Cueille la Nuit

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11

ADIEU L'ÉCOLE

(28 août 1991 - 17 octobre 1991)


Ah, quand refleuriront les roses de septembre !

Paul Verlaine

 

 


Mercredi 28 août 1991

       Revenue dans son univers, Clémence refait surface, et un lapin à la crème avait longtemps mijoté pour éveiller l’appétit endormi. Dans sa chambre retrouvée, elle regroupe les lettres d’amis, celles reçues tout au long des vacances et d’autres arrivées ce matin. Il y en a seize en tout, et c’est vrai que tout le monde aime cette petite. Follement amoureux, le garçon connu en Irlande affirme qu’il ne pense plus qu’à elle. Quelques phrases de Christian, que j’ai été autorisé à lire, m’ont bouleversé : quel chagrin et quelle haine de cette maladie qui ronge tout le monde ! Christian signe : « Ton frère qui t’aime ! » Quel trésor pour Clémence ! et elle caresse et relit toute cette tendresse.
       Christian, encore lui, vient de téléphoner, et au travers de son amitié plus tendre et plus forte que jamais, violente même, il a su insuffler à Clémence son optimisme vigoureux.
       — L’année sera super, affirme-t-elle ensuite, et il faut absolument, Papa, que je fasse la rentrée des classes.
       Elle la fera : les montagnes se déplaceront pour que cette ultime joie ne lui soit pas enlevée.


Jeudi 29 août

       Clémence buvant beaucoup, elle va aussi fréquemment aux toilettes, et se lever seule de son lit n’est pas un exercice facile. Comme sa voix est faible encore, la nuit nous laissons ouvertes les portes des chambres afin d’être réveillés à sa moindre manifestation. En fait Clémence réussit maintenant à se lever seule, mais une aide lui est nécessaire ensuite pour adapter oreillers et coussins en l’architecture complexe qui convient à la nouvelle inclinaison obligée de son dos.
       Émilie vient de rentrer de Bretagne. Avec une amie, elles ont occupé seules pendant quinze jours la maison de Carantec. Il nous sera difficile de partager attentions et amour entre celle de nos enfants qui souffre le début de sa mort, et l’autre qui a tout et la vie. Que de provisions à faire de l’une ! et si vite ! et qu’il est essentiel aussi de ne rien ôter à l’autre, si fragile et délicate sous son air assuré ! Quelle que soit la force qui nous projette vers Clémence, fasse le ciel que nous ayons la ressource de ne jamais nous couper d’Émilie ni de l’entraîner avec nous loin de sa vie propre.
       Ce soir Émilie nous raconte ses deux belles semaines ; sa joie est notre fraîcheur. Clémence écoute de loin, sans aucune envie, résignée, désabusée, inquiète seulement de nouvelles douleurs qu’elle ressent soudain dans sa nuque.


Samedi 31 août

       Ce matin je conduis Clémence à l’hôpital pour qu’on lui enlève les points de cicatrice. Dans la voiture, pas un mot, pas un sourire, pas la moindre expression ne viennent diminuer la distance qui la sépare du monde.
       — Je veux te faire un cadeau, lui dis-je en espérant voir un peu de lumière sur son visage, dis-moi ce que tu veux.
       — Je ne veux rien.
       — Alors c’est toi qui vas m’offrir quelque chose, plaisanté-je.
       — Tu m’as !
       Sur la radioscopie que me montre Dahan, le diaphragme est très remonté jusqu’au nouveau bas du poumon droit : une nouvelle et dissymétrique image où il y a beaucoup de noir.


