Cantique

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chapitre 14 

Chapitre 15 - Cantique

 


attribué à Jean de Beer

 

         — Pour vous je m’appelle Maddalena, avait-elle dit.
         Stupéfait de me retrouver dans l’exacte situation de Jacques lorsqu’il avait rencontré Hortense, et fasciné par le cycle amoureux qui m’était ainsi proposé, tenté aussi d’y poursuivre ma recherche spirituelle, je fus surtout terrifié par la fatalité que cette répétition traduisait. Car, en corollaire, la preuve existait enfin que cette femme — une seule en trois, évidemment — était une criminelle et non pas la sainte que la naïveté populaire se plaisait à découvrir et honorer. Je savais également que si je répondais malgré tout à l’invitation de Maddalena, recommençant ainsi mon livre à son début, personne ne pourrait venir me délivrer, moi, comme j’avais pu délivrer Jacques. Assurément mon scénario avait terminé son auto-apprentissage ; souverain et maléfique, il n’avait même plus besoin de Laurent pour générer ses sortilèges, j’étais devenu son unique jouet. Enfin lucide, quels que fussent mes sentiments, je décidai vite alors de lui échapper, de sauver ma tête, de mettre un point final à cette histoire, et de poursuivre ailleurs ma réflexion.
         Mais j'ai trop attendu. Je n’arrive plus aujourd’hui à m’extraire de la fiction dans laquelle j’ai voulu descendre ; mon imagination est prisonnière des entrelacs qu’elle a elle-même dessinés. Mon intrigue se continue seule, je ne peux arrêter sa rébellion ; sa folie m’entraîne inéluctablement vers un sacrifice annoncé, tandis que mon livre se referme sur moi comme la pierre d’un tombeau. J'ai tué mon héroïne pour satisfaire un scénario calibré, je n'échapperai pas en retour à la vengeance d'un roman qui en est devenu fou. C'était mon premier roman. Hélas ! Ce sera le dernier.
         C’est le meurtre anthropophagique du père. Immolé, absorbé, je suis désormais la nourriture de ce que j’ai conçu. Tout à l’heure, après les quelques lignes qu’il me reste à écrire, à la fin de ce roman, celui-ci aura dévoré entièrement son auteur. Dois-je m’en plaindre ? Sans nier l’horreur du geste, Montaigne défend l’idée que la moelle d’un enfant qui mange ses parents devient pour ceux-ci la plus honorable des sépultures, et il suggère que la répétition infinie de telles eucharisties assure, en quelque sorte, une vie éternelle à tous les communiants. De même, un auteur peut-il rêver de continuité plus douce que se prolonger en son propre livre ? Existe-t-il pour lui un cercueil plus digne ? Je n’ai pas choisi cette fin, mais c’est pourtant celle-là qui m’arrive.
         Oui, voici qu’une torpeur définitive va me gagner, je ne pourrai même pas la décrire, mes doigts seront gelés, mon stylo tombera ; j’aurai froid aussi à l’intérieur de ma tête, je sentirai comme aux vertèbres s’éployer des ténèbres, toutes dans un frisson à l’unisson ; ma dernière pensée roulera par terre en quelque bond hagard…
         Et mon pur regard enfin vers la Vérité de Jacques…
         « Venez, démons ! » (1)
         Épouvanté, je vois entrer dans mon bureau les chœurs que je dirigeais hier encore ; ils entourent et exaltent la funeste héroïne que j’aime et à laquelle je pardonne. Adieu ! Je mourrai quand leur cantique s’achèvera :

                   « … Mais selon un baptême
                  Illuminée au même
                  Principe qui m’élut

                           Penche un salut. » (2)

 

(1) Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer
(2)
Stéphane Mallarmé, Cantique de saint Jean




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