Cantique

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Chapitre 2 - Hortense de Bayès

 


Odilon Redon

 

         Général d’Empire, définitivement écarté des armes après la bataille d’Eylau à cause d’une blessure qui le maintint plusieurs semaines entre la vie et la mort, versé ensuite dans la diplomatie, ambassadeur dans des capitales orientales, Jean Hullières fut élevé à la dignité de baron en 1813. Sur son blason, une salamandre se tenait au milieu d’un bouquet de flammes, sans se brûler, ainsi que seules des créatures fantastiques peuvent le faire ; celle-ci avait une tête de femme. Le général-baron ne révéla jamais à personne le secret de cet emblème ; mais comme sa réputation s’appuyait sur des ouï-dire d’alcôve aussi bien que sur des faits de guerre, et comme dans son entourage on affirmait que c’était le feu d’une belle Polonaise qui l’avait sauvé un jour de celui des canons, on admit volontiers que l’écusson rendait hommage — non sans panache — à l’exotique inconnue.
         À la Restauration, malgré une fidélité toujours sans faille à Napoléon, la connaissance que le Baron avait acquise des finesses de la diplomatie ottomane lui valut d’obtenir un poste consulaire auprès de la Sublime-Porte. Sa fortune se fit là. Au moment de sa mort, il laissait à sa veuve et à ses deux enfants un patrimoine important : deux vastes terres près de Pau dont il était originaire, ainsi qu’une rente de trois cent mille francs-or versée à Constantinople, Londres et Paris.
         Son fils aîné resta un bonapartiste convaincu. Sans posséder le sens de son père pour la diplomatie et le commerce réunis, il savait quand même arriver à ses fins. Loyal serviteur du second Empire, il fut plusieurs fois ministre et réussit à maintenir le capital dont il avait hérité. C’est lui, le baron Charles, qui avait acquis le château d’Horre.
         Au cours de l’été 1857, Napoléon III, qui séjournait à Biarritz, se déplaça jusqu’à Horre pour visiter son ministre et marquer de son passage la splendide demeure. Là, dit-on, il séduisit la fille du Baron et elle se retrouva enceinte ; à moins — rumeur dans la rumeur — que cette paternité impériale ne fût un mensonge de la jeune fille pour faire accepter plus facilement un fruit déjà conçu. Un petit Alexandre naquit l’année suivante. Adélaïde, âgée de dix-huit ans, avait été mariée dans l’urgence à un vieux et richissime propriétaire parisien, veuf et sans enfant, le comte Edmond de Bayès, dandy sur le déclin mais amateur encore de jolies femmes et trop heureux de cette union inespérée pour qu’il se souciât vraiment du rejeton imposé dans le même lot. Abandonnant ses héritiers indirects à leur dépit et à leurs notaires, le vieil homme mourut peu après la naissance de l’enfant, non sans faire de la belle Adélaïde l’une des veuves les plus riches et les plus convoitées de France.
         Après la révolution de 1848, la bourgeoisie enrichie sous le règne de Louis-Philippe commençait à songer au superflu, au beau, et donc à l’art où une vérité idéalisée l’aurait consacrée comme la nouvelle aristocratie du pays. En sens inverse, l’aristocratie traditionnelle se trouvait en proie à des préoccupations d’argent et se lançait à son tour dans l’industrie, le commerce, la spéculation… Ce matérialisme la rapprochait de la bourgeoisie, et les deux classes allant ainsi à la rencontre l’une de l’autre appelaient à l’instauration d’un art de milieu. Charles Hullières, dont le titre de baron d’Empire ne cachait pas la précocité de la fortune, ne parvenait pas vraiment à se faire distinguer des bourgeois ; il passait même pour en être l’une des figures. Sa fille Adélaïde, reconnue dans la plus haute aristocratie du pays, aurait pu trouver rôle au point de convergence médiocre de ces deux mouvements ; mais son intelligence allait lui permettre de ne pas rester à une place trop facilement désignée.
