Cantique

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Chapitre 3 - Le grand salon rouge



Louis-Rémy Robert



        Le château d’Horre comporte trois salons à son rez-de-chaussée. La plupart des peintures impressionnistes de la comtesse de Bayès sont accrochées aux murs de deux d’entre eux. Dans un dosage de choses s’adressant à l’esprit aussi bien qu’à l’œil, elles y côtoient des œuvres plus modernes ou contemporaines. Des conservateurs de musées viennent parfois choisir là des tableaux pour leurs expositions temporaires. Il en manque toujours un ou deux que la Comtesse a remplacés par d’autres remontés des réserves. L’an prochain, quand la nature morte de Cézanne partira à New-York, peut-être lui substituera-t-on un Jacques Joos, qui sait, dans cette ronde de chefs-d’œuvre ?
         … Et que ça tourne aussi dans la tête des amateurs qui voient tous ces trésors ! Et comme ils sont ravis, ceux-là, d’être reçus par une femme aussi raffinée que la Comtesse de Bayès ! Mais la plupart de ces gens en oublient — ou ignorent — que la porte du véritable sanctuaire leur demeure fermée. Pour la Comtesse, les deux salons-musées qu’elle propose communément aux regards de ses invités sont peu de chose à côté du troisième, cet autre qu’elle réserve à de rares privilégiés. Sa porte, à gauche dans le hall d’entrée, toujours fermée depuis la mort du comte Étienne, intrigue. Ceux qui ont pénétré là redouteraient, en décrivant ce qu’ils ont vu, de trahir un secret. Les autres évitent aussi d’en parler pour ne pas subir la punition d’un tel qui n’a plus remis les pieds au château depuis sa demande de visiter le mystérieux salon. On attend donc avec patience d’y accéder un jour — c’est un mérite —  et de compter parmi les très intimes amis de la Comtesse qui peuvent dire : « Le grand salon rouge d’Hortense, oui, bien sûr, je le connais. » Ah ! combien d’hommes se damneraient pour cela !

         — Jacques, dit la Comtesse, personne, même pas moi, n’est venu ici depuis un an. C’est le temple de ma famille. Mon âme y réside, la trouverez-vous ?
         Jacques ne pouvait se rendre compte de l’honneur qu’on lui faisait de l’inviter à découvrir le grand salon rouge pour l’un de ses tout premiers passages au château. Sans doute la finesse de l’artiste avait-elle incité la Comtesse à l’y recevoir déjà. Mais aussi, bien qu’aucune intimité n’existât encore entre eux, l’énigmatique attirance de cet homme valait bien tous les passeports qu’elle demandait aux autres avant de les introduire ici.
         Le régisseur chinois ouvrit un battant de la porte. La Comtesse entra d’abord, puis elle pria Jacques de la suivre. Avant même que les yeux de celui-ci ne se fissent à l’obscurité, la couleur rouge de l’ombre le saisit sur-le-champ. C’était une teinte étouffée par la nuit. Jacques la devinait seulement, s’efforçant de la discerner mieux afin de s’assurer qu’aucune magie n’ensorcelait son esprit. Le Chinois entra à son tour et entreprit de faire glisser les tentures masquant les fenêtres et terrasses qui prolongeaient le salon jusque dans les jardins. Chaque fois qu’il tirait un rideau, chaque fois qu’il ouvrait une baie, la lumière et l’air frais s’engouffraient, furieux comme après un long désir contenu, pour délivrer la pièce de la noirceur incrustée. Jacques observait la transfiguration de tous les objets à la clarté qui pénétrait ainsi par vagues. Telles les fresques anciennes qu’il restaurait parfois, le salon lui apparaissait par touches, par morceaux, par bandes, lentement selon l’ouverture d’un rideau, par paliers selon les ouvertures successives. Sûrement fallait-il que sa découverte se fît ainsi, graduellement ; sinon Jacques n’aurait pu en extraire l’ascension — enivrante — de son étonnement, ni sa stupeur ensuite ; ni enfin observer le retour de sa crainte refoulée.
         Oh !
         Une palette érubescente — et vivante le temps de cette métamorphose — fut ainsi déployée aux yeux du peintre. Libérés du bordeaux initial de l’ombre, lavés par les déferlements de soleil, des tons d’abord indistincts se révélèrent progressivement à Jacques, atteignant aux écarlates les plus crus et jusqu’aux feux du vermillon. Les abrachs orangés ou violines des tapis semblaient des alignements de flammes couchées qui se relevaient pour incendier les meubles de leur résurrection. Les fentes cramoisies des tentures se gorgeaient de jour. Ruisselantes, telle la chair d’une grenade ouverte, elles vibraient des plus délicates nuances de sanguine et d’incarnat que la matière puisse répondre aux caresses d’une aurore. Les murs de la pièce étaient tendus de soies rêches et pourpres sur la matité desquelles des petites divinités mythologiques brillaient comme des flammèches et se mettaient à danser sur les houles de lumière. La réflexion des clartés incidentes, saturée, devenait ardente aussi. Elle éclairait d’autres carmins, et d’autres vermeils, et d’autres amarantes…, en une addition où la gamme des rouges divergeait dans une débauche d’incandescences. Des fumées rousses s’exhalaient de ce creuset. Troublant l’esprit de Jacques, elles filtraient et corrigeaient d’une rigueur monotone les couleurs étrangères à tout cet unisson.
         Incombustible, descendue des armoiries en ronde-bosse ornant la cheminée en porphyre, une salamandre à tête de femme vint s’enrouler autour de la Comtesse. Elles avaient l’une et l’autre des visages identiques. Pourtant, malgré cette douceur commune, leur rapprochement composait un animal terrifiant, une sorte de Cerbère — ou un centaure aux bustes de Proserpine deux fois. Sous l’effet des vapeurs, les quatre yeux s’allumèrent, lançant des étincelles et avivant le foyer où se fondaient les rouges. Un chœur invisible entonna un récitatif sibyllin :

