ÉPILOGUE
" JE SUIS HEUREUSE... "
(février - mars 1993)
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Je songe à toi. Je songe au vide pur des cieux.
Je songe à l’eau sans fin, à la clarté des feux. (…)
Je songe à toi. Je songe à moi. Je songe à Dieu.
Francis Jammes |
18 février 1993
Dans le cadre d’un échange scolaire entre le lycée d’Odile et un établissement de Gênes, une jeune professeur italienne a été hébergée chez nous pendant une semaine. Nous avons éprouvé beaucoup d’affection pour elle, tant elle était jolie et gracieuse, souriante et généreuse — un ange ! — et tant elle ressemblait à la jeune femme radieuse que serait devenue aussi notre si chère petite Clémence. Monica a redonné vie à la chambre où nous allons souvent traîner notre chagrin. Et à l’écoute attentive et bienveillante de mes confidences, elle a tout compris de la douleur que je cherchais peu à masquer sous une bonne humeur pourtant constante et volontaire.
Monica vient de partir aujourd’hui, touchée à son tour par le rayonnement de Clémence, et devenue riche de son amour. J’ai trouvé ce mot sur le bureau de la chambre à nouveau désertée :
Piccola Clémence, petite Clémence, je suis ici dans ta chambre, parmi toutes tes choses, et ton sourire est dans mes yeux.
Je te connais, tu m’apparais, l’amour des tiens m’a tout dit de toi ! J’espère TANTO TANTO que tu sois heureuse et que, de là où tu es, tu puisses leur communiquer ta sérénité : ils en ont déjà beaucoup mais ils en méritent à l’infini !
Cela a été beau de te connaître, et aussi de vivre auprès de ton sourire… Déjà si merveilleux sur la terre, qu’est-il donc devenu maintenant, au ciel ?
Ô Monica, que nous allons désormais te chérir !
Mars 1993
À l’occasion du premier anniversaire de la mort de Clémence, nous nous sommes rendus auprès d’elle à Carantec. Le dimanche 7 mars une messe avait été dite là-bas à son intention, et sa tombe avait été, on s’en doute, abondamment fleurie.
Le lendemain, dès sept heures j’étais au cimetière, tout près de Clémence et voulant revivre avec elle sa dernière heure et son départ. Odile n’avait pas voulu m’accompagner, et j’avais laissé Émilie en dehors de mon intention pour ne pas lui imposer de vivre sa propre douleur à un rythme autre que le sien.
Il faisait un grand silence, le ciel était clair, la journée allait être belle. Dans le ciel quelques mouettes parfois jetaient des cris dont on eût dit qu’ils étaient ceux d’une plainte humaine ; une brise légère animait à peine l’air calme et frais en faisant frissonner quelque papier enveloppant quelque fleur, sur une tombe, quelque part. C’était là les seuls bruits que j’entendais, mais un tintement de cloche aussi venait de temps en temps égrener mon attente.
J’étais donc auprès de ma petite, et je me tenais devant elle, horrifié par l’instant fatal dont je ne pouvais repousser l’heure. Mes yeux ne quittaient pas les fleurs dont la tombe était recouverte et qui s’animaient parfois dans la brise comme sous le dernier souffle de mon enfant ou comme en l’ultime battement de ses cils. Clémence reposait là, et les minutes continuaient à passer, ponctuées par le souvenir des cris qui accompagnèrent les dernières palpitations de sa chair ; et l’angélique visage, métamorphosé par la proximité de la mort, livrait à nouveau devant moi son dernier combat. Je revivais ce film bien réel hélas, chaque seconde rapprochant la brisure qui arrivait comme en une convergence irrémédiable. Le temps d’aujourd’hui recouvrait celui d’hier, parfaitement, et je parlais à Clémence, tout fort, de l’amour que mon cœur lui murmure chaque jour et sans cesse.
Quelques secondes avant huit heures vingt, je pris une grande inspiration, la plus ample que je pus, comme si l’air ainsi retenu par moi avait pu redonner souffle à la vie qui partait une seconde fois ; puis je le libérai, vain, dans le cri le plus fort et désespéré que jamais j’aie poussé :
CLÉMENCE !
Tout le cimetière résonna de l’écho de mon cri ; il mettait un terme aujourd’hui encore et dans mon infini chagrin, aux gémissements et à la vie de ma petite fille. Les mouettes arrêtèrent leur concert, et le papier turbulent son jeu avec la brise. Une femme recueillie auprès d’une tombe à l’autre bout du cimetière se retourna, effrayée, et le volet d’une maison proche s’ouvrit, laissant apparaître un visage étonné ou inquiet. Mais personne n’aurait pu imaginer que le hurlement étrange que l’on venait d’entendre fût l’expression incongrue et déplacée de la douleur de l’homme qui se tenait là debout, si droit et si sobre, dans un recueillement matinal si empreint manifestement de souffrance, de dignité et de respect !
