Cantique

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Chapitre 5 - L'art et le vide

 

Klein     

 

        Après s’être mieux connus, le trait que Jacques continuait à comprendre le moins du caractère de la Comtesse était son goût pour les biens matériels. Ses affinités avec elle s’arrêtaient à cette barrière. Certes le luxe découvert à Horre — et dont il ne soupçonnait pas la vraisemblance avant de venir là — restait pour lui une source constante d’éblouissement. Mais ces œuvres d’art dans une collection privée lui paraissaient irréelles tant leur profusion échappait à sa raison, et tant le poids historique de certaines d’entre elles situait leur seule place concevable dans le patrimoine universel. Même si Hortense reconnaissait n’être que la dépositaire de ces trésors, la nécessité d’en acquérir sans cesse semblait incompatible, pour Jacques, avec l’élévation spirituelle qu’elle manifestait par ailleurs. Il lui avoua cette incompréhension. Sa réponse inattendue, dévoilant un intime secret existentiel, ne pouvait que la rapprocher de lui.
         Les objets que la Comtesse aimait acheter — et qu’elle déversait ensuite dans ses caves blindées — étaient nombreux mais ciblés : seulement des œuvres abstraites et des pièces d’art primitif, africaines et océaniennes principalement, dont la force brute, comme celle des dessins d’enfants, la fascinait. La Comtesse se rendait parfois à New-York ou à Londres pour voir de près une statuette reproduite au catalogue d’une vente. Mais si l’original se révélait en deçà de son espérance, alors elle rentrait à Paris sans même assister aux enchères. Les objets anciens d’art primitif, conçus pour des rites domestiques, religieux ou guerriers, loin de tout circuit mercantile, ne sont jamais signés. La Comtesse ne partageait pas les critères occidentaux d’appréciation, fondés sur une autre culture ou établis pour des besoins de spéculation. Elle disait :
         — Si une statue m’interpelle, si un fétiche me dérange, c’est relativement à ce que je cherche sans le savoir vraiment, et aussi à ce que j’y trouve sans parvenir à l’expliquer. Ces œuvres me parlent le langage d’une part de moi-même que j’ignore ; leur esthétique apparaît dans un sens bien réel mais que je ne puis définir.
         » C’est comme votre peinture, Jacques : elle m’illumine. Oui, je crois à la connaissance que vous dites posséder, celle-là que vous ne sauriez exprimer si elle ne vous éclairait déjà. Jacques, vous peignez pour extraire de vous-même — et donc pour la chercher encore — la vérité qui vous habite ; moi je sonde les expressions artistiques des autres. Malgré l’opposition de nos moyens, nos recherches sont identiques. Mais parmi les choses qui m’entourent ici, laquelle pourrait me réfléchir un seul atome de la vérité qui résiderait aussi en moi ? Pensez-vous, Jacques, qu’un bronze doré puisse me renvoyer un fragment de mon être ? Non, les arts des modes et des écoles ne m’émeuvent plus. »
         Cette femme possédait tout ; cependant elle aspirait à trouver et à ne conserver qu’un seul objet, celui qui répondrait un tant soit peu à sa quête d’absolu. Mais toutes ses acquisitions, rejoignant les collections déjà héritées et entassées, étaient ensuite les trophées dérisoires de ses chasses, les traces d’autant d’échecs, et des preuves de la vanité d’un argent qui ne permet pas d’accéder à l’essentiel.
         Il y a une dizaine d’années, la Comtesse avait acquis un appartement secondaire à Paris, non loin de son hôtel du parc Monceau. Des murs tout blancs et une moquette grise assuraient la sobriété de la pièce principale. Le mobilier était constitué d’un seul fauteuil — il n’y avait jamais là d’invité — qui faisait face à une commode en acajou destinée à ce qu’y fût posé un unique objet ; au-dessus, un crochet pour un éventuel tableau. Avant cet appartement, la Comtesse avait déjà « vidé » ainsi un salon de son hôtel particulier ; mais les autres pièces, remplies de choses, altéraient la simplicité de celle-ci par leur proximité et leur pression ; il avait fallu fuir ailleurs.
         Jamais deux objets d’art ne se côtoyaient dans cet écrin-musée : on enlevait celui qui occupait la place dès l’arrivée d’un autre. Le partant était revendu ou stocké, son message épuisé. La Comtesse passait des heures, souvent, à explorer l’œuvre éphémère, rêvant d’y découvrir la facette d’un miroir de son âme et l’éclat retourné d’une parcelle de son éternité. Parfois elle pensait ainsi devant un cadre vide.
         — En fait, Jacques, le vide est la limite à laquelle je tends. C’est la convergence de mon désir : ne plus rien posséder. Mais je ne parviens à cette conscience que par le moyen de tout acheter. Jacques, me comprenez-vous ? Jacques, comprenez-moi.
         L’idée de se retirer du monde tentait parfois la Comtesse. Elle aurait ainsi déplacé le matérialisme de sa quête vers un mouvement seulement spirituel puisque la finalité de sa recherche se situait évidemment de ce côté-là. Mais toute une éducation dans l’abondance ne rendait pas facile un tel abandon. Car elle l’aimait aussi, la vie oisive et belle. Et la fête lui demeurait vitale autant qu’elle la repoussait parfois. Et le plaisir, donc ! Comment répondre à une tentation monacale et taire en même temps son contraire encore plus fort ? À défaut de reconnaître qu’elle ne souhaitait pas vraiment une retraite, la Comtesse avouait seulement manquer de volonté pour cela. Elle mêlait ici, dans les antilogies d’un discours non dépourvu de charme — ni peut-être d’une séduction voulue —, les caprices idéalistes ramenés de son adolescence comblée aux regrets de la femme qui se retournait, lassée.
         — Jacques, que n’ai-je votre foi ? Tout est là, sûrement.
         Jacques continuait d’affirmer qu’il ne croyait pas en Dieu. Ses propos rayonnaient cependant d’une évidence telle qu’il paraissait impossible que cet homme ne fût pas réellement habité par la Vérité dont il parlait. La Comtesse observait avec quel bonheur, dans son geste de peindre, Jacques exprimait ce qu’elle-même attendait de ses « objets uniques ». Mais malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à saisir la clé qu’il lui tendait, cachée sous les drapés de ses peintures. La Comtesse avait déjà acheté trois tableaux de Jacques, en plus de celui qu’il lui avait offert ; deux étaient à Paris et deux autres à Horre (dont l’un accroché dans le grand salon rouge). Et elle les étudiait, et avec Jacques elle en parlait, et elle en parlait encore… L’attirance qu’il exerçait sur elle, mal définie au début de leur relation, devenait envoûtement. Après avoir épuisé toutes les formes d’art, elle discernait dans l’âme de cet artiste une lueur jamais entrevue ailleurs. Cette découverte la bouleversait :
         — Jacques, je vous attendais. Ce n’est pas d’une falaise que vous êtes tombé, mais du Ciel, plaisantait-elle.      
         Et à défaut de réussir à faire sienne la vérité qui irradiait de Jacques, dans une déviance obsessionnelle voilà que la Comtesse aurait souhaité le posséder lui-même, tout entier, un objet lui aussi ; comme si cette emprise eût été le gage d’une chance pour elle d’atteindre à la même sérénité que lui.

