Cantique

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Chapitre 12 - Hérodiade et Salomé

 


terre cuite anonyme du XVI-ième siècle

 

         — Encore un peu de citronnade, Jacques ?
         Jacques n’eut pas à répondre, déjà on emplissait son verre. C’était la deuxième fois de la soirée et par habitude Hortense savait qu’elle lui en verserait encore. Anticipant sur la soif de son invité, elle le servait donc, ainsi qu’elle l’avait toujours fait. La chaleur inhabituelle de ce début de septembre alourdissait l’ambiance qui régnait entre eux, et dans le grand salon rouge du château elle chargeait d’évidence le silence qui répondait à l’inutile question.
         Revenus du tintamarre de la fête, leur dernier face-à-face commençait. Jacques quitterait Horre le lendemain après avoir réglé à la mairie les formalités finales de son contrat. Une grande lassitude l’envahissait, avec le sentiment d’une possible erreur vis-à-vis de lui-même et surtout de quelque culpabilité envers Hortense. Les bras de celle-ci étaient là, tout près, offerts encore. Le grand salon rouge, figé dans son arrangement académique mais devenu chaleureux et familier, saturé de l’image et de la voix et du rire et du parfum de cette femme que Jacques chérissait sans vouloir le lui dire, se transformait en l’écrin d’une mémoire où il se réfugiait déjà comme pour y trouver un refuge ultime et maternel. Un lugubre solo de trompette — Miles Davis — modulait le défilé de ses pensées. Le temps n’était pas plus suspendu qu’on ne peut le remonter.
         La citronnade aussi prenait saveur de nostalgie ; elle la garderait dorénavant dans la mémoire de Jacques. Bien plus qu’aux images ou aux bruits, le temps donne aux goûts et aux odeurs un formidable pouvoir de rappel. En buvant, Jacques le savait, lui dont le breuvage exhalait les essences qui allaient désormais nourrir ses rêves. À la veille de partir, le bonheur qu’il avait refusé prenait des proportions démesurées ; le recul, et des regrets sûrement, les amplifierait encore demain.
         — Hortense, nous aurions dû garder plus de distance entre nous, dit-il.
         Le fait que leur attachement restât toujours inavoué au nom seulement des principes de Jacques rendait singulière cette réflexion. Hortense ne répondit pas. Frustrée, mais sans jamais avoir dénoncé la moralité désuète ni l’ambiguïté de son invité, elle ne regrettait rien cependant. Un rapport plus intime entre eux aurait impliqué que Jacques fût un autre, et elle n’aurait pas éprouvé alors une fascination née, précisément, des raisons qui le rendaient inaccessible. Subissant cette contradiction, Hortense avait pourtant réussi à en extraire des moments d’élévation et de joie. Chaque instant passé avec Jacques n’avait jamais été qu’un prélude à leur adieu, et le calme qu’elle affichait ce soir découlait de cette continuité assumée.
         Mais du destin que Jacques lui imposait — ou qu’un autre écrivait ! — il incombait maintenant à Hortense d’être l’instrument final, car elle aussi, par atavisme, était une femme de destins. Até ou Némésis ?
         Jacques et Hortense occupaient donc les places qui avaient été les leurs durant ces deux années. Le guéridon sur lequel leurs boissons furent toujours posées séparait à peine les fauteuils dans lesquels ils étaient installés, mais l’amorce de l’écart de leurs vies et un gouffre de silence en accroissaient aujourd’hui la distance. Bien que baies et rideaux fussent fermés, Jacques vit soudain l’air s’animer. Sur la console, au-dessous du masque africain, la coupe de jaspe avait été remise à sa place et des branches d’if fraîchement coupées y bruissaient dans les frissons d’un désir impatient. Au centre de la table d’apparat, les flèches de la rosace perdaient leur étrange biais fixe et tout sens ; elles s’emballaient dans une rotation folle. De la plaque d’or découverte s’échappait une trombe dont la transparence orageuse gagnait l’ensemble de la pièce en troublant la vision de Jacques d’un mirage anamorphotique.
         Et puis voilà que la clarté devint brusquement sombre, fanant la gamme des rouges dont la fantasmagorie s’alluma un jour face à Jacques dans un éblouissement qui augurait son délire. Jacques revivait sa découverte du salon comme un film inversé et projeté à grande vitesse. Seules et avivées, émergeaient de ses souvenirs les craintes qu’il avait ressenties en pénétrant ici la première fois. La lumière s’en allait en emportant les trésors de la pièce ; elle laissait un squelette de terreur brute auquel ne firent jamais que se greffer, comme pour le cacher, toutes les grâces qui s’en détachaient maintenant. Telles des stries de lave s’éteignant, les abbrach des tapis se recouchaient en rang et dans une sagesse retrouvée ; l’air du salon les étouffait de son remugle ancien.
         La chaleur qui oppressait Jacques se fit insupportable. Un vertige l’empêcha de se lever, une lancinante douleur l’envahissait. Sans que le volume sonore eût été accru, la musique devint étourdissante. Les plaintes de la trompette se mirent à ricocher à l’intérieur de sa tête dans l’orgie d’une angoisse et d’un vacarme dont les échos se conjuguaient et se multipliaient.
         — Hortense, je ne me sens pas bien…
         Hortense se leva, s’approcha de Jacques, se pencha vers lui. La vision de celui-ci fut alors la naissance d’un monstre. Hortense, la merveilleuse Hortense, se métamorphosait en sorcière. Des scarifications déchiraient son visage ; le temps, qui l’avait toujours épargné, s’y trouvait débridé en de faramineuses accélérations. Le rose de sa peau virait à un gris cendre, se creusait de rides vertes ; et aussi le vermeil de sa bouche se muait-il en charbon calciné. Ses yeux, lavés de leur pers admirable, s’allumaient rouges et telles deux lucarnes sur l’enfer. Le masque primitif dont la science avait tant troublé Jacques s’estompait, là-bas ; son rictus s’imprimait sur la face d’Hortense tandis que le visage de celle-ci prenait l’autre place pour inhaler, à son tour et en ce commerce, les effluves malins de l’if.
         Le jeune hidalgo de Vélasquez, les Adélaïdes diverses et uniques, tous les autres témoins de l’amitié d’Hortense et Jacques, s’évaporaient des médaillons et des photographies, descendaient des tableaux et piédouches. À tour de rôle, ces juges et bourreaux s’évadaient de leurs cadres, se dirigeaient vers la conque de jaspe, y saisissaient un rameau, puis, comme pour voter une condamnation, ils allaient en déposer quelques feuilles dans la carafe de citronnade. Fantômes coagulés dans la fixité de leur pose, ces diacres lucifériens se déplaçaient en translation, impassibles, puis achevaient autour de Jacques leur funèbre procession. Sans même remuer les lèvres, ils psalmodiaient leur sentence sur une mélopée qui coulait au rythme de la trompette de Miles Davis :