Mais mon cri n’avait pas réveillé mon enfant, et en ce passage continu il ne s’était passé aucun événement qui pût apaiser ma douleur et mes larmes. Rien ! Le temps allait donc continuer ainsi jusqu’à la fin de ma vie, et je pleurai alors comme jamais je ne le fis. Cela me fit du bien de répondre par mon corps à l’absence physique de Clémence, car en mes pleurs incontrôlés c’est elle aussi qui s’exprimait physiquement en moi. J’étais bien seul en cet épanchement libérateur et je me croyais à l’abri de tout regard, mais un rideau derrière le volet ouvert tout à l’heure, révélateur et indiscret, bougea.
Lorsque je réussis à libérer ma voix de toute émotion excessive, je pris alors un papier que j’avais apporté, et je lus, lentement et fort, quelques poèmes que j’avais écrits. Toute l’espérance que j’avais traduite en ces vers, ciselée au mieux de mon amour et de ma patience, se fit alors supplique. Ma voix montait puis résonnait dans l’air du cimetière d’où ses échos retombaient comme en ricochets sur les tombes voisines. Et je priais bien fort pour que ma petite Clémence pût entendre la force de mon amour, et je priais encore pour qu’elle me répondît. Et quand cette chère enfant eut compris qu’elle devait absolument m’aider en cet instant, dans la pitié de son père, en souriant et portée par un souffle de vent elle vint poser sa tête sur mon épaule, comme auparavant, aérienne et légère, m’encourageant de sa voix si mignonne et si cristalline à plus d’espérance encore :
— Mon pauvre petit Papa, m’a-t-elle dit, mon pauvre petit Papa ! Comment peux-tu pleurer alors que je suis si heureuse ! Tes poèmes sont beaux, certes, et tu as raison de dire qu’un jour nous serons ensemble à nouveau. Mais Papa, tu n’as pas encore compris l’essentiel que je tente de t’expliquer à chaque instant depuis un an. Te rendras-tu compte enfin que ce jour tant attendu par toi et par moi pourrait déjà être un simple aujourd’hui ? Tes mots qui comparent mes yeux à des étoiles et mon âme à une céleste lumière, ne sont que les images jolies mais pauvres d’une extraordinaire et divine réalité dont tu n’as pas encore pris conscience de la grandeur. Sois donc plus humble, Papa, et regarde au fond de ton cœur ; l’univers immense où tu me cherches n’est que la projection extérieure restreinte de cette part intérieure de toi-même, plus immense encore que le ciel mais étrangement plus difficile à voir, et que seule une grande foi et une vaste humilité pourraient te désigner.
« Mon bonheur, Papa, ne peut désormais être que parfait car il ne peut être qu’en Dieu ; or il ne peut aussi être qu’amour, et mon amour ne peut être ailleurs qu’en toi ; alors arrête de me croire si lointaine ! Oui, Papa, Dieu et moi ne résidons pas aux confins savants du temps et de l’espace comme le chantent tes poèmes et comme tentent de le démontrer parfois les discussions où tu t’enfermes, mais nous sommes, lui et moi, ensemble en toi, et c’est là que tu nous trouveras dès que ton âme saura nous y voir et nous y entendre. Je sais que ce sera difficile pour toi, mais je t’aiderai, Papa, ô mon si cher petit Papa, c’est ta même petite fille qui te parle ! Je suis heureuse, comme tant de fois déjà je te l’ai dit ! Ô Papa, comme je suis heureuse encore !
Dans ma détresse et mon émotion, comment aurais-je pu opposer un quelconque argument, lucide et raisonnable, à l’aveu d’un tel amour au milieu d’une telle tendresse ?
Alors je me suis fait humble, comme me l’avait demandé Clémence, et j’ai cherché tout au fond de ma souffrance l’image de son bonheur ; mais je n’ai discerné encore, et malgré tous mes efforts, que l’enfant triste qui, dans l’aberration de son martyre, m’affirmait peu avant de mourir : « Ô Papa, comme je suis heureuse, comme je suis heureuse ce soir !… » Et dans l’affirmation de ce bonheur-là, aussi irrationnel et aussi impossible pour moi à imaginer, je n’ai pu voir, une fois de plus, que le délire de ma petite mourante et l’évidence de son total malheur. Et ce malheur-là demeure le mien. Je suis inconsolable.
