Cueille la Nuit

chapitre 15/15
chapitre 14        épilogue  

15

POUR QUE VIVE CLÉMENCE

(28 mars 1992 - 17 avril 1992)


 

Cœur qui as tant rêvé,
Ô cœur charnel,
Ô cœur inachevé,
Cœur éternel,

Cœur qui as tant battu,
D’amour, d’espoir,
Ô cœur trouveras-tu
La paix du soir ?

Charles Péguy      

 

Samedi 21 mars 1992

Sainte Clémence, aujourd’hui. C’est elle !


Début avril

       Nous continuons à recevoir beaucoup de courrier. La réponse que j’envoie est toujours la même ; c’est un texte d’adieu à Clémence que j’ai écrit, et dont la transcription ici marquera bientôt la clôture définitive de mon journal.

       Quant à moi, mon chagrin reste continu mais il est souvent ponctué de flashes horribles. La pire de toutes ces apparitions est celle qui me fait revivre le moment même de la mort de Clémence, ce spasme qui demeura sans cri. Ô l’absence éternelle de ce cri et dont l’écho virtuel résonne dans le poème d’Edmond Jabès ! Que je rêve la nuit ou bien que je sois éveillé, que je parle avec des gens ou que je sois seul, que je sois en réunion ou que je fasse un cours, que je lise, mange ou me distraie, que je fasse mon marché sur les boulevards, que je rie si je le puis…, quoi que je fasse je guette sans cesse ce cri qui ne vint pas. Je sais désormais que tous les jours de ma vie seront passés à l’attendre… Sans ce cri tous les autres bruits ne sont plus que silences. Et le silence m’écrase.

