaçant qui tournicoterait dans l’air d’ici. Mais qu’il s’en aille, cet empêcheur de boire sa citronnade tranquillement ! Tout est si bien comme ça.
         Hortense revient. Deux domestiques l’accompagnent, ils portent des livres immenses, les posent sur la table centrale du salon ; puis ils s’en vont et en rapportent d’autres encore ; et des grandes boîtes aussi ; et plusieurs voyages comme cela. Certains volumes sont si lourds qu’il faut être à deux pour les porter. Jacques est intrigué. On approche deux chaises, on s’y installe. Un titre doré sur une reliure de maroquin : « Voyage dans les Pyrénées - Photographies de M. John Stewart ». Hortense explique.
         Le baron Charles Hullières et sa fille Adélaïde ont laissé après eux une extraordinaire collection de photographies anciennes incluant des calotypes respectés ici comme des incunables (1). Charles Hullières maniait lui-même l’objectif et recevait volontiers à Horre les praticiens, amateurs et professionnels, de l’invention nouvelle. Celle-ci était particulièrement prisée par des Anglais venus prendre l’air et les eaux de la région de Pau ; la bibliothèque du château s’enorgueillit aujourd’hui de leurs exercices devenus des trésors primitifs. Ici, on a toujours feuilleté ces albums avec curiosité mais aussi pour y découvrir l’authenticité d’un art méconnu. Très jeune, Hortense acquit même le goût de la prise de vue et du tirage à l’ancienne tout faits d’expériences et de tâtonnements intuitifs. La passion de la chimie lui en est restée. Pour avoir puisé son savoir aux chefs-d’œuvre de ses propres collections, après son doctorat en Angleterre qui a synthétisé ses connaissances, on la reconnaît aujourd’hui dans le monde entier comme expert de la photographie ancienne et de son histoire…
         … Ah ! quel plaisir pour elle d’initier Jacques à cette connaissance ! Et quelle chance pour lui qui ne pouvait souhaiter un meilleur guide ! Assis tous les deux, très proches, ils voyagent dans les albums centenaires. Quand les photographies sont placées recto-verso, ils regardent d’abord celle de gauche, puis celle de droite, se penchant d’un côté puis de l’autre, ensemble, dans des va-et-vient presque synchrones, comme si à tour de rôle ils se cherchaient puis se fuyaient ; ils jouent. Quand les photos sont situées seulement sur les pages de droite, on déplace l’album vers le milieu ; pour regarder, chacun s’incline alors vers l’autre, de côté, et leurs épaules se touchent. D’un tableau, derrière eux, Adélaïde observe ce ballet fait de déplacements parallèles, d’accompagnements, de fugues et de retours.
         Hortense, égrenant les unités d’un temps précieux, balance d’un geste ample les lourdes pages qu’elle tourne. L’air qui amortit leur chute, doucement chassé — c’est une haleine —, vient caresser le visage de Jacques et il fait frissonner les branches de l’if, juste devant eux, qui semblent consentir mystérieusement à ce rafraîchissant bonheur.
         Jacques, lui, se laisse bercer par cette onde venant il ne sait d’où. Il se demande quel chorégraphe invisible — quel ami — le dirige de la sorte et fait de lui l’étoile — le héros — d’un instant aussi rare.