         Jusqu’en 1907, l’année de sa mort, Adélaïde rayonna depuis son hôtel du parc Monceau à Paris, et aussi depuis le château d’Horre où elle résidait chaque été. Le tout-Paris des arts et des lettres gravitait autour d’elle, son salon concurrençait celui de la princesse Mathilde. Mais alors que celle-ci obéissait surtout aux nécessités d’un rang et au goût bourgeois du temps, Adélaïde, elle, gardait de sa mission une idée plus élevée, son tempérament l’incitant à défendre plutôt les mouvements avant-gardistes et les « refusés » du système.
         Cette largesse d’esprit conduisit Adélaïde à devenir proche du photographe Félix Tournachon, dit Nadar. Ce républicain appréciait qu’elle s’intéressât à tout et n’adhérât pas — même sur le système politique qui faisait sa fortune — aux idées conformistes de la plupart des gens de sa caste. Nadar pourvoyait le salon de la Comtesse des artistes et écrivains qu’il fréquentait, et grâce à lui l’hôtel du parc Monceau fut l’un des premiers aux murs desquels on put voir accrochés des tableaux impressionnistes. Un jour, après qu’elle lui eut fait — discrètement — l’apologie d’idées socialistes, il répondit :
         — Comtesse, vous êtes une actrice autant qu’une provocatrice !
         … Et il la pria de venir à son atelier afin de figer en une pose théâtrale les penchants qu’il affirmait découvrir en elle. Nadar s’appliquait toujours à mettre en valeur tel caractère prédominant qu’il connaissait ou se plaisait à dénicher chez ses clients. De ses clichés ressortaient d’autres traits inséparables du premier mais moins apparents ; le talent du photographe les avait donc révélés. Un ami de la Comtesse, observant ladite photographie, confirma l’intuition de Nadar :
         — Adélaïde, quel regard ! quelle tragédienne ! Il ne te manque plus que le glaive ou le poison.
         Adélaïde de Bayès ne se remaria jamais. Une liaison avec l’Empereur, sa présence à la croisée des mondes de l’argent et de l’esprit, de la tradition et des idées nouvelles, la désignèrent toujours comme une femme d’exception dont les contradictions traduisaient une personnalité hors d’atteinte.
         Seules ses amours avec le sculpteur Jules Rivière orientèrent vraiment le cours de sa vie. À cet artiste elle offrit tout, en particulier de poser pour lui. Mais il était fantasque, plus jeune qu’elle de dix ans. Bien qu’il en bénéficiât largement, la fortune de la Comtesse ainsi que son assise aristocratique lui répugnaient. Après une liaison tumultueuse, Jules Rivière mourut prématurément à Horre en septembre 1894. Dans le grand salon rouge, la Comtesse le retrouva sans vie, un soir ; il venait de se désaltérer d’une citronnade. Peu avant la disparition de Jules Rivière, son ami le peintre Gustave Moreau avait représenté Adélaïde sous le double symbole d’Hérodiade et Salomé réunies en un monstre bicéphale. Le sens en parut si explicite à la Comtesse qu’elle acquit puis garda secret le terrifiant portrait. Aucune trace de vente n’existe de ce tableau ; pourtant il reste introuvable aujourd’hui ; sans doute a-t-il été détruit.
         Jusqu’à la fin de sa vie, Adélaïde demeura marquée par le cauchemar de la mort de Jules Rivière. Elle parvint cependant à vaincre le désir de solitude qui l’aspira parfois jusque dans des phases suicidaires. Ainsi sa présence dans le monde des idées conserva-t-elle son éclat. A la fin de l'année 1900, pour célébrer la naissance du siècle et l’art nouveau, les fêtes données dans toutes ses propriétés furent grandioses.
         Alexandre de Bayès qui épousa une princesse espagnole, leur fils Étienne qui tomba tout net amoureux, sur la place des Offices à Florence, de l’Italienne la plus raffinée qu’on puisse imaginer — Paula di Firezzi —, puis la fille de ceux-ci enfin, Hortense, allaient ensuite prolonger durant une centaine d’années la fortune et l’esprit de la comtesse Adélaïde.

