Cantique

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Chapitre 11 - Maddalena

 Franz von Stuck
  Franz von Stuck
  


     — Hortense est bien pressée ce soir. D’habitude, avant de se montrer ainsi, la bellissima attend que l’obscurité la revête d’un voile. Un sommet de séduction dans un recul de pudeur !
         Jacques se retourna. Un play-boy d’une cinquantaine d’années, dont la cravate exubérante tranchait sur un costume en alpaga blanc, se pencha légèrement vers lui avec la distinction tout italienne qu’avait annoncée son parler.
         — Roberto di Firezzi, se présenta-t-il. Mon père était Luigi, le demi-frère de Paula, la mère d’Hortense.
         Jacques serra la main qui lui était tendue.
         — Hortense ne vieillira jamais, poursuivit Roberto. Elle est superbe, vraiment superbe ; et la nuit magnifiera encore une beauté qui gagne à être devinée, méritée… Existe-t-il suggestion plus délicieuse que celle qui s’adresse d’abord à l’imagination puis à une patience modérée ? Voilà bien le bonheur des amateurs de jolies femmes, n’est-ce pas, monsieur Joos ?
         — Vous appréciez singulièrement votre cousine, observa Jacques surpris.
         — Vous y êtes également sensible, dit-on.
         Mais qui, aujourd’hui surtout, aurait pu échapper à la fascination d’Hortense ? La tenue qu’elle arborait, spécialement réalisée pour cette soirée par un couturier parisien, était tout un poème. Une jupe noire, en soie, des volants festonnés… À la taille une ceinture brodée et noire aussi s’entourait de roses noires encore. Grand deuil ! Deux longs pans de chaque côté, dans une mode des années 1920, encadrés de valenciennes où des larmes de jais reflétaient de clairs scintillements, tombaient. Complice, la transparence du chemisier offrait la poitrine d’Hortense aux regards des admirateurs et autres voyeurs. Une échancrure profonde sur le devant rajoutait sa note aiguë d’érotisme à un chic déjà libertin. Face à cette vamp qui paraissait droit sortie de l’outrance d’un lupanar fellinien, le visage de l’évêque, si brusquement détourné de la sainteté mariale de tout à l’heure, s’empourpra, cardinalice.
         — Il y a trente ans, elle n’aurait porté aucun chemisier, confia Roberto avec nostalgie.

         La Comtesse n’avait pas voulu limiter son projet par des considérations d’argent. Sans contrainte de chiffres, liberté avait donc été laissée à un professionnel pour organiser toute la fête selon des directives plutôt sommaires : faste culinaire, opulence, grande musique. Depuis plusieurs jours, un traiteur et sa troupe accaparaient les cuisines ainsi que diverses salles des bâtiments annexes. Imposés par la compagnie d’assurances, des vigiles faisaient police aux entrées du parc et aux abords immédiats du château. Il faisait beau, assez chaud même, mais du vestiaire installé"auprès des serres illuminées, pour pallier la fraîcheur tombante de la nuit, des coursiers se chargeaient de rapporter son vêtement à qui le souhaitait.
         Les invités assaillaient trois immenses buffets, l’un dressé près de l’allée menant aux serres, un autre face à la roseraie, et un dernier au bord de la piscine. Dom Pérignon à volonté, grands crus de Sauternes et du Médoc, foies gras du Sud-Ouest, caviar, langoustes fraîches arrivées de Roscoff…, et cela pour près de mille personnes ! Les frais engagés donnaient des vertiges à qui tentait de les évaluer ou de trouver le pourquoi d’une telle démesure. Pour payer sa réception la Comtesse avait vendu des toiles de maîtres, disait-on. D’une pointe d’érudition et d’un revers de gourmandise, Roberto évacua ces réflexions :
         — Ce soir Lucullus dîne chez Crésus, conclut-il en reprenant du château-yquem.

         Jacques était très entouré. En tant que peintre, naturellement, puisque son talent était aujourd’hui à l’honneur. Mais sa représentation de la babylonienne Comtesse sous les traits de la Vierge supplantait, en ce premier temps, toutes les qualités artistiques de son travail. Au-delà de l’audace et de la suggestion amoureuse, on cherchait auprès de lui la véritable raison d’un tel hommage à son inspiratrice. Jacques n’expliquait rien et se contentait d’éviter les questions dont on le harcelait.