***

         Les calotypes livrés à la curiosité de Jacques ne furent pas les seules photographies qui firent son étonnement. Il eut droit également d’admirer une collection de clichés de Nadar où figurait la fameuse photo d’Adélaïde déguisée en tragédienne. Mais un jour, comme s’il eût franchi avec succès toutes ces épreuves, il accéda au niveau le plus élevé de son initiation. Hortense lui demanda :
         — Jacques, savez-vous ce qu’est un daguerréotype ?
         Jacques le savait, mais à la source de tant de connaissances il préféra laisser Hortense s’exprimer. Les toutes premières photographies, dans les années 1839-1850, s’obtenaient sur des plaques de cuivre argenté baptisées « daguerréotypes » du nom de Daguerre, l’un des inventeurs du procédé. Jacques en avait vu chez des antiquaires, mais sans jamais accorder d’intérêt à ces portraits vieillots. Avec mille détails, l’érudite Hortense sut à nouveau gagner l’attention de son invité en illustrant son discours, ici encore, d’objets exceptionnels.
         Jacques se demandait pourquoi Hortense, inversant la chronologie des inventions, lui avait d’abord raconté l’histoire des photographies sur papier. Il comprit bientôt que montrer ses daguerréotypes à un étranger allait, pour Hortense, au-delà de l’exposition d’une curiosité ; on touchait à un sujet sacré. Peu de gens, même parmi les élus du salon rouge, parvenaient à ce grade d’intimité avec elle. Invité à s’approcher de la vitrine aux médaillons, Jacques découvrit ceux que cachait la petite couverture noire qui l’avait intrigué lors de sa première venue ici.
         Les nouveaux portraits ne dépassent guère une dizaine de centimètres. Déjà enfermés à l’abri de l’oxydation de l’air dans des passe-partout étanches, la couverture noire les protège aussi du rôle désormais destructeur de la lumière. Mais malgré ces précautions, des stries mordorées ou bleu électrique accusent, en bordure des plaques, les symptômes d’une corrosion inexorable qui les aura effacées dans mille ans.
         Selon le champ reflété, sombre ou clair, l’orientation de la plaque argentée détermine son apparence et un infime déplacement vient ainsi inverser la nature de l’image observée, positive ou négative. La nuit ou le jour qui baignent ainsi l’image selon la manière dont on la regarde ne seraient-ils alors que des perceptions subjectives de celle-ci ? Jacques s’en confie à Hortense :
         — Laissez là vos obsessions ! ordonne-t-elle.
         Face à la magie des plaques, Jacques se remémore des contes lus dans son enfance, où des visages apparaissaient ainsi dans la limpidité de l’eau d’une mare. Il se surprend même à se retourner pour s’assurer que le portrait n’est pas le reflet de quelqu’un derrière lui, regardant par-dessus son épaule. À moins que ce ne soient là des miroirs qui retiendraient captives les personnes qui s’y livrèrent jadis ?
         La plupart des photographies montrent Adélaïde enfant. La plus ancienne des photos a figé Charles Hullières dans une attitude rigide exigée par la longueur de la pose. De chaque côté de son cou apparaissent, burlesques verrues qui vous font un homme pour l’éternité, les extrémités d’un appui-tête empêchant tout mouvement. Près de lui, la fillette est presque transparente ; elle a trop bougé ; des objets sont visibles derrière sa trace filante. La jeunesse commune du procédé et du petit fantôme — ils ont exactement le même âge — conjugue la technique primitive de l’un à la turbulence de l’autre pour annoncer déjà la fluidité d’Adélaïde.
         D’une commode, Hortense extrait maintenant le fleuron de la collection. Dans un étui trois fois plus important que les autres, c’est un portrait d’Adélaïde encore, pris en 1857, l’année de sa rencontre avec l’Empereur. À cette date, les photos sur papier avaient supplanté les premiers procédés, et voici donc un daguerréotype tardif. Techniquement très achevé, il est d’une fantastique précision. Les contrastes surgissent du miroitement impeccable. Quelle présence ! La jeune fille se tient là, juste derrière la glace ou juste devant le miroir, on ne sait pas vraiment, mais elle est là, bien vivante, c’est sûr ! Sur sa peau délicatement coloriée en rose, des rehauts d’or soulignent les bijoux. La réalité stupéfiante du portrait confirme sans équivoque la grande beauté d’Adélaïde. Mais surtout, et le regard de Jacques ne cesse d’aller et venir d’Adélaïde à Hortense, l’incroyable ressemblance des deux femmes l’égare une fois de plus : l’une est la réplique de l’autre dans une translation de cent ans !
       Suivant le conseil d’Hortense, Jacques place le daguerréotype bien en face de son visage. Sa propre image se juxtapose alors à celle d’Adélaïde, cadrée dessus si exactement qu’il se demande laquelle est permanente, laquelle est fugitive. Est-ce lui qui se fixe, Adélaïde qui s’échappe ? Dans cette coïncidence de leurs traits, le regard de Jacques plongé dans les yeux de la jeune fille touche à l’âme prisonnière du temps : « Ô miroir, eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée… » Telle Andromède délivrée par Persée, libérée de la glace protectrice du daguerréotype, elle émerge alors de l’eau métallique et s’installe en son sauveur. 
       Adélaïde, Hortense, Jacques : le visage de chacun reflète celui des deux autres. Entre eux l'unité paraît si construite et si dense — et si peu vraisemblable — que Jacques s'amuse à imaginer, au dessus du triangle qu'ils forment, mais dans une autre espace, un quatrième personnage qui les soumettrait à son calcul, à ses fantasmes, à son image ; et à la cohésion de ce tétraèdre où chacun, tel un atome dans un cristal, perdrait sa liberté.