                  « Le soleil que sa halte
                  Surnaturelle exalte
                  Aussitôt redescend
                  Incandescent… »


         Bientôt l’uniformité et l’éclat des couleurs aveuglèrent Jacques au point qu’il ne discerna plus rien dans le salon. Et sa surprise première, continûment amplifiée jusqu’à une sorte de géhenne, s’acheva en hallucination lorsque sa déraison se fit totale en même temps que la force du jour achevait de devenir entière là, comme au finale d’un allégro symphonique quand les cuivres jaillissent après l’avertissement tempéré puis ascendant, retenu mais de plus en plus impatient, des archets.
         Avant que Jacques ne prît conscience de cet excès, c’est tout un amalgame de craintes qui l’avait envahi, mais imprécises au point qu’il ne pût en élucider la nature ni en mesurer l’absurdité. Il lui avait même semblé qu’un être diabolique vivait caché ici ! À la peur de se consumer dans cet enfer de camaïeu rouge, se mêlait celle de ne jamais pouvoir s’arracher du maelström fantastique qui l’aspirait. Mais que faisait-il donc là ? Pourquoi cette sensation d’internement ? La Comtesse lui tenait le bras comme pour le maintenir en ce feu initiatique ; elle retint son mouvement de recul.
         Bientôt le flamboiement qui embrasait l’esprit de Jacques perdit de sa démence, le salon retrouva à ses yeux des couleurs plus naturelles. Mais après l’émerveillement du début et cette impulsion de cauchemar, un malaise persistait en lui, né des éléments accouplés de cette contradiction puis emmuré ou comme enraciné par le sentiment qui avait engendré sa frayeur. Lorsque celle-ci se fut estompée, c’est avec une non moindre stupéfaction que Jacques découvrit, amusé maintenant, la pléthore de mobilier qui remplissait cet espace.

***

         Le grand salon rouge est la seule pièce restée intégralement dans l’état originel de la décoration voulue par le baron Charles Hullières puis sa fille Adélaïde. Voilà un style Napoléon III parfaitement caractéristique. La Comtesse savait que les repères artistiques et toute la culture de Jacques lui auraient permis d’assimiler seul l’essentiel des choses accumulées ici. Cependant, afin d’associer son propre plaisir à l’intérêt de son invité, elle entreprit de lui fournir des explications assorties de références personnelles. Le salon rouge restait toujours pour la Comtesse le lieu d’une intense perception des êtres, et elle aimait faire venir là ceux dont elle pressentait l’influence qu’ils allaient avoir dans sa vie, afin d’abord que son impression y fût confirmée, mais encore comme si quelqu’un avait résidé là qui dût approuver son sentiment. Le trouble de la Comtesse face à Jacques avait impliqué qu’elle l’amenât ici d’urgence, et plus qu’elle ne lui montrait chacun des meubles ou des objets réunis dans cette pièce, c’était surtout Jacques qu’elle présentait à ceux-ci.