***

         Hortense de Bayès est née en 1939 — cent ans exactement après Adélaïde. Elle a donc cinquante trois ans, dix de plus que Jacques Joos, lorsque celui-ci arrive à Horre. Le sang impérial et bâtard qui coulerait dans ses veines l’indiffère et elle se moque également d’une autre ascendance qui, par sa grand-mère paternelle, remonte à Charles-Quint. Pour Hortense, sa lignée commence à Adélaïde, l’aïeule qu’elle vénère et pare de toutes les vertus.
         À dix-huit ans, malgré des affinités pour les sciences et la chimie, Hortense poursuit des études de lettres. Afin de mettre à l’aise quelques gènes tenus d’un ancêtre lointain du côté de sa mère, elle part ensuite à Oxford préparer un doctorat sur l’art dans la photographie ancienne. De son séjour outre-Manche, Hortense rapportera une thèse considérée comme une référence d’avant-garde de ce domaine. Elle reviendra aussi avec le goût du thé glacé et celui des jardins.
         Par tradition, dans la continuité d’un intérêt commun aux gens de sa lignée, on a instruit Hortense très tôt des choses de l’art. Après quelques réactions juvéniles, sa passion s’est développée à partir d’un sens inné, nourrie à un rare environnement de culture et de curiosité. Dès l’enfance, afin de la former à son rôle futur de phare et de mécène, on a promené Hortense à travers le monde pour visiter les musées les plus divers, assister aux vernissages les plus hétéroclites. Les expressions abstraites et primitives gagnèrent sa préférence, mais toute originalité l’attire. Musicienne, elle s’intéresse à la technique sérielle et il lui arrive de commander des œuvres à des compositeurs qui sont dans le besoin.
         À la mort de son père, Hortense, fille unique, hérite d’une fortune considérable. À peine diversifiés pour un meilleur rapport, les biens immobiliers des Hullières et du comte Edmond de Bayès n’ont jamais quitté la famille. À cela s’ajoutent un empire boursier et surtout l’une des plus belles collections privées d’œuvres d’art existant au monde. La jeune femme, plus rompue aux choses de l’esprit qu’à celles de la finance, est entourée d’agents et de conseillers qui la volent.
         À trente ans, Hortense se marie avec un homme d’affaires dont l’intérêt pour la beauté et l’intelligence de sa femme sera vite étouffé par le vertige de son argent. Des investissements frauduleux dans des chantiers lointains et probablement inexistants dénonceront ses réelles intentions. Une partie du patrimoine d’Hortense va s’abîmer là, et nombre de meubles soustraits à ses résidences finiront dans les rets d’antiquaires sans qu’elle le décide ou le sache. Afin de disposer complètement des biens qu’il convoitait, le cupide aventurier parvint même à obtenir de son épouse une modification de leur contrat de mariage. Hortense s’aperçut trop tard de ces détournements. Le hasard, moral, voulut que l’opportuniste mourût la veille du jour où il allait parvenir à ses fins. C’était à Horre, un soir, dans le grand salon rouge dont les meubles ancestraux suscitaient la moquerie de cet homme irrévérencieux ; il faisait chaud ; Hortense, aimante malgré tout, venait de lui porter une citronnade.
         Hortense n’a jamais été comtesse de Bayès puisque les titres nobiliaires ne se transmettent pas aux filles. À Horre toutefois, personne n’aurait songé à ne pas la nommer ainsi, tant il est impensable que le rang familial n’ait pu se prolonger à une personne aussi noble. Pour les gens qui la connaissent, Hortense de Bayès a donc toujours été Madame la Comtesse. Elle habite à Paris l’hiver, voyage dans le monde entier, fait partie de la jet society, mais c’est à Horre qu’elle maintient sa villégiature d’été, jusqu’en septembre. Au village on attend sa présence et le beau monde qu’elle amène. Dès son arrivée, généralement au cours de la première semaine de juin, le maire ne manque jamais de venir lui présenter les hommages du Conseil Municipal, ni de lui faire part de quelque argent qui manquerait pour ceci ou pour cela. Le curé fait de même. Bien leur en prend, car la Comtesse est généreuse. On lui doit déjà beaucoup et voilà qu’elle finance aujourd’hui une partie des réfections de l’église, une contribution sans laquelle les choses seraient restées dans leur état de délabrement. Un centre de loisirs est déjà à mettre au crédit de la Comtesse, mais l’activité culturelle semble éteinte en son absence. En revanche, dès qu’elle annonce son arrivée, vite l’instituteur fait venir un petit orchestre classique, une troupe joue une pièce sérieuse, on projette un film de ciné-club… Pour la ménager, on répond aux goûts de la Comtesse. Celle-ci n’est pas dupe des raisons de cette activité, mais elle feint de les ignorer et reste sensible à toutes les attentions qu’on lui témoigne.