Lundi 2 septembre


       Une radiothérapie n’a de sens que pour traiter une tumeur localisée, alors que seule une chimiothérapie permet d’atteindre des foyers disséminés. Au vu des nouvelles données opératoires, la solution que choisira Roché, s’il juge encore opportun d’en choisir une, ne fait aucun doute pour moi. J’avais déjà averti Clémence qu’une chimiothérapie ne serait peut-être pas exclue, cherchant ainsi à atténuer la brutalité que serait cette nouvelle après les premières affirmations rassurantes de Roché. Mais Clémence n’arrivait pas à imaginer une telle monstruosité.
       De retour de vacances, Roché confirme la nécessité d’un nettoyage de la région médullaire par radiothérapie, et comme je le pressentais voilà qu’il parle aussi d’une nouvelle chimio ! Ah ! le sort qui s’acharne ! Et quel désespoir que celui de Clémence quand elle entend son seul possible sauveur lui annoncer encore la pire torture ! Je verrai toujours la consternation de Roché devant les larmes de l’innocence, bouleversé dans son rôle de bourreau — quel courage lui a-t-il fallu, à lui aussi ! — et ne calmant Clémence qu’en invoquant une possibilité pour qu’elle garde ses cheveux. Je ne sais pas si cela est vrai, mais qu’importe désormais la durée de la vie de Clémence puisqu’on sait qu’elle est presque finie. Aucun risque opératoire n’a été pris pour ne pas la rendre infirme durant les quelques mois qui lui restent à vivre, aucun soin n’est donc plus crédible, alors qu’on laisse aussi à Clémence ses cheveux, son image, et le peu de bonheur qui lui reste d’être elle-même ! Qu’on ne cherche plus à la guérir ou à la prolonger ! Cette enfant a trop souffert et trop donné aussi ! ASSEZ ! C’est fini maintenant, et qu’on la laisse mourir sans la harceler !
       Une amie d’enfance m’appelle au téléphone, bouleversée ; elle vient d’être mise au courant de ma situation, me dit toute sa sympathie, pense à moi sans cesse, et désire absolument que je la tienne au courant pour… l’enterrement ! Oh ! ce mot pour la première fois prononcé ! Ô la cruelle ! comment a-t-elle pu me dire cela ! En fait je ne suis pas prêt à imaginer la fin, sauf ici en ce journal, tant Clémence lutte et espère encore tout près de nous. Notre combat à ses côtés, pour son bonheur du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde, n’a de sens que si nous excluons la défaite et la vision de la mort. Il faut être fou, mais c’est notre devoir. Fermons donc les yeux sur demain et que vive encore Clémence, aujourd’hui, avec nous !
       Notre combat est perdu, mais menons-le encore comme pour une victoire ! Et « laissons les morts enterrer les morts ».
       Dans la soirée, Clémence me montre une grosseur importante qu’elle vient de découvrir à la pointe de son immense cicatrice, loin donc de la tumeur opérée. Pour calmer son début de panique, il m’est facile d’invoquer une boursouflure de cicatrisation. Et pourtant cette grosseur n’existait pas tout à l’heure chez Roché, j’en suis certain ; elle vient donc d’apparaître subitement ! Je reste bien calme en cette accélération inattendue. Il n’y a plus rien à faire et demain arrive, porteur encore d’un autre plein lot de calamités. Oui, oui, fermons donc les yeux sur demain !


Mardi 3 septembre

       Il est 8 h 30. Depuis l’opération de Clémence, Odile et moi avons pris l’habitude de prendre notre petit-déjeuner dans le salon, afin de ne pas réveiller la petite dont la chambre est contiguë à la cuisine. Nous sommes donc là, silencieux et écrasés ; une musique de Rameau voltige, indifférente et heureuse.
       Roché, que j’appelle très tôt pour l’informer de la nouvelle « bosse », ne dramatise pas et se contente de nous inviter, si notre inquiétude persiste, à le consulter demain au service de jour. C’est tout. La fatalité est sûrement la raison du recul qu’il prend aujourd’hui par rapport à cette nouvelle protubérance : plus rien ne presse. Il est inutile en effet d’effectuer des soins lourds localisés alors que d’autres tumeurs incurables sont sur le point de surgir un peu partout.
       Malgré quelques nouveaux vertiges, la forme de Clémence revient. Elle doit sa bonne humeur à l’attention continue de ses amis retrouvés, mais aussi au contrecoup de la frayeur d’hier soir après que nous lui eûmes dit le peu de cas que Roché fait de cette affaire de cicatrisation. Le centre de gravité de l’humeur de Clémence semble fixe, et chaque crainte évacuée est toujours compensée ensuite par une euphorie équivalente qu’accompagne benoîtement notre gaieté asservie. C’est donc ainsi que Clémence a retrouvé son rire.