       Hortense demeure passive. Assise à distance, souriante mais un peu honteuse de son habileté, elle observe Jacques glisser dans le puits dont elle connaît si bien le fond. Il boit et l’osmose s’accomplit. Chaque point de brillance dans le salon réfléchit puis concentre à nouveau vers Jacques l’éclair mallarméen du feu qui brûle entre ses doigts :

              « Et tout, autour de [lui], vit dans l’idolâtrie
              D’un miroir qui reflète en son calme dormant
              Hérodiade au clair regard de diamant. »


       Par sept baies ouvertes sur le parc, avec l’air chargé des senteurs de la nuit, les bruits du soir pénètrent dans le salon et mêlent leur innocence aux tempêtes divinatoires d’un opéra que Jacques n’entend plus. Des incantations morbides paraissent seulement voltiger autour de lui. C’est Strauss, Salomé. De temps en temps, un souffle antique vient enfler les voiles des rideaux ; ils s’élèvent, retombent lentement, s’animent encore… Ils dansent.

***

         Une autre collection d’Hortense est celle des images pieuses. La naïveté de l’iconographie et des prières l’amuse. Les xylographies de la Renaissance y côtoient les canivets du dix-huitième siècle et jusqu’aux gravures plus tardives qui ont été lithographiées par millions.
         Ce soir, Hortense fait à Jacques les honneurs de cette très particulière collection d’estampes. Qui oserait plaisanter autour d’un partage artistique aussi édifiant ? Peu de gens sûrement, quoique Jacques connaisse à Toulouse un ou deux lurons qui n’y manqueraient pas ! Des grandes boîtes apportées l’autre jour, Hortense extrait les fragiles vestiges. Par eux elle a tout appris des saints les plus reculés, de leurs légendes, de la symbolique des objets et animaux avec lesquels on les représente.
         — Ma foi religieuse n’est que là, dit-elle.
         Alors que Jacques feuillette les pochettes en Rhodoïd, le voilà saisi :
         — Oh ! s’arrête-t-il devant une image.
         Après la statue dans le parc, après les peintures et le daguerréotype d’Adélaïde, quelle ressemblance encore avec Hortense ! Mais ce visage-là est donc partout ici ! Hortense rit de l’étonnement de Jacques. Cerné par l’accumulation de coïncidences, celui-ci est abasourdi :
         — Sainte Hortense ! s’exclame-t-il.
         — Lisez au verso, répond-elle.

    « Telle qu’elle apparut pour la première fois à Joseph, Marie — si nous osons décrire avec des traits vulgaires cette beauté unique — était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Son port avait de la noblesse ; son maintien de la dignité et de l’aisance ; sa démarche quelque chose de flexible et de ferme, d’onduleux et de grave. Son visage était d’un bel ovale ; son teint de la couleur du blé qui commence à mûrir, mais pur et nuancé de rose. Elle avait le front ouvert et uni, les sourcils bruns et nettement arqués, les yeux d’une teinte où se fondaient le bleu tendre et le vert pâle, le regard d’une vivacité tempérée par une douceur sereine, le nez droit avec des narines légèrement dilatées, la bouche moyenne et gracieuse, les lèvres minces et vermeilles, le menton d’une forme suave et parfaite. Ses cheveux blonds et abondants flottaient librement sur ses épaules, à peine retenus au front et aux tempes par une bandelette. Son pied emplissait à peine une étroite sandale, et sa main délicate montrait, en se déployant, des doigts longs et déliés.
         » Tout cet ensemble s’accentuait, s’animait et s’exprimait par un doux et habituel sourire ; par une voix harmonieuse et sympathique ; par un air affable, candide et modeste ; par une parole cadencée, calme et pénétrante. Rien qu’à la voir et qu’à l’entendre, on était sous l’empire d’une admiration sainte et d’un charme religieux. Saint Denys l’Aréopagite, qui la vit longtemps après, et toujours belle, assure que, s’il n’eût été éclairé alors des lumières de la foi, il l’aurait prise pour une de ces belles divinités qu’adorait son Athènes. (2)