       La mort est une cassure instantanée, inimaginable et contre laquelle butte la raison ; c’est un événement dont on ne peut même pas dire qu’il est infiniment bref car cela serait encore lui attribuer une durée qui permettrait de le rendre accessible à l’esprit. Certes je m’attendais depuis longtemps au vertige de cet arrêt, mais les quelques heures d’errance vécues seule par Clémence avant de franchir ce seuil restent pour moi une le plus terrifiant des mystères et cela malgré le long cheminement qui nous y a préparés.
       Ma frustration de n’avoir pu pénétrer le coma final de Clémence pour la soutenir plus loin encore, s’accompagne maintenant de tentatives pour imaginer son départ. Mon quotidien actuel est imprégné en permanence de l’image de ma petite fille, pour la prolonger bien sûr, mais aussi comme si je voulais que ma vie fût la sienne pour accomplir enfin le trajet final duquel l’accélération soudaine de son temps m’a laissé à l’écart. Par le rappel constant de souvenirs, voici donc que j’extrapole le passé pour essayer de retrouver les traces de mon enfant autour de la frontière qui la retient, et pour essayer aussi de l’apercevoir au-delà. Mais cet exercice de mémoire et de recherche reste vain, car malgré mes efforts la distance qui m’isole de cette limite ne diminue jamais.
       La restriction de l’éternité de l’univers aux seuls derniers instants de Clémence, rend singulière la nouvelle échelle de temps que je découvre. Chaque dernière fraction de seconde de la vie de Clémence n’y est pas moins longue que son martyre ni que toute sa vie, et la mort elle-même y est aussi inaccessible que l’éternité dont elle est la transformée : au fur et à mesure que ma pensée s’approche de cette rupture, le temps de plus en plus court qui m’en sépare est multiplié par l’incompréhension toujours grandissante que j’en ai, comme si la mort se protégeait elle-même de mon intelligence par l’établissement et le maintien de cette distance mentale permanente. Au plus près que je puisse me rapprocher de la mort de Clémence — mais à une distance qui ne peut donc atteindre zéro — elle m’apparaît comme un mur infini dont le franchissement ne serait possible que grâce à la connaissance du pourquoi ce zéro et du pourquoi cet infini. Appréhender cela nécessiterait une intuition de l’après : vieux débat, Icare, Dieu… Si la mort de Clémence avait été accidentelle et subite, mon état aurait été exactement le même ; et la brève transition de stupeur qui eût été nécessaire pour me rendre compte de la catastrophe n’aurait été que la simple contraction des années déjà passées, un temps perçu différemment, sans les mots de mon journal, mais tout rempli de la même interrogation sans réponse et s’arrêtant au pied de la même muraille de douleur, de refus et de mystère.
       Et c’est ainsi que ma douleur devient la même que celle de tous les parents qui ont perdu un enfant, infinie et banale à la fois, pure cruauté déjà inscrite dans mille littératures. Arrivé jusqu’ici, je ne souhaite plus prolonger mon journal par l’écriture descriptive et psychanalytique de ce nouveau chagrin. En ai-je peu envie parce que je m’en sens incapable ? Ou encore est-ce l’échec de mon combat qui m’a lassé d’écrire ? Mon journal de quatre années ne fut jamais que l’exutoire nécessaire au courage que je devais afficher devant Clémence pour soutenir son espoir, et il fut aussi une inscription continue et en direct de sa mémoire. Clémence étant morte, ma rédaction proprement dite perd sa fonction première, et je désire qu’elle s'achève aussi. D’ailleurs ce long journal préparatoire à la mort de Clémence contient déjà toute mon âme, et il possède donc aussi les matières actuelle et future de ce qu’il me resterait à écrire ; il suffirait de trouver un bon angle de lecture pour y déceler exactement ma détresse d’aujourd’hui et celle de demain : après tout ce qui fut déjà écrit ici, écrire encore ne serait plus qu’une redondance.
       Les mots eux-mêmes deviennent trop vulgaires pour réussir à une telle tâche car mon désespoir véritable est désormais infiltré de l’angoisse absolue, mais celle-là qui porte en elle-même le germe de sa propre consolation. Alors que mon choc premier fut et reste la perte de la chair de Clémence, l’angoisse consciente qui s’y rajoute est faite de mon ignorance de sa nouvelle matière. Mais angoisse et ignorance ne sont pas désespoir. D’où cette consolation qui ne pourrait venir justement que de l’Espérance que cette substance « existe », celle de son âme, celle de sa Vie, celle de son cri…
       … Qui me dira où entendre le cri qui ne vint pas ? Ma délivrance ne pourra être que la fin de cette attente, ou bien mon propre cri mêlé à jamais au spasme interrompu de mon enfant et résonnant avec lui dans le concert des ombres.
       « Tout ce qui est mort fait vie » ! Me voici face à la mystérieuse espérance dont cette phrase est porteuse et sur laquelle j’avais tant craint un jour d’avoir à disserter. Pour clore le temps du deuil, certaines peuplades primitives font mourir une deuxième fois leurs défunts en leur inventant un état bienheureux et normalisé d’ancêtre chargé de mémoire et de connaissance ; l’ordre harmonieux et vital de la nature est ainsi sacralisé par la mort de la mort. Mais quel rite pourrait me résoudre à une algèbre qui fait d’un enfant, figé en une éternelle et terrifiante jeunesse, l’ancêtre de ses parents ?
       Non, il n’y a pire mort que celle-là, et je ne crois pas que je puisse trouver un jour l’énergie suffisante, religieuse ou autre, pour en accepter l’aberration. À la recherche éternelle du cri de Clémence je vais donc errer dans un silence glacé dont aucun mot, par principe, ne pourra jamais décrire l’irrationalité. Je me tais donc.


Dimanche 12 avril

       J’écris aux parents du petit garçon de deux mois et qui est, pour l’éternité, le voisin de Clémence à Carantec :

       "Clémence était aimante et maternelle, joueuse. Elle ne rêvait que d’enfants et d’amour. Elle s’occupera bien de votre petit garçon."