Puis j’ai quitté le cimetière. Il ne s’y était rien passé à part mes pleurs et le cri de ma piété. Le bruit de la vie devenait plus dense au village, la journée allait être magnifique, et toute la presse annonçait depuis plusieurs jours une formidable « marée du siècle » ; on disait même que le grand plongeoir de l’anse du Kélenn allait être complètement recouvert. Odile, Émilie et moi nous irions ce soir, ensemble tous les trois, voir la mer remonter jusqu’aux bords de la plage du Cosmeur ; mais l’ampleur d’aucun équinoxe n’y pourra effacer les traces de celle qui est partie si tôt, et en nos cœurs non plus le temps ne parviendra jamais à noyer nos si hauts et si purs chagrins.
Dès notre retour de Carantec et pour les Toulousains qui n’avaient pu vivre là-bas l’anniversaire de la mort de Clémence, nous avions demandé à Alain Quilici, notre ami dominicain dont j’ai plusieurs fois parlé dans mon journal, de célébrer une messe à cette intention. Je demeure très soucieux de veiller à la Vie de ma petite en avivant sa mémoire.
L’abside de l’église du couvent des Dominicains à Toulouse est bordée de plusieurs rangées de stalles qui s’étagent sur des gradins. À partir d’une porte par laquelle arrivent les prêtres officiants, ces rangées vont en s’écartant jusqu’à l’autel en une structure faisant penser à un amphithéâtre qui serait situé à la proue d’un navire. Bien que l’église soit de conception récente, il y fait sombre comme dans une construction romane, et un peu de lumière seulement y pénètre par des vitraux élevés. Avec l’émotion qui encore me gagnait en voyant la foule présente ne pas contenir dans la place qui avait été prévue, j’imaginai qu’en cette pénombre voulue la lumière de Clémence allait bientôt jaillir. Une dizaine de prêtres étaient à l’extrémité de la nef et concélébraient la cérémonie avec l’assistance, pour les lectures et pour les chants, de quelques plus jeunes novices. Cet excès apparent aurait pu étonner en ce cadre sobre, mais la cérémonie fut émouvante de simplicité, et presque aussi belle que l’avait été celle de l’adieu à Clémence. Il faut dire, pour comprendre l’état dans lequel je suis en écrivant ceci, que notre ami Alain Quilici, qui nous connaît bien et qui sait ma recherche permanente de l’immortalité de Clémence, avait décidé aujourd’hui de me la désigner sur le terrain même de ma hantise.
Le texte d’évangile du jour était celui où un riche pharisien méprise le publicain pauvre dont la pratique religieuse et le regret des fautes sont moins ostentatoires que les siens ; Jésus condamne les propos du pharisien en affirmant que la Vérité ne réside pas forcément dans l’apparence ni même dans l’évidence. Alain avait deviné sans doute quelles avaient été mes pensées tout au long de cette douloureuse période d’anniversaire, et dans son homélie il avait adapté à mon incessante et vaine recherche le texte qui venait d’être lu :
— Au paroxysme de la souffrance et de la détresse, à la veille de sa mort, Clémence confiait à ses parents et à sa sœur : « Je suis heureuse… » Y aurait-il une seule personne qui, comme le pharisien de tout à l’heure, pourrait affirmer que, malgré l’évidence conventionnelle de son malheur, Clémence n’ait pas été vraiment heureuse au moment où elle formulait ce propos incompréhensible pour nous ? Et quel pharisien encore oserait dire que les raisons de ce paradoxal bonheur ne lui auraient pas été révélées par une spiritualité qui aurait évacué tous les arguments de son malheur terrestre ?
Et Alain suggéra alors que non seulement le bonheur de Clémence fut réel, mais encore qu’il atteignit, dans une humilité infinie, à la perfection !
Cette phrase que je venais d’entendre, celle-là dont les mots simples étaient pourtant ceux auxquels se cognaient depuis un an mon incompréhension et mon chagrin, cette phrase portait-elle la réponse que je cherchais en vain et à laquelle je ne songeai jamais tant j’ignorais même qu’elle pût avoir un sens ? Ces mots « Comme je suis heureuse Papa !… » dont l’absurdité apparente faisait mon désespoir dans l’obscurité où je me maintenais, voilà qu’ils répondaient, dans la signification que leur conférait Alain, à toute mon aspiration inavouée. Bien que ma pensée de Clémence fût constante, je ne m’étais jamais rendu compte de ce que je cherchais vraiment, et voilà qu’Alain, qui connaissait l’angoisse et l’objet de ma quête, me désignait la réponse que j’avais approchée, manipulée même, mais sans jamais que je m’en rendisse compte :
oui, l’immortalité de Clémence était la prolongation illuminée du bonheur véritable qu’elle avait déjà su trouver dans l’effroyable malheur de sa vie ! |
Alors je n’entendis plus rien ; et dans le silence qui se fit en moi éclatait donc cette vérité qui devenait lumière et qui jaillissait dans l’ombre de l’église ainsi que je l’avais, quelques minutes auparavant, imaginé ! Je fus comme terrassé.