Mercredi 4 septembre

       Faisant notre devoir, nous avons quand même tenu à montrer à Roché la nouvelle grosseur suspecte. Il n’y a vu aucune gravité et s’est contenté de prescrire une pommade cicatrisante. Que pouvait-il faire et dire d’autre devant Clémence ? Mais à mon tour j’ai vu Roché vers six heures, seul, et il m’a confirmé tout ce que je savais déjà ; ce n’est que la connaissance préalable de ces horreurs qui m’a permis d’encaisser le choc absolu de ce que j’ai entendu.
       Les différents traitements appliqués à Clémence ont donc connu un échec total, et la suite de sa maladie est irrémédiable, hélas ! Il est inutile de faire une nouvelle chimiothérapie, elle subirait le même échec que les précédentes. L’important maintenant est de préserver le confort de Clémence pour le peu de temps qui lui reste à vivre. Toute la zone médullaire n’ayant pas été nettoyée, il est fondamental de procéder à une radiothérapie pour éviter la paraplégie qui menace encore à court terme et qui serait la pire des catastrophes finales.
       La grosseur récemment apparue ? Son examen n’apporterait rien puisque Clémence n’est plus soignable ni opérable. Autant donc préserver son moral par l’inaction, et aussi le nôtre par l’ignorance ; le confort moral de Clémence est la seule chose qui compte désormais, et il est aisé de profiter du mensonge facile qu’offre la boursouflure cicatricielle. On ne fera même pas de ponction. La grosseur sera irradiée avec le reste, et la radiothérapie reconnaîtra les siennes.
       Roché garde en réserve une chimiothérapie légère (par cachets et sans perte de cheveux) comme soin palliatif pour le cas probable où une autre tumeur apparaîtrait : cela permettrait de ne pas désespérer l’enfant par une inaction révélatrice. Mais la multiplication des tumeurs visibles serait la pire des catastrophes, car Clémence verrait bien alors que tout soin est abandonné ; confrontée à l’échec de la médecine, elle serait enfin livrée à la certitude de sa mort.
       Le temps qui lui reste à vivre ? Quelques mois. En phase finale c’est vraisemblablement des poumons que viendra le coup de grâce : lente et terrible asphyxie ou bien hémorragie brutale et libératrice.
       Roché est consterné. La médecine a fait ce qu’elle a pu. Nous n’avons pas eu de chance. Je suis resté presque muet. Que dire ?
       C’est dans l’euphorie que Clémence apprend l’abandon définitif de la chimiothérapie. Dans la soirée, elle se plaint de migraines, elle qui n’en eut jamais !


Vendredi 6 septembre


       Vers minuit et demi, ce matin, alors que j’allais me coucher, Clémence est venue à ma rencontre. Énervée, ayant déjà absorbé deux cachets de calmant, elle n’arrivait pas à s’endormir, prise entre ses douleurs post-opératoires et de pénibles difficultés à respirer. Elle maudissait son corps qui la trahit de partout, et elle avait cherché en vain la position introuvable de son confort. Nous avons fait de nombreux essais, avec beaucoup de coussins, avec moins de coussins, avec la tête comme ceci, avec le bras comme cela… et surtout avec des caresses et beaucoup de douceur. Je l’ai persuadée enfin que la douleur qui lui vient du poumon (« tiens, pourquoi le poumon ? », questionne-t-elle) est surtout une crainte, et qu’à ne plus y penser elle finirait sûrement par s’endormir. Mais plusieurs fois dans la nuit, insomniaque moi-même et attentif aux bruits qui viennent de sa chambre, je l’ai entendu se retourner et parfois se lever…