Mardi 14 avril

       Qui aurait pu penser, Clémence, qu’un jour nous parlerions de Jonas !
       Juste derrière ta tombe, un monument est érigé à la mémoire du capitaine John S. Wakeham et de tout l’équipage d’un navire anglais, le Aboukir Bay, disparu corps et biens en vue de Carantec le 19 novembre 1895. Ce monument, fermé de lourdes chaînes rouillées, est surmonté d’un mât brisé en pierre. Un glissement de terrain et une dénivellation du sol ont légèrement incliné l’ensemble en accentuant encore le symbole romantique d’un navire en naufrage. C’est là, Clémence, que je viendrai souvent m’asseoir et bavarder avec toi.
       Sur le granit sombre et gris où courent quelques vieux lichens mordorés ou verts, les inscriptions gravées ne présentent plus assez de contraste pour révéler à un regard distrait les noms des marins qui ont péri. Guère plus lisible, un message biblique de Jonas affirme mystérieusement que …[?]… des eaux avaient couvert jusqu’à moitié …[?]… Un soir du prochain été, Clémence, lorsque la lumière rose et tiède du soleil couchant effleurera la pierre de sa caresse rasante en plongeant le creux de la gravure dans la première ombre d’une nouvelle nuit, je viendrai déchiffrer ces traces éphémères, près de toi, avec toi… Ne laissons faire aucun oubli, celui-là même qui pourrait nous engloutir aussi.
       … Et nous lirons donc ensemble le message qui s’estompe dans la pierre et dans le temps, et que redessineront pour nous l’ombre et l’or complices tombants du soir. C’est toi qui m’aideras, Clémence, toi qui sais tout maintenant, toi qui es Tout !
       Mais tandis que nous nous amuserons à ce jeu, voilà que j’en serai vite lassé, et je te laisserai seule poursuivre notre difficile et ludique lecture. Alors je poserai ma tête sur ton épaule, offrant mon âme à ta tendresse merveilleuse et devenue maternelle. Et je serai heureux comme un enfant, comme cette enfant que j’avais moi-même apaisée un soir après qu’elle m’eut laissé seul aussi continuer son grand puzzle des montgolfières, t’en souviens-tu Clémence ? Interrompant ton jeu, tu semblais avoir découvert dans l’abri de mon amour l’assurance du parfait bonheur que tu cherchais, et aussi cette sécurité que j’aurais tant souhaité pouvoir t’offrir longtemps encore. Ah ! quel souvenir que celui de cet instant béni et quelle diffusion aussi de tous ces moments heureux et trop rares passés auprès de toi ! Heureuse, ma vie !
       Hélas ! puisque te voilà partie si tôt, c’est moi qui suis ton fils désormais. Nos rôles s’inversent, et auprès de ton amour infini je vais chercher, à mon tour et sans cesse, la sécurité et le bonheur — en toi — de ma propre immortalité et de notre même éternité.
       Ô Clémence, mon si cher amour, je t’en supplie, dis-moi que tu vis, parle-moi ! Ne me laisse pas seul ! Raconte-moi ce naufrage, décris-moi le capitaine Wakeham, récite-moi Jonas… Oh ! oui ! Clémence, parle-moi de tout, parle-moi de toi, et parle-moi de Dieu !