***

         Le vide de monastère auquel aspirait la Comtesse pour parvenir à une plus grande plénitude spirituelle révélait une démarche qui, malgré sa banalité, plongeait Jacques dans les réflexions les plus denses. L’impuissance d’Hortense à s’extraire de ses objets sonnait pour lui comme un avertissement, car cet aveu dénonçait en même temps le piétinement de son art. La Comtesse se noyant dans son Pactole de richesses : l’analogie était claire avec Jacques lui-même s’enlisant dans ses montagnes de chiffons.
         Ainsi perplexe, Jacques dut reconsidérer la finalité de sa peinture. Les froissements d’étoffes, dans la reproduction desquels il excellait pourtant, lui parurent désormais des artifices, des bornes qu’il fallait franchir pour aller vers son véritable idéal ; il avait déjà stationné trop longtemps dans le confort d’un facile talent. L’absence d’objets dont rêvait la Comtesse au milieu de ses capharnaüms ouvrait aujourd’hui l’esprit de Jacques à la nécessité d’une peinture plus dépouillée et donc allégée de cette surabondance de plis dans les creux desquels il s’était si paresseusement attardé, voire endormi.
         Après sa première saison à Horre, les tableaux de Jacques devinrent moins torturés. À sa fameuse vérité, il offrait maintenant un écrin plus sévère, un lit plus simple, bien que la signification en fût encore plus hermétique. Ses étoffes laissaient là de leurs tourments. Jouant sur des volumes adoucis, les ombres et les lumières y devenaient plus timides, leurs contrastes s’estompaient. La technique du peintre perdait donc de son brio au fur et à mesure qu’elle lui paraissait plus vaine pour traduire un idéal forcément immatériel. Et Jacques savait que bientôt il renoncerait totalement à son savoir-faire si patiemment acquis, une rude épreuve d’honnêteté pour ce maître dont la peinture évoluait inéluctablement vers la représentation d’étoffes nouvelles et parfaitement tendues, nettes de tout relief, des surfaces lisses et monochromes, vides ! Comme d’autres avant lui, il ne lui resterait plus alors qu’à balafrer ses toiles d’une lacération, réelle ou peinte, pour faire jaser la critique et aussi pour signer de son humilité la vision impossible de Dieu.
         Incompris de beaucoup — mais non d’Hortense, espérait-il —, parvenu à un bord ultime de rupture, voilà même qu’il songerait à ne plus toucher à la toile vierge, la chasteté de ce refus en faisant l’acte artistique suprême.

         Ainsi, s’épaulant dans des voies similaires, Jacques et la Comtesse aspiraient à l’abstraction absolue et au néant matériel qui, découvraient-ils ensemble, contiennent l’essence parfaite de la spiritualité et de la vérité.

Klein
Fontana



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