         Déjà médusé par la nouvelle ressemblance, une stupéfaction encore plus forte s’empare de Jacques :
         — J’ai déjà lu ce texte. Mais où ?
         C’est dans une autre vie, ressent-il, non pas une vie antérieure, mais une vie bien actuelle, superposée à celle de maintenant, verticalement dans le temps. Comme devant le daguerréotype d’Adélaïde, Jacques éprouve la sensation bizarre de vivre deux fois sans pouvoir accéder, juste au-dessus de lui, au mystère de cette existence parallèle. Tel un clone asservi — et peut-être fictif — il craint de n’être ici qu’un écho immatériel du vrai lui-même, un peu comme le personnage de sa propre biographie.
         Saint Denys l’Aréopagite est depuis peu dans sa mémoire, très confusément mais Jacques en est certain ; le « teint couleur du blé qui commence à mûrir » aussi. Tous les éléments de la description s’avèrent comme autant de signes aperçus par une lézarde de la sphère où il se découvre enfermé et qui flotterait dans un éther ainsi trahi. Mais si l’intuition de Jacques effleure la cloison par laquelle on l’isolerait de son alter ego, pourquoi ce dernier ne l’aurait-il pas devinée aussi et n’en serait-il pas inquiet à son tour ? Dans cet enchevêtrement de causes et d’effets, d’actions suzeraines et vassales, de réalité et de fiction, l’unique Jacques, fusion de ces composantes, céderait-il alors à la volonté d’un troisième personnage — désignons-le schématiquement sous le terme d’auteur — qui tenterait (mais avec quelques maladresses) de ne pas emmêler les ficelles de son double pantin ? Jacques s’amuse à voir là une caricature du fatalisme auquel il est déjà converti.
         Les efforts de Jacques pour se rappeler où il aurait lu la description de la Vierge restent donc sans résultat ; un mécanisme autoritaire bloque son souvenir. Et il en arrive à se persuader qu’il a ainsi rêvé d’Hortense, tout simplement. À moins que la Madone qu’il devra bientôt peindre, celle dont le visage introuvable hante parfois ses nuits, ne soit déjà venue en ces termes et sous ces traits se présenter elle-même à lui ? Hortense et la Madone : une confusion que la ressemblance découverte aujourd’hui alimente à nouveau. Mais cette coïncidence n’est pas fortuite : quelqu’un l’a combinée pour Jacques et on la lui désigne.
         — À quoi pensez-vous, Jacques ?
         — Je pense que nous sommes, vous et moi, les personnages manipulés d’un roman.
         Tout s’enchaîne ainsi. Jacques, qui refuse le joug du hasard, gâté, se fait servir.



(1)   Les premières épreuves photographiques reproductibles, obtenues vers 1850 à partir de négatifs qui étaient alors en papier (un matériau léger et idéal pour les voyageurs), furent appelées calotypes, du grec kalos qui signifie beau. Pressées l’une contre l’autre dans des châssis spéciaux, les deux feuilles — le négatif et le positif — étaient longuement exposées au soleil. Mais la transparence irrégulière ainsi que la structure fibreuse du négatif apparaissaient sur l’image finale, d’où ce flou léger souvent considéré comme un inconvénient par rapport à la parfaite netteté qu’on aurait souhaité obtenir. Les techniques de sensibilisation et de développement étant à leurs balbutiements, les recettes chimiques de chaque professionnel et de chaque amateur conduisaient à autant de rendus différents. Toutes ces particularités, qui contribuent aujourd’hui à l’identité et au charme des « dessins héliographiques », obligeaient le photographe à un regard particulier et à un important travail d’anticipation esthétique. Cette absence d’exactitude et d’unicité fit que la reproduction photographique de la nature devint vite une interprétation, et donc un art.
            Collées sur des cartons épais, on trouvait des photographies à l’unité chez les marchands d’estampes ; mais les albums réalisés par des éditeurs spécialisés, vendus par souscription à des prix souvent considérables, demeuraient le nec plus ultra. Les plus grands musées recherchent maintenant ces trésors de la Photographie, et ceux de la comtesse de Bayès sont particulièrement convoités.

 (2) U. Maynard, La Sainte Vierge, Firmin-Didot, 1877.




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