Vendredi 17 avril 1992

       Je suis seul à Carantec depuis le début de la semaine. Il me restait à terminer les vacances que la rechute de Clémence avait interrompues au mois d’août dernier. Odile, souffrant d’une sciatique et d’une hernie discale — sans doute pour avoir trop porté Clémence — est restée à Toulouse avec Émilie qui travaille à des révisions pour le baccalauréat. Je suis donc venu seul ici où je voulais écrire, en étant tout près de Clémence, les dernières pages de mon journal, les plus cruelles, celles qui cognent dans ma tête depuis le matin du 8 mars.
       Difficile moment que celui de narrer tout cela, de regrouper les morceaux de papier épars, de décider de taire pudiquement certains chagrins explosés… Parfois, quand je n’en peux plus d’écrire et de penser, je vais au cimetière voisin où je parle à Clémence qui s’impatientait de ma visite :
       — Je m’ennuie Papa, me dit-elle.
       Mais comme il fait très froid et que je suis grippé, je reviens vite dans la maison bien chauffée reprendre mon récit et le cours de mes pensées arrêtées. Et je suis bien triste alors d’avoir laissé seule ma toute petite en son tombeau glacé. J’irai la revoir tout à l’heure.

       Au moment où j’écris ces lignes et où je m’apprête donc à clore définitivement mon journal, une grande émotion m’étreint à la fin de ce confident muet dont je ne sais pas s’il fut mon seul miroir, l’âme de Clémence, les deux à la fois, ou autre chose encore… Quelle passion ai-je mise ici ! Passion-souffrance, passion-amour ! Et voici que je vais mettre un terme à mon combat parallèle, à ma lutte silencieuse et cachée. Quel cafard de quitter un compagnon si fidèle et ouvert, et qui m’a tant aidé ! Quelle tristesse aussi de quitter Clémence une deuxième fois ! Mais quel bonheur je ressens de savoir que tout ce qui a été vécu fut écrit et le restera donc : oui, c’est ici un fragment de la mémoire de Clémence. Et quand je me relis maintenant, à travers mon chagrin c’est son sourire qui m’apparaît, et mes larmes sont le prix de cette contemplation !
       Ô mon amour, tu es bien là !

       Il devient évident qu’un tel travail, en communion parfaite et constante avec Clémence, ne représente pas seulement quatre années de ma vie, mais bien toute ma vie dans la mesure où ce qui a précédé cette période ne fit que me préparer à elle, et où mon existence désormais n’aura plus de sens qu’à partir de là. Mon journal devient donc mon vécu et ma richesse ; son récit déjà, son écriture encore et sa lecture bientôt, sont mon passé, mon présent et mon avenir. Son existence n’est même plus un secret pour personne et j’en parle facilement désormais en même temps que de Clémence ; quand je relate un événement qui y est inscrit, je dis : « Oui, oui, je l’ai écrit dans mon journal. » Autant dire donc que c’est là une phrase que je prononce souvent, car qu'est ce qui n’est pas dit dans ce journal, et qu’ai-je vraiment à dire d’autre que ce qui fut déjà écrit là ?
       J’ai commencé aussi à tout relire (mais comment donc ai-je pu vivre et écrire tout cela !), et déjà je remodèle certaines phrases rédigées trop vite dans la fatigue des soirs, ou parfois ébauchées seulement sur des morceaux de papier en des lieux divers. Je corrige les fautes de frappe, censure certains mots inspirés par des colères excessives, élimine des répétitions, opère quelques regroupements, divise en chapitres… Je retrouve aussi des bouts de texte perdus et non datés que je greffe aux endroits les plus opportuns. Bref, je mets mon journal en forme pour que le souvenir qu’il constitue de Clémence devienne le plus achevé possible. L’informatique m’offre ses facilités pour effectuer les corrections ainsi que la mise en page, et je prends plaisir à ce jeu, tout près de Clémence et actif encore pour elle.
       Et puis aussi je disperse au cours de ces pages quelques strophes de poésie empruntées, de ces poésies qui furent toujours mes lectures de chevet, celles-là qui me chantèrent depuis mon enfance, et qui aujourd’hui me torturent et me consolent en même temps. J’ai parfois isolé ces extraits de leur titre et de leur contexte afin de n’y conserver que ce qui peut s’adresser à Clémence, et afin donc d’en faire ici des écrins de sa seule image : elle y est si belle ! Que j’aurais aimé avoir assez d’aisance littéraire pour écrire moi-même des vers qui auraient magnifié avec autant de beauté tout ce que je peux ressentir d’amertume ou de détresse ! Depuis l’aube des temps, ce sont là des sentiments déjà inspirés aux poètes par Clémence et les nouvelles sœurs qu’elle a rejointes : ô vous enfants-muses chères et universelles ! ô fugitives et errantes tendresses de vos pères ! Oh ! ma Clémence ! toi parmi elles !
       Stéphane Mallarmé et Victor Hugo surtout, ceux-là qui furent avec Gustav Mahler mes parrains en cette commune et béante douleur, continuent avec moi d’interroger le ciel, eux qui tentèrent aussi de discerner dans la brillance des étoiles la lueur de leurs saintes et immortelles enfants.