         Par ces moyens, le village démontre à sa bienfaitrice que son argent a été bien utilisé. Et il le sera toujours, tant il y a de bonnes raisons à cela ! Ah ! comme on l’aime ici, cette grande dame ! Quand elle traverse le bourg sur son vélo ou dans sa belle voiture anglaise, tout le monde la salue. Il y a une dizaine d’années encore, elle s’y montrait juchée en amazone sur une jument noire, comme dans un roman. Quelle allure ! Ses cheveux blonds et abondants flottaient librement sur ses épaules, à peine retenus au front et aux tempes par une bandelette. Le bruit des sabots claquant sur les pavés faisait résonner la Grand-Rue et appelait tout le monde à sortir pour regarder. Quel que fût alors le moyen de locomotion de quiconque la croisait, il s’arrêtait pour ne pas déranger le noble et fringant passage. Après tout, qu’importait ici l’excès d’une déférence peu républicaine, « car si les habitants d’Horre paient moins d’impôts locaux, c’est bien grâce à la Comtesse, non ?  »
         Après que la Comtesse fut devenue veuve, la fréquentation du château baissa, le nombre de domestiques permanents tomba de douze à six, il s’y donna moins de fêtes. Les commentaires allaient bon train sur les résidents de passage et les remariages auxquels on rêvait alors. On y avait bien cru après qu’Harold, un sculpteur américain, eut séjourné au château plusieurs étés de suite ; la Comtesse semblait folle de ce jeune homme aussi beau que l’on puisse imaginer un héros romantique ; mais les jeunes filles du village aussi n’avaient d’yeux que pour lui. Harold mourut subitement, une nuit. Le médecin venu constater le décès, à qui la Comtesse décrivit les douleurs et vertiges dont Harold s’était plaint au cours de la soirée, parla de péritonite foudroyante. L’air et la citronnade d’ici, pour un Américain…
         Depuis la mort de son mari, Hortense est donc restée seule. Pourtant d’insidieux ragots affirment qu’elle a eu un enfant quelques années après. Oui, murmure-t-on à Horre, la jolie petite Maddalena que l’on n’a pas vue depuis si longtemps, la nièce italienne de la Comtesse, serait sa fille !
         Au village, on suppose que la Comtesse a refusé maintes occasions de se remarier, car la beauté de cette femme ne le cède en rien à sa richesse ni aux qualités de son esprit. Ah ! sa beauté ! La Comtesse paraît avoir vingt ans de moins que son âge. Cette jeunesse conservée devient irréelle lorsqu’on l’approche, elle dérange et fascine, attire dangereusement les hommes ; parmi les nombreux amants de la Comtesse, la rumeur dit aussi qu’une amante, clandestine, parfois se glisse. Des mauvaises langues vont jusqu’à affirmer que cette jeunesse-là n’est pas normale, et qu’elle serait même la conclusion d’un pacte avec le… Mais on se tait vite, car en dire trop porterait malheur. Certes des artifices modernes aident la Comtesse à maintenir cette incroyable apparence, mais ils ne font qu’ajouter leurs effets au retard avec lequel son corps consent à vieillir. Son visage est d’un bel ovale, son teint de la couleur du blé qui commence à mûrir, mais nuancé de rose ; dans ses yeux se fondent le bleu tendre et le vert pâle ; son regard vif est tempéré d’une douceur sereine. Tout cet ensemble s’accentue, s’anime et s’exprime par un habituel sourire ; par une voix harmonieuse et sympathique ; par un air affable, candide et modeste ; par une parole cadencée, calme et pénétrante. Dans la finesse de ses traits se mêlent les différentes races dont elle est issue ; son visage recèle aussi bien une naïveté anglaise que, au profond de ses yeux, certaine rudesse espagnole. Et tout cela baigné de l’aura des madones vénitiennes !
         Le corps de la Comtesse reste magnifique aussi. Sa taille est un peu au-dessus de la moyenne ; son port a de la noblesse ; son maintien de la dignité et de l’aisance ; sa démarche quelque chose de flexible et de ferme, d’onduleux et de grave. Un soir, il faisait presque nuit, un domestique l’a vue nue dans le parc. Elle marchait comme au théâtre, les bras tendus vers la statue de la comtesse Adélaïde, son aïeule figée au bord de la grande cascade. Des gestes amples animaient ses mains délicates qui montraient, en se déployant, des doigts longs et déliés vers le ciel. Si le domestique n’avait pas été un homme respectueux, il serait resté la contempler. Quelle vision ! Au village, on admire et on parle de cette beauté inaccessible. Des toilettes parisiennes la rehaussent, sobres ou extravagantes selon l’humeur, mais toujours du dernier cri et de haute couture. Les chapeaux sont remarqués aussi, et commentés, évidemment.