Dimanche 8 septembre

       Clémence a dîné hier soir chez son cher Christian, et avec son cher Guillaume. La solitude amplifie ses douleurs et ses craintes, mais la volonté de les cacher à ses amis les atténue. Vouloir oublier est la meilleure façon d’oublier, et après quatre années de rude expérience, Clémence est rompue à cette discipline salutaire ; mais combien de temps encore pourra-t-elle faire semblant ?
       La soirée d’hier était organisée à l’occasion du retour de Clémence dont c’était la première sortie depuis son opération. « Ce fut super ! », et voilà donc Clémence regonflée à bloc, certaine qu’on l’aime toujours autant, et si confiante soudain :
       — Christian est adorable, dit-elle, et pour son anniversaire en janvier nous lui ferons aussi un super-cadeau !
       C’est dans quatre mois, et la pauvre enfant ne sait pas encore que cette fête-là se passera sans elle.
       Eugénie reste la principale confidente de Clémence, son autre elle-même ; mais elle va partir prochainement en pension à Bordeaux, et Clémence va perdre ainsi son exutoire le plus précieux, une véritable déchirure. Les autres amis de Clémence sont une bande de joyeux aussi drôles que gentils, et je ne me prive pas de dire à Clémence tout le bien que je pense d’eux. Odile et moi l’incitons à nous raconter — et à revivre ainsi — les anecdotes qui essaiment ses journées. Notre intérêt pour ses amis enchante Clémence qui vit avec délice la continuité de ses deux vies affectives. Quand l’un de ces adorables garçons a été particulièrement délicat envers elle, je dis à Clémence en plaisantant : « il aura de mon haut-marbuzet », le château haut-marbuzet étant le grand vin que, depuis que mes filles sont petites, je promets de servir à leurs repas de fiançailles… à condition toutefois que le fiancé me plaise. Ne plus faire cette plaisanterie aujourd’hui serait un crime, mais qu’il fait froid soudain !


Lundi 9 septembre

       Clémence est couchée lorsque je rentre. Cet après-midi, alors que des amis étaient encore venus lui rendre visite, elle a été prise à nouveau d’éblouissements, de vertiges, de migraine… Tout va vite, et je crains soudain qu’elle ne puisse pas faire la rentrée des classes de demain après-midi, rentrée à laquelle elle tient tant et qui a justifié tous ses récents efforts. Que la maladie lui laisse au moins cette innocente satisfaction ! Elle rendra tout après, puisqu’elle n’a droit à rien, mais qu’on lui laisse ce jour-là !
       Ma crainte est bien sûr que tous ses troubles encéphalés actuels ne soient dus à une métastase au cerveau ou encore à l’invasion d’une vertèbre cervicale. Anticipant sur les maux qu’il nous serait impossible de justifier plus tard, j’assure Clémence que tout cela était prévu, et je l’avertis qu’elle aura encore beaucoup de migraines et de tels vertiges dans les semaines à venir :
       — Ton opération a été importante, lui dis-je, ta fatigue interne est bien plus grande que tu ne la ressens, et il faut que tu saches accepter sans inquiétude toutes ces séquelles normales et mineures.
       Alliée idéale, Clémence accepte toute explication qui minimise son mal. Même si elle ne me croit pas — ce dont je suis presque certain — je constate que mon système de protection marche encore, fort de sa subconsciente (ou trop consciente) complicité.


Mardi 10 septembre

       Un violent orage illumine Toulouse ce soir, et des pannes d’électricité ont détruit à maintes reprises les rédactions informatiques non sauvegardées de ces lignes, comme si le sort, humilié, avait voulu m’empêcher de transcrire ici le mince intermède de bonheur que nous avons réussi à lui dérober aujourd’hui. Oui, Clémence a donc fait sa rentrée des classes malgré tout (photos 1, 2). Sa joie irradie :
       — L’année sera extra !
       Je suis allé la chercher chez Romain vers six heures, et d’autres copains ont profité de ma voiture pour se faire reconduire jusque chez eux. Clémence était ravie de l’aide qu’elle leur apportait à travers moi, fière d’eux, fière de moi, fière d’elle. Heureuse, quoi ! Quel amour !
       Tous les quatre dans notre chambre ce soir, attachés, nous nous amusions des anecdotes de rentrée, et Odile et moi buvions l’enthousiasme de nos enfants. Tandis qu’Émilie se faisait cajoler par sa sœur pour leur plus grand bonheur à toutes les deux, Clémence, tout à ses commentaires et à ses projets, en oubliait un nouveau et lancinant mal de dos survenu dans l’après-midi, de l’autre côté que celui qui a été opéré. Nous n’avons pas hâte à demain.
       Le balisage de radiothérapie avait été effectué dans la matinée. Cette cure de rayons sera le dernier soin apporté, et après cela toute la panoplie aura été épuisée. Voilà donc la dernière cartouche, mais on sait malheureusement que ce ne sera qu’un tir à blanc.