         Lorsqu’on entre dans le salon, une bibliothèque s’impose d’abord aux regards par sa taille et son ébène massive. Des ornements de pierres dures s’y entremêlent et une profusion de bronzes brillent en obscurcissant encore la ténèbre du bois qui semble devenue un gouffre creusé dans la soie des murs. La Comtesse touche la surface précieuse et noire, puis, pour qu’il en apprécie le satiné, elle invite Jacques à faire de même. En cette caresse leurs doigts se frôlent sur la matière dont ils sondent et marquent, ensemble, la mémoire.
         Le fauteuil dans lequel s’assied la Comtesse est séparé de son jumeau — où elle prie Jacques de s’installer — par un guéridon incrusté de nacre. Face à eux, une armée de sièges est dispersée ; une multitude de glaces accroît encore leur nombre. Les damas ou brocards qui les recouvrent, dans leurs tons rouges et roses d’origine, maintiennent la monochromie générale ; mais l’insolence d’un bleu ou d’un jaune ponctuels, aigle héraldique ou fleur de lys brodés, rompt parfois, çà et là, l’uniformité oppressante.
         De sa place, la Comtesse voit, au-dessus de son invité, un tableau de sa bisaïeule Adélaïde en amazone ; la belle cavalière a vingt ans à peine. Jacques ressent derrière lui le poids du regard d’Adélaïde, la sensation désagréable d’être surveillé. Certes Hortense l’observe aussi, mais c’est de face et avec une insistance tellement amicale ! Lui-même d’ailleurs ne se lasse pas de la regarder. La différence d’âge d’une trentaine d’années entre Adélaïde et Hortense, en faveur de la plus âgée d’un siècle, n’apparaît pas. Enfermé dans cette ressemblance, Jacques se trouve pris en sandwich par deux femmes en une, ou par une femme en deux… À moins qu’il ne soit un miroir dans lequel la première recherche la vie de la seconde, et la seconde la jeunesse de la première ? Chacune des deux beautés deviendrait-elle à travers lui l’image de l’autre ? L’imbroglio ne manque pas de drôlerie, mais sous la pression du regard d’Adélaïde, la possessive amante d’un sculpteur mort ici il y a cent ans, Jacques a la fâcheuse impression que le sandwich sera bientôt dévoré. Ou cassé, le miroir.
         — Laquelle de vous est Hérodiade, laquelle est Salomé ?
         — Cessez de plaisanter, Jacques. Vous êtes ici comme dans une église.
         Plus loin, l’acajou foncé d’un piano à queue s’éclaire d’arabesques en étain marqueté. La Comtesse et Jacques conviennent d’y attaquer bientôt un morceau pour quatre mains de Schubert, le Grand Duo  qu’ils connaissent l’un et l’autre — quelle coïncidence ! — et à l’esquisse duquel ils se distraient déjà. Tout excitée, la Comtesse en fredonne l’aria. Ses doigts sautillent sur les notes aiguës, mais de temps en temps sa main gauche improvise dans les graves un rebond peu innocent qui vient taquiner Jacques et le déconcentre :
         — Hortense, vous êtes élastique !
         — Élastic tac toc… Jouez, Jacques.
         Puisque le cadre en bois de ce piano nécessite de fréquents accordements, dès demain ce sera fait, promet-elle. Elle a hâte.

         Sur une console, près du piano, se tient depuis plus de cent ans un vase offert par Edmond de Bayès à sa jeune épouse Adélaïde. Une coupe en cristal de roche semble y jaillir d’une conque de jaspe ; sur toute la hauteur, des naïades en agate et en ivoire, attachées dans des enchevêtrements de filets d’or émaillé, dansent. Dans ce réceptacle, des branches de l’if cher à Hortense, fraîches encore, apportent une trace de vie à l’atmosphère confinée de la pièce-musée. La Comtesse affirmait tout à l’heure que personne n’avait pénétré ici depuis un an ; mais qui donc, sinon elle, aurait placé là ces rameaux ? Et aussi le cadran d’un régulateur de parquet marque l’heure exacte, attestant qu’on est venu récemment en remonter le mécanisme. À l’occasion de la visite de Jacques, un temps nouveau a été initialisé ici. Il sonne.