***

         Dès la sortie du village, la route qui descend vers Bagnères-de-Bigorre longe sur plusieurs kilomètres la clôture du château. Un portail propyléen, quelques caméras discrètes… Des grilles, dans le style des années trente, s’ouvrent sur une allée de feuillages maîtrisés pour former une voûte ressemblant à une nef gothique. C’est un couloir de silence et d’ombre que percent seulement le cantique d’un oiseau ou un rai perdu de lumière tombant comme d’un vitrail. Au sortir de ce noir corridor dont la longueur inquiétait, le château apparaît, tel une oasis ou le chœur d’une cathédrale.
         Devant, un jardinier s’occupe d’une immense pelouse d’où jaillissent quelques jets d’arrosage. C’est un vieil Asiatique dont la Comtesse sait aussi utiliser le talent et la patience à des tâches plus ingénieuses que le simple entretien de l’herbe. Les citronniers, grenadiers et autres plantes exotiques dans les serres, témoignent de l’art véritable du « Chinois » et de sa réussite. Des fruits et sèves rares font ainsi, grâce à lui, le régal des convives qui, l’été, se désaltèrent des fameux jus que la Comtesse assemble.
         Le Chinois est en fait ingénieur agronome. En 1938, il a pu fuir les bombardements de Nankin et arriver en France grâce à une entremise diplomatique du comte Étienne de Bayès. Depuis, il n’a jamais quitté le château de son bienfaiteur. Bien qu’il en devînt vite le régisseur, il a toujours travaillé personnellement une partie des jardins. La Comtesse le connaît depuis l’enfance et lui doit beaucoup de ce qu’elle sait en botanique. Au village on voit peu cet homme solitaire et c’est tant mieux car ici on ne l’aime pas ; il est très vieux mais semble n’avoir aucun âge ; il ne parle et ne sourit jamais ; son air hermétique effraie les enfants qui imaginent en lui le diable.
         Alors que la limousine de la Comtesse pénétrait lentement dans le parc, le regard de Jacques croisa celui du Chinois et parvint difficilement à s’en défaire. Avant de sortir de la voiture, comme s’il eût pressenti une vilaine influence, Jacques se retourna et vit par la lunette arrière, au loin, les yeux incolores qui le fixaient toujours. La peur qu’il avait ressentie plusieurs fois le matin même, dans sa chambre d’abord puis à l’église, lui revint. Son impression de non-retour devenait plus précise, dénonçant quelque asservissement à une autorité floue mais inévitable. Le charme de la Comtesse, complice, aurait-il déguisé en séduction cette soumission obligée ? Un chant de sirène ? Si Jacques n’avait craint le ridicule, il serait reparti en courant.
         — Jacques, venez admirer mes roses. Les satrapes d’Ispahan en auraient été jaloux.