Vendredi 13 septembre

       Le mal de dos de Clémence devient intolérable et s’ajoute aux difficultés respiratoires, fatigues, migraines, maux de ventre et autres douleurs diverses. Son corps ravagé se déforme encore plus à la recherche du nouvel équilibre qui minimisera sa souffrance. Mes propos rassurants restent vains. Si le mal persiste (!) Roché verra Clémence la semaine prochaine. Même si cela ne sert à rien, le fait que Roché reste ainsi présent me soulage car je n’imagine pas plus grande détresse que de rester seuls face à la souffrance de notre enfant abandonnée. Les propos rassurants de la médecine, non moins faux mais cependant plus crédibles que les nôtres, auront au moins pour effet d’apaiser Clémence durant le week-end. Et c’est là tout le maximum qui peut être fait.
       Quant à moi, ma vie n’est plus qu’une obsession. Je ne pense plus, sans toutefois pouvoir l’imaginer, qu’à la mort de Clémence. Au bureau je ne parle à personne ; chaque sonnerie de téléphone est un moment insupportable où je crains que c’est Odile ou l’infirmière de l’école qui me demande d’arriver au plus vite. Quand je rentre à l’appartement, j’appréhende toujours qu’une nouvelle catastrophe soit arrivée, et quand je ne trouve pas la petite effondrée et en train de souffrir, j’ai une réaction opposée qui me précipite en des excès injustifiés de soulagement. Ma vie actuelle est ainsi faite de ces sentiments extrêmes entre lesquels je me stabilise difficilement.
        Ce soir nous avons reçu à dîner Alain Quilici, cet ami dominicain qui s’était déjà montré proche de nous il y a deux ans et dont j’avais alors envié l’espoir plus élevé que le mien. La foi d’Alain, appuyée par son intelligence, me fascine, moi dont les permanentes et stériles recherches n’ont jamais conduit qu’à des constats rationnels et désespérants ; et Alain me trouble quand il affirme que ma constante et vaine recherche de Dieu est déjà guidée par Lui. Ce soir donc, comme en une prière, craintif presque, j’offrais mon désespoir de la mort de Clémence à la lumière qui rayonnait à notre table ; mais en écoutant notre ami, je me disais qu’il faudrait vraiment un bien grand miracle pour que la grâce dont il parlait puisse devenir pour moi autre chose qu’un mot.
       Pendant ce temps Clémence était chez son ami Romain avec toute leur joyeuse bande. Nous étions encore à table lorsqu’elle a téléphoné pour qu’on vînt la chercher. Elle avait dû prendre un cachet alors que sa volonté devenait insuffisante pour masquer sa souffrance. Mais c’est la Clémence habituelle, radieuse et souriante, cachant la douleur et les efforts, qui est apparue à nos invités. Nous l’avons présentée à Alain, et il sait maintenant pour qui il va prier.


Samedi 14 septembre

       L’état de Clémence à son réveil est absolument effrayant. Des cernes sombres sous les yeux, accentués par son teint pâle, traduisent la fatigue où la mène son combat constant. Après avoir voulu inviter quelques amis pour ce soir, elle a vite abandonné sa tournée téléphonique, vaincue.
       Émilie, adorable et parfaite, reste auprès de sa sœur couchée, et l’affectionne en un subtil dosage de caresses, de mots câlins, de plaisanteries, et aussi de petites colères qui rendent crédible cet inhabituel amalgame de douceurs.
       Ce soir, nous dînons chez des amis, de vrais bons amis qui, sachant tout de l’échéancier de notre drame, ne fuient pas pour autant le parler vrai de la réalité sordide et gardent intactes aussi les capacités de gaieté et d’humour qui furent toujours nos liens. Merci à eux d’avoir tout compris.


