Chapitre 10 - Notre-Dame d'Horre
Jean-Yves Povy |
À la mi-août 1994, avec deux semaines d’avance sur le calendrier prévu, Jacques avait terminé son travail. Soucieux de perfection — et joueur en même temps — il était cependant resté accroché à sa fresque jusqu’à la dernière minute, rectifiant ici un trait ou retouchant là une teinte dont les éventuels défauts auraient vraisemblablement échappé à tout autre observateur que lui. Seule l’obligation de respecter le délai contractuel avait eu raison de son obstination, alors que les murs — plus abandonnés que véritablement achevés, déplorait-il — continuaient d’évoluer dans son esprit au milieu de ses nouveaux projets.
Horre n’avait pas connu depuis longtemps une telle effervescence. Cependant l’inauguration de l’église ne constituait pas un fait véritablement majeur pour les gens du village. Ils assistaient aux travaux depuis deux ans, et Jacques avait eu maintes fois l’occasion de répondre à leurs questions techniques ou de les instruire sur le message de sa peinture. Non, la cause de l’agitation résidait avant tout dans les préparatifs des festivités prévues.
Autre prétexte à cette solennité, la comtesse de Bayès avait souhaité coupler le baptême de la fresque avec la célébration de son anniversaire :
— J’ai cinquante cinq ans, avait-elle annoncé au maire. Ce n’est pas un chiffre rond, mais tant pis. D’ailleurs cette année marque également le centième anniversaire de la naissance de mon père ; on connaît le bien qu’il a fait pour Horre et voilà une raison supplémentaire — s’il en fallait une — à la programmation de réjouissances, n’est-ce pas ?
En fait, ces anniversaires opportuns demeuraient secondaires. En les superposant à la raison officielle, Hortense tentait seulement de justifier la démesure du programme qu’elle avait décidé d’organiser en guise d’adieu à Jacques. Celui-ci feignit de s’en amuser :
— Si vous cherchez des prétextes pour cette fête, dit-il, nous pouvons célébrer encore un autre centenaire, dit-il.
— … ?
— Hortense, la somme de nos âges fait juste cent ans. Eh, oui !
Hortense fut comme assommée, non par le résultat d’une addition somme toute artificiellement posée, mais d’imaginer que Jacques eût cherché à s’unir à elle par ce moyen. Leur complicité à New-York n’avait guère été entre eux qu’une amitié, rare certes, mais forme inachevée d’un amour qu’Hortense persistait à espérer. La culmination atteinte à Houston, trop éthérée, ne comblait pas son attente. Aussi, tout frémissement de Jacques, même insignifiant, à ses tentatives discrètes de cristalliser son besoin d’amour était-il reçu par Hortense comme une flèche de bonheur pur.
Encore sous le choc de l’arithmétique imprévue, Hortense semblait en attendre une suite, comme si cet arrangement de chiffres fortuit eût signifié pour elle l’annonce d’un aveu à venir. Mais face à un bonheur rendu théorique à force d’en repousser le rêve, les yeux d’Hortense brillèrent d’abord puis ils se voilèrent du regret que laissent les espoirs vains. Hortense croyait avoir maîtrisé son sentiment à force de le taire ou de le déplacer vers l’esprit. Mais non, une simple phrase, une plaisanterie de Jacques, avait suffi pour faire renaître et mourir en même temps une impossible flamme.
Jacques ne s’attendait pas à ce que le constat d’un hasard, un jeu habituel pour lui, provoquât chez Hortense une réaction aussi émotive. Cette inclination existait en lui également, mais la règle d’un renoncement moral et froid l’avait toujours combattue. Conscient de tout cela, mais cependant ne voulant pas perdre le trésor entrevu, Hortense lui dit :
— Jacques, gardons secret cet anniversaire. Son symbole demeurera entre nous à la place des sentiments que nous n’aurons pas voulu ou su exprimer. Il sera peu de chose mais nos vies resteront liées par lui. Vous le voulez bien, Jacques ? Jacques, pour nos derniers moments ensemble, laissez-moi décider que les fêtes de nos cent ans seront grandioses.