        Avec l’aide du Chinois, la Comtesse s’occupe des rosiers qui foisonnent derrière le château. Les fleurs, autant que les fruits, font ici l’objet de savantes recherches. La Comtesse crée des variantes d’espèces qu’elle présente ensuite à des congrès d’horticulture. Très officiellement, une rose à la pourpre sombre et presque noire porte déjà son nom. Des chimistes de l’université de Pau, des spécialistes d’agronomie tropicale de Montpellier, des généticiens de Toulouse, enchantés de séjourner à Horre, viennent parfois lui enseigner leurs sciences. Ils analysent et testent divers terreaux afin d’attribuer à tel ou tel de leurs composants les nuances qu’ils permettent d’obtenir. Dans un laboratoire aménagé dans l’une des serres, la Comtesse elle-même prépare des liqueurs savantes dont elle inscrit les formules dans des cahiers secrets, et elle en garde quelques échantillons dans des flacons numérotés ; des gouttes choisies, versées sur les racines des fleurs à la saison qui convient, agissent sélectivement sur le gain des couleurs. Loin de leur pâleur originelle, les bleus et les mauves des hortensias qui bordent le château sur toute sa périphérie sont déjà foncés et magnifiques ; mais la Comtesse espère parvenir bientôt à cette apothéose de violets qu’elle a vus en Bretagne et auxquels, tel un alchimiste, elle songe et travaille.
         Ici et là, des bancs permettent aux visiteurs, arrêtés, de se remettre de l’irréalité dans laquelle les déplacent cette lumière, cette multitude de couleurs ponctuelles, cette fragrance qui vous enivre… Jacques se croit pris dans le paysage pointilliste et figé d’un vieil autochrome inondé de soleil et de silence. Contemplatives, des divinités de pierre ont aussi suspendu leurs mouvements et des vases Médicis, comme en offrande, leur déversent d’interminables lierres. Tous les salons du château donnent, côté sud, sur cet Éden.   
         Pourtant ce n’est pas la beauté du lieu qui retient Jacques ici, ni l’attirance de la Comtesse, mais cette force encore qui plane, vague et subtile. Jacques doit se pincer pour s’assurer qu’il existe réellement dans ce décor de rêve où on l’enferme. Les personnages déjà en place paraissent l’attendre, simplement posés là parmi les fleurs et les statues, telles les images virtuelles d’un jeu d’optique ou les protagonistes de quelque récréation mentale.
         Francis Jammes a composé la seizième élégie du Deuil des primevères (1) au château d’Horre, en 1900. La famille de Bayès, intéressée très tôt par les publications de ce poète voisin, lui ouvrit naturellement le cadre virgilien de son parc et de ses jardins. Après un chagrin d’amour, c’est un Jammes meurtri qui continua de venir là écrire sa douleur, méditer et trouver le chemin de la foi.
         Jacques Joos s’inspirait justement de Francis Jammes pour certains éléments de la fresque qu’il peignait. Bouleversé, il apprit que le poète avait puisé l’humilité de sa conversion religieuse dans la contemplation des fleurs qui l’entouraient ici. Pour Jacques, magiquement introduit dans ce lieu, se retrouver sur les traces de Francis Jammes ne pouvait pas être un hasard. Les poésies devenues ses lectures de chevet après sa propre et surnaturelle illumination avaient donc été écrites sur ce même banc où il s’asseyait aujourd’hui, face à ces mêmes roses qu’il voyait là ; elles étaient forcément imprégnées de ce même parfum qu’il respirait aujourd’hui et qui ne cesserait désormais de l’étourdir… Ce fut pour lui un signe.