" ... Je sens comme aux vertèbres
S'éployer des ténèbres
Toutes dans un frisson
          À l'unisson

Et ma tête surgie
Solitaire vigie
Dans les vols triomphaux
          De cette faux

Comme rupture franche
Plutôt refoule ou tranche
Les anciens désaccords
          Avec le corps...

Qu’elle de jeûnes ivres
S’opiniâtre à suivre
En quelque bond hagard
          Son pur regard… »



Gustave Moreau


         Une paralysie croissante pétrifiait Jacques, l’empêchant de bouger et de crier. Seule Hortense, déformée jusqu’à atteindre un extrême satanique, se contorsionnait dans le vomissement d’un jus gluant et jaunâtre qui dissolvait, dans la carafe, les brindilles du poison :
         — Encore un peu de citronnade, Jacques ?
         Plus que le sarcasme d’une sorcière, ce fut là l’aboiement d’une chienne ! Bitches Brew. La furie bavait sa bile vénéneuse. Dans le verre de Jacques, échappées de la gravure du cristal, les sphinges se délectaient de cette écume comme d’un vin attendu, et elles s’ébattaient dans son flot avec des vociférations d’énergumènes. Appuyée contre la bibliothèque en ébène, la créature bicéphale peinte par Gustave Moreau, le tableau soi-disant disparu, Hérodiade et Salomé, Cérès et Proserpine, Adélaïde et Hortense, mère et fille, sœurs, jumelles, — femme unique ! — ricanait doublement en enfermant sa proie entre les éclairs des quatre prunelles d’améthyste qui clouaient à la toile ses gueules de chimère. Les ectoplasmes de Jules Rivière, du mari d’Hortense, d’Harold, et ceux d’autres encore, assistaient au martyre de leur compagnon d’infortune. Ils l’attendaient. Assise à l’autre bout de la pièce à côté du régisseur chinois, Maddalena observait tout cela d’un air impavide comme si elle eût appris sagement sa leçon d’un rôle futur.
         Jacques perdit la raison durant quelques instants puis revint de son coma. Les mystes diaphanes avaient réintégré les havres de leurs éternités mais leur cantique résonnait encore dans le grand salon rouge qui était devenu plus sombre encore, hélas ! Dans cette opacité, Jacques ne discernait plus aucun objet, mais Hortense seulement dont le visage penché sur lui avait recouvré ses traits angéliques. Dans la plus douce des cueillaisons, des mains ailées s’emparaient maintenant de sa tête pour la porter

              « … Là-haut où la froidure
              Éternelle n'endure

              Que vous le surpassiez
                        Tous ô glaciers… »


         Alors qu’il glissait ainsi dans le ciel, à nouveau aux bords de la Vérité et de l’Absolue Lumière, d’un geste il voulut se dégager d’Hortense, à moins que ce ne fût pour une caresse à l’être aimé qui vous tue et auquel vous pardonnez déjà. Bis repetita. Mais Jacques ne parvint pas à bouger le bras. Au moment où ses yeux se fermèrent à toute clarté, l’haleine la plus suave qu’il eût jamais souhaité respirer caressa sa bouche. Sur ses lèvres, Hortense posait les siennes, tendres et brûlantes.
         — Ô Jacques, Jacques chéri, murmura-t-elle, aucune vérité ni aucun Dieu ne peut promettre ce que l’amour ne promet pas. Jacques, vous vous êtes seulement trompé.
         — …
         — Votre vérité, Jacques, c’était nous !
         Une masse noire et infinie écrasa alors l’esprit de Jacques, mettant un terme à son cauchemar.
         — Jacques, poursuivit Hortense en lui fermant les yeux, vous mourez de notre amour et vous ne le savez même pas.

 

Lucien Lévy-Dhurmer



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