Le plan prévu s’étalait sur deux jours. L’inauguration proprement dite aurait lieu le samedi 3 septembre dans l’après-midi. La veille, la Comtesse aurait offert à tout le village un dîner sous des tentes dressées aux abords de la salle omnisports, puis un bal pour continuer cette liesse. Certes l’usage n’autorise pas qu’une fête profane, lorsqu’elle est associée à une manifestation religieuse, la précède. Mais la Comtesse avait ainsi programmé les réjouissances populaires afin de pouvoir elle-même y participer ; car elle réservait le samedi soir à la fête au château. Dépassé par le retentissement médiatique annoncé, le maire avait abandonné à la Comtesse les rênes de l’organisation, son rôle à lui se bornant à avaliser et faire exécuter les décisions qu’elle prenait. De toute façon, la manifestation ne coûterait pas un centime à la commune : la Comtesse payait tout.
Depuis plusieurs jours, les rues enguirlandées s’apprêtaient donc à recevoir les personnalités conviées dont la liste, pour l’essentiel, provenait du carnet d’adresses de la Comtesse : du beau monde comme aux époques des comtes Alexandre et Étienne, ces temps dont le faste fit jadis la réputation d’Horre. La curiosité des villageois était excitée à l’idée de côtoyer des célébrités, mais elle se piquait également de voir la Comtesse et « son peintre » réunis devant tous pour une sorte d’adieu, car personne ici ne doutait plus que ces inséparables ne fussent amants.
À ces manifestations, deux amis du groupe toulousain de Jacques Joos seraient absents, et non des moindres puisque c’était ceux dont les esprits artificieux avaient déjà suivi, à distance et dans l’ombre, la vie du peintre à Horre. Laurent Vidal, retenu à l’hôpital pour des problèmes aux yeux, était l’un d’eux. Quant à moi, souscrivant à la demande de mon ami malade, je resterais en sa compagnie, à ne rien voir. Il avait insisté. Ma privation de rencontrer la Comtesse, et un soulagement contradictoire en même temps, plaçaient en lumière les sentiments complexes que Laurent décelait en moi — à moins qu’il ne les y créât —, ces sentiments qui m’attachaient si intimement à mon héroïne et dont la supplique de Laurent prouvait habilement la force.
… Oui. Pour l’instant le visage inconnu de la Comtesse nourrissait mon imagination. Je voyais cette femme comme l’un des personnages-troncs peints sur des palissades de foires foraines et au-dessus desquels bayent des ouvertures destinées aux têtes des clients venant s’y faire photographier. À chaque page de mon livre, parmi cette théorie d’orifices vides en attente d’être occupés, j’avais traîné, moi, délicieusement, où parfois, en un subliminal éclair jailli des ombres, surgissait la beauté que j’inventais et que secrètement j’aimais. Le visage changeant de mon personnage chéri fut toujours le dessin de mes lubies superposé à celui que m’inspiraient les récits de Jacques. En confrontant cette libre image à une réalité dont je craignais précisément le réalisme, du même coup j’aurais exposé mes fantasmes à leur destruction. La prière de mon ami que je demeurasse à son chevet constituait donc une chance opportune — et peu innocente, je l’en remerciai — pour fuir ce danger. Mais, post scriptum, je me demande aujourd’hui si Laurent, pressentant le dénouement tragique de ces journées, n’avait pas souhaité me garder auprès de lui afin de corriger mon écriture du destin qu’elle promettait à notre ami, et aussi pour partager avec moi la responsabilité de l’autre drame qui allait résulter de ce sauvetage.
Aux fêtes d’Horre, nous serions donc absents, Laurent et moi, représentés par la plupart des amis de notre groupe. Un autobus affrété pour le déplacement arriverait à Horre dans la matinée du samedi. Après la cérémonie, invitée grâce aux soins de Jacques, toute la bande se rendrait à la réception et à la fête nocturne dans le parc du château.
La bénédiction de la fresque eut lieu au cours d’un concert couplé à une cérémonie religieuse concélébrée par un évêque et une kyrielle de dignitaires ecclésiastiques. L’église étant trop exiguë, un circuit vidéo avait été installé à l’extérieur afin de permettre au plus grand nombre d’y assister.