Dimanche 15 septembre

       Clémence reste couchée, et c’est la première fois que nous déjeunons sans elle, à trois, silencieux, respectueux de sa lassitude, et nous-mêmes détruits par son absence à la table familiale, un vide qui préfigure son proche départ.
La volonté de Clémence de croire à une vie encore possible fait ma déchirure, à moi qui sait, tout près d’elle, que dans peu de temps elle sera morte. Mais que ne sait-elle pas, au fond d’elle-même et en cette fin de bel après-midi, alors que sa sœur est restée au bord de la piscine chez des amis, et qu’elle, infortunée, a dû rentrer, s’allonger, seule encore avec sa souffrance et ses interrogations ?
       Cette nuit j’ai rêvé qu’Odile et moi avions « accompagné » Clémence jusqu’aux grilles monumentales d’une allée dont les bordures d’arbres hauts convergeaient au lointain. Ce paysage ressemblait à un décor, et nous y étions seuls dans un silence pesant. La lumière était étrange, blanche et froide ; elle venait de nulle part et ne portait pas d’ombre. Sans émotion, nous avions embrassé l’enfant qui s’était ensuite avancée seule vers la convergence des lignes, de sa petite silhouette mignonne et bien à elle, marchant sans se retourner comme si soudain nous n’existions plus pour elle. Son bras manquant était revenu. Je m’étais réveillé en sursaut lorsque je compris que c’était là sa mort, et ma détresse devint infinie face à la réalité désignée de mon rêve. Je sais que ce songe va me harceler et me terroriser longtemps avant que la réalité ne prenne une relève plus terrible encore.
       Jamais autant qu’aujourd’hui je n’ai eu conscience de la proche disparition de Clémence, et je n’imaginais pas qu’une telle densité de désespoir fût possible : le présent me fuit et m’abandonne lentement ce poids. J’ai soudain l’impression que la mort est là, tout près. Que dois-je faire ? Seul, dans mon bureau, en écrivant cela, je crie : « Je ne veux pas que meure ma petite fille ! »


Lundi 16 septembre

       En début d’après-midi, une ambulance est venue chercher Clémence pour la conduire à sa séance de rayons puis à un rendez-vous pris avec Roché. Quand je rentre ce soir, la petite est effondrée :
       — Papa j’ai passé la journée la plus terrible de ma vie.
       Roché était en retard, et Clémence l’a attendu au service de jour pendant trois heures. Aucune chambre n’était disponible pour qu’elle pût s’allonger, et elle est donc restée dans la salle d’attente, véritable cour des miracles où une femme montrait à tout le monde son sein malade, et où la courageuse Clémence était sans doute la plus à plaindre. N’en pouvant plus de souffrir, au bord de la crise de nerfs, elle s’est effondrée en pleurs, et les infirmières sont venues la consoler et lui administrer quelque calmant. On la connaît bien ici, hélas ! et on l’aime aussi, dans cet antichambre de la mort où son sourire a si souvent rayonné et où sa rechute fait aujourd’hui la consternation de tous.
       — Je n’ai rien trouvé de vraiment alarmant, me téléphone Roché. Les nouveaux maux d’estomac sont dus à l’inflammation des muqueuses par les rayons et les médicaments réunis, et la douleur au dos est un pendant explicable du massacre opératoire effectué de l’autre côté. La fatigue est consécutive à tout cela mais aussi à la maladie elle-même. Quant à la permanente envie de dormir, la raison en est sûrement l’atteinte de certains nerfs par une radiothérapie qui ne fait pas dans le détail. Toutes ces séquelles devraient s’amenuiser dans les jours qui viennent, et on verra comment les choses vont évoluer avec les nouveaux médicaments prescrits.
       Ceux-ci semblent en tout cas avoir un effet immédiat sur les maux d’estomac, et Clémence reste seulement consternée des cours manqués aujourd’hui et qu’elle devra donc rattraper :
       — C’est assez, dit-elle, et demain je serai à l’école à huit heures. J’ai le bac de français à la fin de l’année et je ne veux aucun retard.
       Et un soupçon de gaieté semble être revenu ce soir dans sa chambre où, tous autour d’elle, admiratifs et l’aimant, nous vivons et soutenons ce volontaire et surréaliste sursaut d’espoir.