         — Monsieur Joos, appela Roberto, connaissez-vous Maddalena ?
         Quelle ressemblance ici, après toutes les autres, aurait-elle pu étonner Jacques ? Aussi ne parvint-il pas à manifester de surprise lorsque apparut à lui dans sa fraîcheur première, comme si elle se fut extraite du grand daguerréotype, de l’image pieuse ou même de la fresque, Hortense encore ! Une jeune femme lui souriait, habillée tout en blanc, une vingtaine d’années, si belle qu’en la voyant Jacques se retrouva sous l’empire d’une admiration sainte et d’un charme relig… Dans la crainte revenue de ne plus exister réellement, les mêmes mots qui lui avaient été dictés lors de sa première vision d’Hortense, ceux-là qu’il avait curieusement relus au dos de l’image de la Vierge, émergeaient à nouveau de son subconscient.
         — Maddalena est ma fille, expliqua Roberto, et Hortense la considère comme la sienne…
         Ah ! l’inutile chanson ! Qu’une jeune fille de la branche italienne de la famille d’Hortense lui ressemblât, soit. Mais qu’elle ressemblât aussi à Adélaïde prouvait bien qu’elles étaient toutes les trois du même sang ! Face à l’incrédulité de Jacques, Roberto compléta son aveu :
         — … Oui, c’est aussi sa fille.
         Sans lui en dire plus, Hortense avait déjà signalé à Jacques l’existence de cette jeune « nièce » qu’elle chérissait, son héritière ; elle partageait sa vie entre Milan et Paris. Jacques n’aurait jamais soupçonné le lien réel des deux femmes. Le mensonge tacite d’Hortense lui était une flèche. Mais que pouvait critiquer celui qui choisissait lui-même de partir en laissant inachevée une amitié aussi haute ?
         — Je ne vous ai jamais vue à Horre, dit-il à Maddalena.
         — Horre, quel ennui ! Une heure à Horre, c’est déjà l’horreur, plaisanta-t-elle. Sauf aujourd’hui, évidemment.
         La voix aussi ! Adélaïde, Hortense, Maddalena… Ne sachant s’il devait rire ou fuir, pris dans les échos ensorceleurs de sirènes identiques répétées l’une de l’autre comme des poupées matriochka, une angoisse l’envahit, la même qu’il avait ressentie en commençant à peindre ici. Elle le reprenait, fermant la boucle, serrant fort, l’étouffant…
         — Ainsi vous êtes Jacques. Ma mère m’a si souvent parlé de vous !
         Oui, il était Jacques… Ou plutôt non, il n’était pas Jacques… Il ne savait plus… Toutes ces coïncidences… Sans doute était-il encore manipulé…  Cette sensation de vivre dans un roman… Fuyant son vertige, Jacques préféra s’éloigner de Maddalena et rejoindre ses propres amis. De ceux-là au moins il ne doutait pas de l’existence.

        Plusieurs points de musique avaient été aménagés dans le parc. Après que de petites formations classiques eurent encouragé les appétits sur des rythmes baroques, ils cédèrent la place à des orchestres de danse. Très attentionné, Roberto invita d’abord Hortense. Puis seule, offerte à tous les regards, celle-ci occupa la piste dans son abandon à une transe barbare. Jacques avait toujours connu Hortense comme une femme réservée ; il la redécouvrait là dans l’exubérance d’un autre âge et les licences d’une ancienne elle-même. Comme on était loin ici de la chapelle de Rothko ! Blessé de cette provocation, Jacques observait Hortense à moitié nue le fuir et livrer des gesticulations impudiques à sa consternation. Car c’était pour lui qu’elle dansait — ou de lui plutôt —, Salomé vengeresse !
         — Jacques, venez danser ! appelle-t-elle.
         Une danse plus calme. Le corps d’Hortense effleure le sien.
         — Oh ! Jacques ! murmure-t-elle seulement.

         Peu avant minuit, un feu d’artifice fut tiré, si brillant et si haut que les chapelets de lumières semblaient se refléter dans le miroir des glaciers proches puis rebondir au-dessus de la fête. Après cela, jusque tard dans la nuit, les orchestres classiques accompagnés parfois de chœurs reprirent possession des podiums. On circulait librement dans le parc, d’un concert à un autre. Les emplacements de ceux-ci avaient été agencés de façon que la musique pût accéder partout et qu’aussi leurs échos ne se confondissent jamais. Du champagne était constamment proposé à tous.
          Vers deux heures du matin, seuls demeuraient un quart des convives. La Comtesse fit venir ces derniers noctambules autour de la cascade dont l’arrêt précipita les jardins dans l’inquiétude d’un silence inconnu. Les orchestres réunis, accompagnés des chœurs et de quelques solistes, entreprirent alors de jouer un requiem. Comment une soirée aussi gaie pouvait-elle s’achever sur ces chants désolés ? La Comtesse est bizarre, pensa-t-on, c’est une originale. Mais qu’importait ! la musique était belle. Et les âmes de chacun, arrachées à la fête, furent ainsi emportées par la mélancolie d’Hortense. Celle-ci, appuyée contre la statue d’Adélaïde, tenait la main de sa fille Maddalena et parfois l’embrassait. Un voile de mystère tombait sur leur trio.
         Quand l’exécution du requiem fut terminée, replongeant le parc dans un silence si lourd qu’aucun applaudissement ne tenta même de le briser, la soirée aussi s’achevait. L’eau de la cascade se remit à sauter et à chanter. Maddalena ôta alors ses souliers puis alla cueillir deux fleurs de nénuphar blanches au milieu du bassin. Ruisselante de ce baptême, elle revint en offrir une à sa mère et posa l’autre aux pieds d’Adélaïde.
         — L’eau est morte, vive l’eau ! s’écria Roberto.
         Il disait juste mais n’avait rien compris.
         Jacques s’approcha d’Hortense :
         — Ce requiem est insensé, vous n’auriez pas dû…
         — Mais c’est seulement à la mémoire de l’eau vive,  s’effondra-t-elle en pleurs. Oh ! Jacques !

         Après que Roberto et Maddalena et tout le monde furent partis, pour Hortense et Jacques restés seuls, un des orchestres continua de jouer jusqu’à l’aube.




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