       Mais lentement c’est ainsi un livre qui prend forme, et voici donc se préciser la destination inavouée de mes écrits. Car si le rôle nouveau que je découvre être le mien est de faire revivre Clémence pour participer à la réalité de son éternité, je m’aperçois que je dispose pour cela d’un outil idéal : mais oui, mon journal ! Il est clair en effet que je ne veux plus maintenant que mon écrit reste dans l’ombre à laquelle il était initialement destiné, et que mon pouvoir de ranimer le sourire de Clémence devient naturellement un devoir : celui d’assistance à ma fille en quête d’éternité. Le temps de polir un peu mes textes et de les épurer de l’inutile, et je déciderai alors de la forme que je donnerai à la diffusion désormais certaine de mon douloureux récit.
       Il serait navrant que l’on vît dans mes écrits un quelconque exhibitionnisme de la souffrance d’autrui. Je n’ai jamais souhaité non plus qu’on me plaignît — le silence que j’ai toujours observé en témoigne — et je souhaite encore moins qu’on le fasse maintenant. Mais si mon récit est livré à la lecture de tous, je sais que les émotions créées dériveront vers cette suspicion ou cette compassion. Car c’est vrai qu’il est bien triste, ce récit ! et moi-même je ne puis relire certains passages sans pleurer. Mais voilà un doute et une pitié qu’il me faudra subir comme le prix obligé de la participation de tous à la mémoire de mon enfant, et contre lesquels il me faudra lutter aussi pour affirmer encore sa permanence et sa vie.
       Puissent donc mon journal et le courage qui y est relaté  — ce courage qui est certainement celui de tous les enfants placés dans un pareil drame — rejaillir sur les gens en quête d’une telle vertu ou, dans le pire des cas, sur ceux qui recherchent un appui pour vivre un semblable destin. Car en direct j’aurai rapporté ici des impressions d’enfer qui ne pas souvent racontées : la cruauté hospitalière, la critique des protocoles de soins, les pronostics, les doutes… ; et puis aussi la vie de l’enfant, sa fuite vers l’école, l’ambiance familiale, nos réactions de parents, les problèmes de couple liés à la maladie, notre comportement face à la vérité due, les dérives psychanalytiques… ; la présence d’amis admirables, le rejet de certains autres, la vie qui continue en claudiquant… ; et aussi ces immenses moments de bonheur qui naissent dans les pires chagrins et qui alternent avec l’angoisse de l’éternité et la recherche ou l’invention de Dieu ; et l’espoir surtout, celui qu’on invoque pour pouvoir vivre le présent, celui qui arrive si lentement, se brise, renaît, puis s’effondre, vaincu, laissant la place à une faible mais invincible lueur d’Espérance !