         Accroché au mur, au-dessus de la coupe, un masque africain ancien continue de vivre. Sa croûte sacrificielle brille, elle suinte. Une symétrie parfaite repose le visage que l’on a arraché à ses us et à ses fièvres pour l’enfermer dans ce temple d’ailleurs. Un mépris souverain répond au sacrilège. De même que la lumière blanche restitue à travers un prisme les couleurs de l’arc-en-ciel, la neutralité de l’expression libère ici le spectre de toutes les émotions. À qui sait le regarder, ce masque réfléchit un reflet de son éternité, tel un miroir de l’invisible.
         — La vérité est par là, reconnaît Jacques.
         — L’art absolu aussi, sait la Comtesse.
         Offertes, les branches de l’if s’élèvent vers cet être lointain, comme si les vapeurs du poison l’eussent nourri. Jacques craint que tout cela ne couve un mystère effrayant ; car à force de fixer le dessin des scarifications, dans une sorte d’hypnose, il a vu un rictus de cauchemar émerger de leurs lignes et venir briser la hiératique indifférence du dieu.

         Une table ovale occupe le milieu du salon ; fabriquée pour cet emplacement précis, elle y est demeurée depuis. Sur son placage de palissandre, les fleurons d’une rose des vents couronnent une plaque en or gravée aux armes des barons Hullières ; elle semble située là au barycentre d’un monde indéfini. Afin de respecter l’orientation naturelle du meuble dans la pièce sans pour autant fausser les indications de la rosace, il a fallu accepter un léger décalage de celle-ci par rapport aux axes du plateau. Cette dissymétrie, insolite sur un travail aussi achevé, choque un visiteur attentif. Jacques la fait observer à la Comtesse.
         — Peu de gens remarquent ce détail, répond-elle. Mais cherchez encore.
         Il était facile, après cela, de prolonger les flèches de la boussole et de découvrir le commun dénominateur des objets placés aux positions géographiques cardinales. La flèche ouest désigne le tableau d’Adélaïde en amazone. Au nord, sur un autre tableau, elle domine un paysage orientaliste où les jeux d’eau, là non plus, ne s’arrêtent jamais. À l’est, en contre-jour devant une baie vitrée, deux femmes-candélabres en bronze patiné noir portent chacune haut un bouquet de girandoles dorées : c’est Adélaïde toujours, sévèrement affublée des attributs allégoriques du fatum et de la vengeance ; Até et Némésis.
         Au sud, dans une vitrine, des miniatures représentant des membres de la famille Hullières sont alignées sur plusieurs étagères. Curieusement, un bandeau de soie noire recouvre une rangée. Au milieu de l’exubérance qui règne ici partout, ce secret surprend Jacques :
         — Que cachez-vous là, Hortense ?
         — Patience ! répond-elle, plus tard je vous montrerai cela aussi.
         Aucun point du salon n’échappe ainsi aux yeux dispersés de l’aïeule sans âge. Elle veille. Et au milieu de cette chapelle, à la convergence des regards croisés d’Adélaïde, Jacques revient vers la grande table dont il désigne la plaque d’or :
         — J’ai trouvé. Il y a comme une âme ici ! Mais est-ce la vôtre ou celle d’Adélaïde ?
         … L’inutile question, car toute cette mise en scène soutient une démonstration : une seule âme, bien sûr !
         Avant de quitter la pièce, la Comtesse demande à Jacques de l’aider à déplacer la lourde coupe de cristal et de jaspe. Ils la posent au centre exact de la table, cachant ainsi la plaque d’or.
         — Voilà, dit-elle. Plus de mystère ici. Venez Jacques.
         En franchissant le seuil de la porte, Jacques se retourne, ahuri par cet excès. A-t-il rêvé ? Bigre ! quel cinéma ! Quel rôle veut-on lui faire jouer ici ? dans quel scénario ? De quel culte profane ce lieu est-il le temple ? Et cette femme, pourquoi s’amuse-t-elle à polluer d’ésotérisme la mémoire de son aïeule ? Folie ? Plaisanterie ? Un moyen — plutôt curieux — de marier goûts artistiques et piété familiale ?
         — Venez, Jacques.




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