Chapitre 8 - Rothko
Rothko |
Il faudra fêter bientôt le succès de la mission que Jacques et la Comtesse viennent d’effectuer à New-York, Chicago et Tokyo. Décrétant que la valeur de Jacques méritait une reconnaissance internationale, Hortense l’avait quasiment obligé à l’accompagner là-bas afin de l’introduire auprès de quelques galeries-phares. Bien que des expositions à Paris eussent déjà été consacrées à Jacques et que même aux États-Unis on le connût aussi, l’accession à une plus vaste notoriété exigeait le moteur d’une publicité importante. Hortense — avec toutes ses relations — s’était proposée pour cela ; mais jamais, avait-elle promis, elle ne se permettrait une quelconque pression pour infléchir la décision des gens rencontrés ou s’accorder leur complaisance ; elle s’appliquerait à être seulement la présentatrice d’un talent que tout le monde reconnaîtrait forcément.
Durant deux semaines, assumant entièrement les frais du voyage, Hortense se fit donc l’avocate tacite de son protégé. Ainsi, une galerie de New-York inclurait quelques toiles de Joos dans une exposition programmée pour l’année suivante et consacrée à la peinture contemporaine en Europe. Mieux, une autre galerie de Tokyo organiserait dans deux ans une exposition qui lui serait uniquement réservée. Trente-cinq tableaux !
Mais ce caractère professionnel ne fut que le prétexte de la mission de Jacques et Hortense. Craignant que le cadre d’Horre ne vînt étouffer la progression de leur amitié, Hortense avait souhaité que celle-ci, mise à l’épreuve du dépaysement, dût montrer ses limites ou en revenir grandie. Ainsi, leur entente aura-t-elle connu là-bas ses moments les plus forts. Lors d’incessantes visites de musées — aux fonds desquels la personnalité d’Hortense leur permettait d’accéder —, s’enfuyant des réceptions où ils se devaient d’être présents, laissant penser qu’une relation amoureuse existait entre eux, redécouvrant tout ensemble, riants, ils offrirent là-bas à leur intimité ses premiers élans extérieurs, juvéniles souvent.
Après New-York, ils allèrent à Chicago où Hortense devait inaugurer une exposition de dessins d’enfants. Ces dessins, vierges de mercantilisme, ignorants des prouesses qui noient ou détournent le message premier de l’âme, primitifs donc, la fascinaient. Dans son allocution d’ouverture, elle affirma que la somme de la technique et de l’inspiration est une constante propre à chaque artiste, l’amélioration de l’une s’accompagnant d’une dégradation de l’autre. Un dessin d’enfant, dit-elle, se situe au sommet de la pente d’inspiration, tout frais encore d’une maximale pureté.
Chaque année, à la petite école d’Horre et dans un hôpital pédiatrique parisien, Hortense organisait un concours sur un thème choisi par elle. À un échelon international, dans le cadre de l’Unesco, elle faisait de même. Chicago était une étape pour l’exposition itinérante qu’elle avait financée. Parmi les dessins les plus réussis, elle conservait toujours certains qui atteignaient, selon elle, à l’expression artistique la plus haute. Ces œuvres-là côtoyaient ensuite dans ses coffres et sur ses murs celles des maîtres les plus célèbres. Hortense, à qui échoirait l’un des dessins de Chicago, avait déjà choisi une gouache d’un enfant visionnaire ; on eût dit une épiphanie de Manessier !
Hortense suivait une étoile.
***
Après Chicago, avant de s’embarquer pour le Japon, Hortense et Jacques firent un détour par le Texas. Depuis longtemps Jacques rêvait de visiter, à Houston, la chapelle de l’Institute for Religion and Human Development. En 1971, Jean et Dominique de Ménil, des mécènes protestants d’origine française qu’Hortense connaissait, ont fait construire cet édifice pour y abriter quatorze toiles réalisées quelques années plus tôt par le peintre juif Mark Rothko peu avant qu’il ne se suicide. À l’entrée, des recueils de prière de toutes les religions, dans toutes les langues, sont proposés aux visiteurs. Mais plus encore qu’un temple ouvert à toutes les confessions, dans le principe d’un œcuménisme universel, la notion de Dieu, fût-elle laïque, reste ici celle de chacun.
La chapelle de Rothko était fermée le jour où Jacques et Hortense s’y présentèrent, mais l’amitié ancienne des Bayès et des Ménil demeurait le plus efficace des sésames. Le conservateur en personne les guida d’abord, puis, sachant l’état de méditation auquel incite ce lieu, il les y laissa seuls. Jacques sut immédiatement que cette visite allait ponctuer sa vie, tout comme sa chute dans le vide, vingt années auparavant. Son sentiment mystique avait amplifié la stature lue ou entendue de ce temple, et le dépouillement récent de ses propres peintures, dans sa forme et dans sa raison, n’était pas étranger à celui qu’il découvrait ici.