Depuis deux mois, afin de se préserver un effet de découverte et de surprise, la Comtesse refusait de voir l’état d’avancement des travaux de Jacques. Bien que ceci non plus ne soit pas coutumier à l’intérieur d’une église, elle avait exigé — un caprice de théâtralité auquel il fallut céder — que la fresque fût d’abord cachée ; un immense drap la masquait donc. Après un court exposé de l’histoire d’Horre par le président d’une instance régionale, et celui d’un vicaire sur le rôle de cette église sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, un représentant de la Commission des Monuments Historiques présenta l’architecte auquel on devait les ravalements extérieurs, puis le jeune talent qui avait remplacé Alfred Manessier pour la réalisation des vitraux, et enfin Jacques Joos. On rendit aussi hommage à la comtesse de Bayès et à son mécénat.
La première partie du programme musical débuta ensuite. Éprise de modernité, la Comtesse avait décidé de ne pas ménager les classiques. Un concert des dissonances les plus dures agressa ainsi cette foule où nombre de notables auraient pu douter, si des éclairs d’alléluias n’étaient venus baliser leurs errances, que ces bruits eussent été conçus dans l’esprit d’un chrétien. Pour la première fois peut-être dans une église, on entendit des extraits du Stimmung de Karlheinz Stockhausen chantés a cappella par six solistes anglais enficelés d’électronique. Cet oratorio grossier et mystique, fœtal et apocalyptique, extrême assurément, engendra ici une onde de choc. Sur la place de l’église, les vocalises retransmises par haut-parleurs provoquèrent un début d’hilarité générale. À l’intérieur également, on crut voir le prélat s’inquiéter à l’oreille de son voisin que ce ne fût là un borborygme du diable ; et tel autre dignitaire, éjecté de ses références, craindre une provocation. Mais qu’importaient ces avis ! Jacques et Hortense avaient choisi d’ouvrir la cérémonie par une musique maintes fois écoutée ensemble et dans laquelle ils avaient décelé, avec une joie peu traduisible tant la source n’en existait que dans la réunion de leurs âmes, les traces d’une spiritualité hors-temps et hors-espace. Cette cérémonie ne marquerait-elle pas ainsi la transcendance de leur union ?
Fin de Stimmung. Voici le calme revenu dans les esprits que l’on avait arrachés à leurs normes. On respire.
Aidé du maire, le curé procède alors à la chute attendue du rideau. Grand moment. Et tandis qu’apparaît sous la lumière des proj… Oh !
Le heurt de Stockhausen n’aura été qu’une caresse en comparaison de ce celui-ci. Ah !
Un instant irréel ! Ce n’est pas seulement la madone annoncée que voici offerte soudain à l’émerveillement ou à la piété des esprits à peine remis des affres de Stimmung. L’évêque, dont c’était le tour de parler, aurait été ici à son affaire ; or il essaie en vain de placer un mot, la bouche ouverte, une carpe. Telle une vague, la stupéfaction se propage sur les faces ébahies de la foule puis déferle en des exclamations que la sainteté du lieu étouffe en de seuls murmures. Est-ce possible, est-ce bien elle ? Mais oui, c’est la comtesse de Bayès ! Certains le savaient déjà, mais une ressemblance à ce point ! Le peintre a osé ! La Comtesse, celle qui… ! La Comtesse et la Vierge ! Sacrilège !
Stupéfaite aussi, Hortense a vu, une seconde seulement. Elle a alors baissé les yeux, empreinte de son image divine désormais marquée au fond d’elle-même, étrangère aux étonnements devenus lointains et vulgaires, et recevant par Jacques, enfin, dans une sorte d’apothéose de son être, la Visitation de la Beauté et de la Vérité. Beaucoup chercheront en vain la densité de cet amour trouvé par elle dans une chasteté aujourd’hui exaltée. Hortense, la turbulente Hortense, sanctifiée, aura vécu cela !
La robe et le manteau de la Vierge présentent les caractéristiques des drapés qui ont fait la réputation de Jacques Joos. Vu de loin, le voile possède ces mêmes qualités. Toutefois, quand on s’en rapproche, sur des volumes cubistes on distingue comme une mosaïque de fragments d’étoffes peints, une sorte de patchwork serré, résolument moderne mais faisant penser à une diaprure de touches impressionnistes. Certaines sont dorées, on dirait des étincelles. Un ruban argenté borde le voile ; il ceint le front dans un froissement faisant couronne et d’où la clarté tombée des vitraux rejaillit en reflets métalliques gris et bleus qui s’assombrissent au sommet, là d’où ruissellent, lustral firmament, les points d’or. Un bras levé dans le geste d’une parfaite clémence, la Madone cueille la nuit.