Tout venait d’être dit, et cinq années de souffrances puis de total désespoir aboutissaient à cette révélation foudroyante. Avait-il donc fallu que je fusse aveugle et pharisien pour ne pas avoir cru plus tôt au bonheur de Clémence ! et cela malgré les révélations ponctuelles que j’eus parfois d’une autre grâce plus vraie et dont les relations dans mon journal constituent sûrement les pages les plus élevées de celui-ci ! Ah ! cette pitié intérieure que je cachais devant Clémence alors qu’en un effrayant paradoxe j’étais, moi, le plus pitoyable de nous deux ! Fallait-il donc que je manquasse d’humilité pour que la clarté du message de Clémence, alors même qu’elle agonisait sur notre canapé, ne m’atteignît pas !
Alain avait su viser juste, et sous la carapace d’obscurité qui me recouvrait il avait infiltré une merveilleuse lumière. Son discours avait été bref, quelques minutes tout au plus, mais après son affirmation je ne pouvais plus être le même. Une parcelle de Vérité avait été placée en moi, et une telle vérité n’étant pas morcelable, autant dire qu’elle y était tout entière. Il ne me resterait plus maintenant qu’à être humble moi aussi et à organiser en une Espérance nouvelle l’avalanche des interrogations que les quelques phrases d’Alain venaient de susciter. Oui, aujourd’hui Clémence était en Dieu — je le décidais ! — et nous tous aussi qui étions là, dans sa pensée, en train d’écouter notre ami dire sobrement et avec une déconcertante simplicité ce dont il était persuadé depuis toujours. Alain, qui depuis deux ans nous préparait au choc de cette aveuglante clarté, venait d’être le prophète parfait de la vérité dont il était porteur !
Au sortir de cette révélation, Clémence fut plus présente encore dans le cœur de chacun. Sur le parvis de l’église, après la cérémonie, alors que tout le monde parlait avec gaieté, c’était encore le bonheur de Clémence qui nous réunissait ; et moi il m’enivrait, tant je l’avais attendu et tant il était aujourd’hui excessif et pur. L’amitié de tous, la présence des si chers amis de Clémence — ceux-là dont les prénoms constituèrent son si merveilleux chapelet —, la lumière aussi qui nous enveloppait de sa chaleur nouvelle et maternelle, oui, tout me confirmait l’évidence de ce qu’on venait de me faire découvrir. Tout s’enchaînait. Et bien qu’elle ne découlât que de la suggestion d’une vérité irrationnelle, une quiétude que je n’avais jamais connue, bien réelle, ample et fluide, m’envahissait…
… Et si en bavardant je me laissais aller parfois et quand même à quelque émotion mal contenue, ce n’était là que le débordement d’un peu de l’excès du bonheur de Clémence que je venais d’entrevoir, de ce bonheur qui commençait à devenir le mien, mais de ce bonheur dont je me rendais compte qu’aucune forme humaine et médiocre n’était capable d’assimiler la force. Car alors que tout autour de moi chantait désormais l’immensité de la Joie de ma petite fille, je savais qu’il ne faudrait jamais que je cherche à la comprendre avec les moyens limités de mon corps et de mon esprit : je devrais seulement l’admettre. Rires ou pleurs, la forme de mon émotion serait sans importance car toute expression de ce bonheur-là ne pourrait qu’être dérisoire et incohérente avec sa dimension surnaturelle.
— Ne pleure pas, ai-je moi-même consolé une amie, Clémence est heureuse !
Car je prenais conscience soudainement que l’humilité à laquelle la pensée de Clémence m’avait déjà incité lorsque je me tenais au cimetière l’autre jour, n’était destinée qu’à m’orienter vers cette acceptation et cette foi, et à faire fi des arguments de ma raison. C’était donc Clémence elle-même qui, en m’inspirant cette modestie, m’avait préparé à la fantastique révélation que je venais de recevoir et dont les poèmes d’espérance que j’avais écrits contenaient seulement les prémices hésitants et timides : |