***

         Derrière le château toujours, un peu plus bas, une haie de fuchsias et de lauriers sépare la roseraie d’un jardin oriental dont le jardinier chinois a fait un bijou. Puis, sur cinquante mètres de dénivellation, deux escaliers rongés de lichens ceinturent une cascade monumentale dont la structure de paliers en demi-cercles rappelle un théâtre antique. Le concert des clapotis s’y mêle, les soirs d’été, aux épithalames des grenouilles vertes qui font leur cour aux étoiles. Des feuilles de nénuphars flottent sur les étages d’eau ; leurs fleurs somnolent, entrouvertes au frais du soir et indifférentes aux poissons rouges amoureux. Des vaguelettes cabriolent d’un plan aquatique à l’autre ; parfois elles s’égarent sur les bords et viennent distraire les roseaux dressés là jusqu’à joindre la verticalité de leurs lignes à celle de la chevelure d’un saule. Dissimulée en sous-sol de ce cadre idyllique, entière d’origine et aménagée seulement dans les années 1930 pour bénéficier de l’électricité, une machinerie de vis sans fin et d’engrenages actionne la fontaine.
         La cascade, comme le grand salon rouge, est l’un des lieux du château les plus chers à la Comtesse. Le soir, elle aime s’attarder sur les terrasses en surplomb quand les pierres, tièdes encore, y restituent leur plein de soleil et de paresse. Mais l’eau surtout, qui chante, la captive. Celle-ci achève à peine sa course qu’un système hydraulique la remonte au sommet puis relance son jeu de sauts et de danses. Fascinée par cette jeunesse perpétuelle, la Comtesse souhaiterait parfois se laisser entraîner dans le courant afin d’être prise à son tour dans le cycle fluide et sans fin. Elle a toujours craint de voir s’arrêter le mécanisme qui alimente sa rêverie ; aussi fait-elle venir régulièrement des gens de Tarbes pour entretenir la technique souterraine et trompeuse qui laisse croire à l’énergie éternelle de l’eau.
         C’est là également que songe la comtesse Adélaïde, modelée dans le bronze par son protégé Jules Rivière. Assise depuis plus de cent ans sur l’une des terrasses latérales dominant la fontaine, elle s’y appuie d’une main et de l’autre elle ne cherche pas à retenir un voile qui l’eût habillée si peu. Ô que le temps est long à regarder couler l’eau et le temps ! Sur la patine verte, les années distillent des concrétions dont les coulures bleuâtres se ramifient et marquent de stries la peau d’Adélaïde. Mais sa jeunesse échappe au filet de rides que dessinent ainsi sur elle les pluies et les saisons répétées.
         Une extraordinaire ressemblance unit Adélaïde et Hortense, au point que sans date ni signature on aurait pu se demander si la sculpture ne représentait pas Hortense elle-même. Celle-ci est troublée par le gel et l’intemporalité de son exacte image. Chaque fois qu’elle la regarde ou la touche, le même vertige la saisit comme si la fixité de son double, au bord de l’eau sans cesse revivifiée, lui renvoyait le présage de sa propre mort… 
         … Il fait chaud. Hortense se met toute nue, s’étend, s’offre au soleil sur les dalles tièdes... Dans le songe qui s’empare d’elle la voici qui frissonne, se lève, vient s’agenouiller contre le dos de la statue, y plaque sa poitrine et son ventre, appuie ses coudes sur les épaules immobiles. Ses mains enserrent le visage impassible ; ses lèvres effleurent la chevelure érugineuse, puis descendent, couvrent de leur feu le corps inerte, se blessent aux rugosités des oxydes… Sous la pression de ses caresses, il lui semble que les seins froids de son amante ont palpité. Et quand le songe d’Hortense se fait plus ardent encore, elle voudrait que tout son corps pénétrât la statue et que dans l’éternité d’Adélaïde, sa sœur, il se figeât ! Un spasme ! un éclair !… Le soir tombe, le tableau s’achève, Hortense a posé sa tête sur l’épaule d’Adélaïde, son regard pleure la vanité de l’étreinte, sa peau ne retient plus un fard dont les bavures se mêlent à celles du métal. Le rouge du soir accentue celui de ses joues allumées et vient enflammer les verts de l’immuable bronze. Éternel et parfait, le couchant se rit du spectacle en jouant avec l’ombre grotesque de ces femmes arrêtées dans leur embrassement de chair et de cuivre, et en les parant de couleurs fauves.