Autour de la Vierge, protégés dans l’activité de leurs professions paysannes ou artisanales, des personnages animent un flanc de montagne et la ruelle d’un village. Parmi quelques habitants d’Horre, on reconnaît la boulangère, celle dont le pain est si bon. Le groupe des amis toulousains de Jacques, déjà apôtres d’une Cène peinte dans une église de Perpignan, se retrouve là autour de Francis Jammes dans le panthéisme naturel d’un site d’alpages.
En bas, un carré de stuc est resté dans son état originel. La virginité laissée à cette surface est volontaire ; il ne s’agit pas d’un oubli du peintre. La ceinture qui traîne du manteau de la Madone encadre la parcelle pauvre, comme une frise, et la bénit. Après avoir si souvent disserté de l’art et du vide, Hortense sait que l’âme de Jacques — et la sienne désormais — réside dans cette aire inviolée. Pour qui sait regarder, voilà la véritable fresque d’Horre. C’est sur cette non-peinture que le peintre a signé : « J. Joos pinxit - Horre - 1994 ». Mais Jacques et Hortense uniquement, si proches l’un de l’autre et sachant à quel point ce morceau de refus est leur œuvre commune, leur alliance, peuvent vraiment comprendre cela.
Seul le visage de la Madone, très haut, émerge encore des strates nuageuses dont l’évêque, qui a maintenant refait surface avec son groupe et leur thuriféraire, enfume la fresque, comme si cette brume exorcisante allait cacher l’apparition d’Hortense plus encore que la consacrer. Mais au vu de tous les critiques d’art venus à Horre, le travail de Jacques ne sera pas passé inaperçu ; on ne doute pas que la presse spécialisée ne l’encense aussi bientôt.
Deuxième partie du programme musical, voici un Ave Maria pour plusieurs voix, orgue, orchestre et bruits divers. Il y a un an, en prévision d’aujourd’hui, la Comtesse l’avait commandé à un compositeur canadien d’avant-garde qu’elle souhaitait promouvoir ; il est venu à Horre pour diriger lui-même son œuvre. Cette prière — c’en est une — s’abat sur des oreilles qui croyaient pourtant avoir entendu tout à l’heure ce qui peut s’entendre de pire. Aïe !
Pour terminer enfin, des extraits des Vespri della Beata Vergine de Monteverdi, sans surprise et linéaires, recalent tout ce monde-là sur ses repères.
***
Dans quel dessein un auteur conduit-il son héroïne aux bords d’une félicité aussi surnaturelle ? Après avoir pernicieusement offert Jacques à la convoitise d’Hortense, j’avais voulu qu’une religiosité excessive le retînt ensuite de succomber à la séduction dont j’avais ourdi le plan. Ce rempart préservait de façon autoritaire — et assez lâche, il est vrai — mon amour pour cette femme que je concevais idéale. Mais ma jalousie s’était trouvée prise à son propre piège ; car en commandant à la vertu de mes deux héros, je les avais menés jusqu’aux confins de l’amour, bien au-delà des seuls paradis que des liens charnels leur eussent permis d’atteindre.
En fait ma capture était encore plus subtile. Car loin d’avoir investi et manipulé Jacques comme je le supposais, c’était bel et bien lui qui m’avait entraîné vers là où il allait si naturellement. Naïf et docile, ignorant de l’inversion de nos rôles, continuant même à tirer quelque fierté de ce que je pensais être mon habileté, tel était pris le stratège qui avait cru prendre.
La vérité de Jacques, cette vérité dont je m’étais parfois moqué et dont la recherche transparaissait comme la finalité subconsciente de mon livre, avait donc rayonné jusqu’à ma plume. Désignée par la vanité de mon jeu, éclairée par l’humilité qui m’aidait à en accepter l’échec, elle jaillissait maintenant de l’image dont Jacques et moi, ensemble, nous avions transfiguré Hortense.
Mais voilà aussi qui libère mon écriture. Débarrassée de tout risque d’influence néfaste sur le destin de Jacques, mon imagination va pouvoir désormais donner libre cours à une fiction dont seuls mes scrupules retenaient jusqu’à présent la dérive… |