Les peintures de Rothko, immenses, répondaient par leur monochromie à la géométrie polygonale et sobre de l’architecture. Derrière leur austérité, il avait semblé à Jacques qu’un message bouillonnait, une vérité dont la pression laissait les toiles frémir d’une vibration sacrée. L’exploration de l’une seulement des peintures créait un tel manque, un tel besoin d’aller plus loin dans sa compréhension, que la nécessité des autres, leur secours, s’imposait comme une évidence. Quand Jacques eut terminé le tour de la chapelle et revint au premier mur, il lui trouva, désignée par les treize autres, une signification différente. Il continua alors de tourner, tel un derviche. Dans sa mémoire, les images répétées se fondaient en un filtre qui éduquait graduellement sa vision. Chaque nouvelle peinture lui apparaissait comme la suite naturelle de la précédente, et la suivante se transposait dans le même enchaînement. Pour accéder à la clé du mystère présent, Jacques se rendait compte qu’il aurait dû tourner indéfiniment car la litanie visuelle de Rothko se déroulait sans cesse ; c’était la projection au sol d’un code inscrit sur une hélice verticale et sans fin. Chaque cercle parcouru par Jacques embrouillait certes son esprit, mais il l’élevait aussi, d’un peu, de la hauteur d’une spire, d’un début de prière, dans une ascension lente, à la cadence des quatorze stations, au rythme des cycles répétés, ainsi que l’auraient porté une houle céleste ou la respiration d’un monologue psalmodique. Au centre de la chapelle, là où s’ajoutaient les forces focalisées des grands murs, une invisible clarté — celle qui naît de l’ombre mais qui venant de partout ne porte elle-même pas d’ombre — allumait le sanctuaire.
Après que Jacques et Hortense se furent retrouvés seuls, ils errèrent donc, l’un ici, l’autre là-bas, marchant, tournant, se rapprochant, se croisant et s’éloignant encore, se cherchant sous une image différente de la leur, stupéfaits puis hagards, de plus en plus minuscules au milieu du délire cosmique de Rothko, entourés, absorbés par les quatorze signes de la masse desquels ils prenaient lentement conscience. Dans le silence, il advint un moment où la connaissance cachée, mais dont le rayonnement croissait pour ne plus s’arrêter, sembla exploser derrière les toiles et les crever. Au moment de cette perception, de ce déchirement, Jacques se trouvait près de la porte d’entrée. Il dut s’asseoir, là, sur le sol, tout de suite, tant il eut l’impression d’être arraché à l’instant et au lieu. Hortense, au milieu de la chapelle, saisie au même instant de la même oppression et captée par le même magnétisme, avait dû s’asseoir, elle aussi, sur l’un des bancs placés là. Bien que déjà venue plusieurs fois ici, jamais encore elle n’avait éprouvé une telle sensation. Quelle conjoncture, autour de la propre exaltation de Jacques, libérait aujourd’hui cette puissance multipliée ?
Jacques et Hortense étaient donc assis, à distance l’un de l’autre. Une formidable et tranquille accélération les propulsait maintenant, dans une pareille extase, à l’origine de tout. Point ne leur fut besoin de parler pour partager leur transport ; Hortense ne se retourna même pas vers Jacques. Ensemble, plus proches qu’ils ne pourraient jamais l’être, réunis par le bord de leurs âmes — et par une autre présence surtout —, tous liens portés à un paroxysme, sans se voir ils communièrent à la force d’un vertige auprès duquel les étreintes sont faibles et les mots insignifiants.
Les certitudes découvertes par Jacques lors de sa chute en montagne lui étaient revenues ici spontanément, comme si les icônes géantes de Rothko avaient rayonné d’un absolu identique à celui qu’il avait alors aperçu. Jacques entendit à nouveau cette voix dont Rothko aussi semblait avoir fixé l’écho dans l’abstraction de ses peintures. Oui, Jacques en était sûr, Rothko avant de mourir avait entrevu la même vérité que lui.
La mort, un jour, avait seulement désigné à Jacques une infinitude qu’il couvait depuis dans l’espérance. À l’inverse, affronté à la même révélation, Rothko mourut, l’esprit broyé de n’avoir pu assimiler son énergie. Croyant s’évader du labyrinthe de son ignorance, Icare ne revint pas de la lumière à laquelle il se brûla. Rothko, pour l’avoir approchée de trop près lui aussi, comprenant qu’aucun moyen, même artistique, n’en restituerait jamais l’éclat, avait choisi de mourir, terrassé par sa connaissance — on dira son génie —, et il offrait à deviner, quelque part dans la nuit de ses toiles, le dessin de son impossible vision. L’orgueil d’Icare ou l’humilité de Rothko, peu importe l’histoire, la morale est la même ! La méditation proposée par les Ménil plaçait Jacques en butée de sa pensée et du message de l’art. Elle faisait de cette chapelle un des sites artistiques et religieux les plus hauts qu’il pût connaître au monde.
À leur retour, les paroles de Jacques sur les préceptes guidant sa vie devinrent inutiles à Hortense. Éblouie par la lumière jaillie du testament de Rothko, renversée dans une sorte de bonheur tout neuf dont elle ne soupçonnait même pas la possibilité hier encore, après une année de cheminement autour de l’idéal qui animait l’art de Jacques, voilà qu’elle rejoignait enfin ses traces en s’imprégnant à son tour d’une certaine idée de Dieu. |