       J’ai voulu clore mon journal par un texte que j’ai envoyé à tous les gens qui ont été présents auprès de Clémence à un moment quelconque de sa maladie ou de ses obsèques : quatre cents personnes l’ont reçu, pour la plupart avec un mot personnel de remerciement. Ce message final m’est venu spontanément, inspiré, et certainement était-il déjà inscrit dans ma pensée sans que je m’en rendisse compte ; car c’est l’essence même de mon journal qui est concentrée là, aucune phrase n’y est nouvelle, et tout y est dit en une page. Assurément c’est Clémence qui guida ma main et m’imprégna plus que jamais en cette rédaction ultime, et l’impact qu’aura eu cette lettre est là pour nous assurer que cette enfant vivra toujours dans le cœur de ceux qui l’ont aimée, et auprès de tous ceux qui auront lu son testament de bonheur, d’amour, de courage, d’espoir, et d’Espérance.

       Oui, immortelle, éternelle Clémence !

       Cueille la Nuit !

 

CLÉMENCE

 

       Clémence nous a donc quittés. Nous remercions tous ceux qui ont partagé notre chagrin au long des cinquante mois du calvaire de notre petite et des six mois de son agonie inimaginable ; rien ne lui fut épargné. Aux plus noirs moments d’un malheur que nous avons toujours voulu discret, merci à tous ceux qui nous ont témoigné une présence, un soutien, une marque d’amitié ou de compréhension… Merci à ceux dont le cœur fut présent à l’adieu.

       De l’enfer d’où nous revenons, nous rapportons une étrange leçon : l’espoir ne réside pas dans des probabilités quantifiables de survie mais dans la faculté de pouvoir vivre intensément le présent. C’est là une grâce dont il nous fallut vite nous rendre compte lorsque la médecine condamna notre fille, très tôt, et que nous dûmes accepter comme de simples et vulgaires moyens de répit les atroces injures faites à sa jeune beauté. La joie et l’insouciance qu’on put souvent nous voir ne furent jamais que celles que nous devions afficher le soir devant notre enfant pour lui épargner le désespoir et la terreur. Et tous ces instants difficilement arrachés au chagrin, vécus autour de l’optimisme de Clémence, donnèrent à notre vie un sens nouveau et nous devinrent les moments d’un bonheur paradoxal mais dense et vrai, immense parfois.

       « Je suis heureuse ! » disait Clémence trois semaines avant de mourir, après qu’elle eut imaginé son retour à l’école et rêvé de ses amitiés retrouvées. Il y a deux ans, au lendemain de son amputation, elle rayonnait déjà du même aveu, affirmant et démontrant une fois de plus qu’il n’y a pas de bonheur sans espoir ni d’espoir sans courage. Quelle leçon ! C’est souvent l’aveugle qui a consolé le voyant.

       Carpe diem, cueille le jour !

       Cette devise aurait pu être celle de Clémence dont la volonté d’arracher le bonheur de chaque jour et de chaque instant ne cessa jamais d’être farouche et exemplaire ; on dit même qu’elle fut rare. Tout au long de son épreuve, jamais Clémence ne montra quelque découragement, craignant que notre tristesse ne vînt en retour libérer celle que ses constants efforts parvenaient tout juste à cacher, et appréhendant que ne fût ainsi déstabilisé notre fragile équilibre familial. Hormis durant les phases de souffrance physique insupportable, jamais son sourire, son rire même, ne nous furent enlevés. Chaque seconde volée à la maladie qui la rongeait fut pour Clémence un moment de vie intense et totale. Elle avait tout compris de l’espoir. Et pourtant, que ne savait-elle pas !

       L’énergie d’espoir qu’a laissée notre petite comète nous est devenue idéal, et si nous avons bien compris son message, nous devrons y puiser l’essence de notre nouvelle et impensable vie : oui, nous vivrons ! Mais cette difficulté ne sera pas moindre que celles dont Clémence avait elle-même triomphé. Soyons dignes de son exemple ! Là où elle est désormais, elle vit encore pour notre bonheur à tous les trois, et aussi pour celui des gens qui l’ont aimée… C’est sa lumière qui nous protègera de l’ombre.

        À chaque instant sa présence nous obligea à l’espoir, et voilà que son absence nous enseigne aujourd’hui l’Espérance !

       Cueille la Nuit !





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