         — Quelle ressemblance ! Est-ce vous, Hortense, cette statue ?
         Rien ne pouvait satisfaire Hortense autant que d’être confondue avec Adélaïde. Cependant elle arracha vite Jacques à sa surprise, comme si elle avait craint qu’une preuve invisible ne dénonçât ici ses égarements psychédéliques  :
         — Venez, Jacques, poursuivons la visite du parc. Venez… Mais venez donc ! Suivez-moi.
         Un bosquet traversé. À droite, une ancienne volière en ferronnerie a depuis longtemps laissé échapper ses pensionnaires ; on l’a agrandie et aménagée en kiosque afin de pouvoir y entendre de la musique face à la chaîne des Pyrénées que l’on découvre d’ici. Cinq cents mètres en contrebas, fermant le parc, un filet d’eau gazouille, tout juste libéré du glacier qui, en face, nargue ces arrangements de sa hauteur et de son éternité.
         À ce ruisseau, dans la prairie située de l’autre côté, viennent s’abreuver des vaches. Un jour, l’une d’elle mourut d’avoir mangé les feuilles particulièrement toxiques d’un if qui se tenait là depuis des siècles. La Comtesse fut peinée de découvrir la vertu meurtrière d’un arbre qu’elle chérissait ; refusant de le faire abattre, elle préféra le déplacer à grand renfort de terrassiers et de paysagistes. Mais transplanté dans une terre meuble, à un endroit trop en pente, l’if se pencha et ses branches touchaient le sol. La Comtesse fit alors réaménager le jardin et creuser la terre de façon à ne pas contraindre les aises du feuillage du côté où il cherchait l’enfer. Elle plaça même un banc tout près afin de pouvoir désormais, à l’ombre du cher poison qui s’inclinait comme pour s’offrir à elle, rêver ou méditer tranquille, là, sur les choses qui passent…

***

         Le château lui-même est l’œuvre d’un architecte à qui l’on doit les plus beaux édifices construits à cette époque dans le Sud-Ouest de la France. Il avait été érigé pour un lord anglais dont le décès survint avant l’achèvement complet des travaux. Les héritiers ne voulant plus de cette demeure lointaine, ils la vendirent au baron Charles Hullières qui en termina l’aménagement. Une pierre blonde s’y harmonise de lignes sobres que n’agressent pas des colonnes et autres éléments néoclassiques conformes à la mode de l’époque mais discrets ici. Il y a quelques années, la Comtesse aurait pu, grâce à des appuis politiques, faire classer le château par la Commission des Monuments Historiques afin qu’une partie de l’entretien fût prise en charge par l’État. Mais sa fortune et sa fierté la dispensaient de recevoir cette aumône.
         L’intérieur témoigne admirablement du goût de cette famille inspirée. Bien qu’Horre ait été seulement l’une des résidences secondaires du baron Charles Hullières puis des comtes de Bayès — mais leur préférée malgré l’éloignement de Paris —, il reste marqué par les mouvements artistiques qui se sont succédé depuis cent cinquante ans. D’une pièce à l’autre on en suit la continuité. Tous les endroits du château regorgent d’œuvres d’art, l’avant-gardisme et le mécénat l’ayant rempli mieux qu’un musée. Citer les créations que l’on découvre jusque dans les escaliers et couloirs, énumérer les peintres et sculpteurs dont les œuvres furent célébrées ici avant partout ailleurs, feraient de ces pages un catalogue éblouissant. Par l’intelligence et le rayonnement de ses propriétaires le château d’Horre fut toujours un lieu de rencontre pour les créateurs du monde des beaux-arts, de la littérature, du spectacle, de la mode… Inouï serait le récit des fêtes qui s’y déroulèrent. Il y a une vingtaine d’années, on venait de Paris en hâte pour passer à Horre le temps d’une seule soirée.

         Même si Jacques Joos reste encore petit à côté de la plupart des artistes qui ont séjourné ici, la Comtesse, intuitive, l’a remarqué. On ne s’étonne donc pas de le voir débarquer à Horre à son tour, lui dont on commence à parler et dont la vision cérébrale des étoffes est annoncée comme géniale.


(1) « Les roses du château de X…, le grand perron,
  le bois humide où l’on cueillait des champignons,
  les midis ennuyés sur le cadran solaire,
  et les baguenaudiers dans le parc séculaire,
  c’est le deuil de mon cœur, et je suis mort de vivre… »



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