Jeudi 19 septembre

       Chaque jour ajoute des maux nouveaux au lot de Clémence. Elle ne va plus à l’école que par demi-journées, et là elle passe l’essentiel de son temps à l’infirmerie avec Jacquie, l’infirmière qui est depuis longtemps sa confidente et amie.
       Cette nuit Clémence nous a appelés. Une douleur violente et d’un nouveau genre venait d’apparaître dans tout son côté opéré, et lui interdisait le moindre mouvement, comme si un nerf avait été bloqué. Essoufflée, énervée, au bord des larmes, la petite cherchait une position qui lui aurait permis de mieux respirer et de dormir. Après un cachet, quelques massages, et des baisers aussi, la douleur étrange était partie, promettant sans doute de revenir bientôt, mais laissant à Clémence quelques heures de répit et nous abandonnant, nous, à notre insomnie et à un nouveau degré d’angoisse.
       Clémence a cependant tenu à aller en classe. Mais vers dix heures, épuisée, souffrant, proche de la syncope, poussée par sa volonté jusqu’à la limite du possible, elle a téléphoné à Odile pour qu’on vienne la chercher. Elle affirme n’avoir jamais autant souffert ni été aussi malheureuse :
       — Et pourtant j’ai connu des moments difficiles, dit-elle comme en un aveu tardif.
       Quand je rentre ce soir, elle est allongée sur son lit, tenant fortement serré Ouistiti, son singe en peluche, le compagnon de toutes les nuits, le témoin de chaque seconde du long martyre, celui qui a connu l’Irlande, le seul être qui sait tout d’elle mais qui ne dit rien. Les lèvres de Clémence sont enfouies dans le velours tendre qui fleure son enfance et que mouillent ses dernières larmes. Je reste près de ma petite, et je lui parle doucement. Elle me dit le vide que laisse dans sa vie l’éloignement d’Eugénie, la si chère Eugénie !


Vendredi 20 septembre

       Odile se lève un peu avant moi, comme tous les matins, et je l’entends qui parle à Clémence, comme tous les matins aussi. Et comme tous les matins depuis quatre ans, j’essaie de deviner aux seules intonations de leurs voix si une mauvaise nouvelle est présente dans leurs propos… Ces phases de réveil sont mes douches froides et comptent sûrement parmi les plus mauvais moments de mes journées.
       L’apport de cette nuit perfide est un bruit de frottement que Clémence entend ce matin dans son poumon droit lorsqu’elle respire fort, et qui accompagne l’insupportable douleur apparue la nuit d’avant. Cela est affolant et je décide de conduire immédiatement Clémence à l’hôpital.
       Radio, comme d’habitude, mais on refuse aujourd’hui de me communiquer les clichés sous le prétexte d’une recherche à faire dans le reste du dossier : je comprends tout de suite que l’image est censurée. Puis nous attendons au service de jour. Clémence est assise sur un siège du couloir, blême et de plus en plus tordue, tandis que je me suis installé un peu plus loin pour mieux la voir. Pauvre petite, quelle épave en a faite la maladie en six semaines ! Tout le personnel du service s’arrête pour lui sourire, lui dire un mot gentil, l’embrasser… Mais trop épuisée et trop triste pour parler, Clémence ne leur répond que par de timides sourires, aussi forcés que fugitifs.
       Roché, auquel je décris le bruit pulmonaire de respiration, diagnostique une pleurésie, « banale » réaction inflammatoire à l’opération. J’aspire tellement à être rassuré moi-même, que je l’ai cru un instant. Après la ponction qu’il effectue, il me fait venir seul au bureau des infirmières. La radio affichée sur le panneau lumineux me semble tout à fait normale, mais Roché me détrompe tout de suite en me disant que la radio que j’examine est celle du 9 août.
       — Celle de ce matin, la voici, dit-il en la sortant du tiroir où il l’avait cachée.
Et je vois donc, alors que mon sang se glace et que je reste muet de terreur devant la face enfin dévoilée du crabe abject : toute une moitié du poumon droit est blanche et révèle l’incroyable énormité d’une tumeur. Roché est stupéfait d’une évolution aussi rapide, ce qui est une façon de dire que tout ira vite désormais. Il met Clémence sous cortisone massive, le premier médicament du désespoir final.

       Mon journal de ces jours-ci est souvent écrit plusieurs fois par jour : avant de partir travailler le matin, à midi, le soir en rentrant de mon travail, la nuit, en direct comme aux premiers jours de sa tenue lorsque j’y inscrivais les heures tant chacune me paraissait une culmination du malheur et donc à conserver pour l’éternelle mémoire de Clémence. Certes notre descente dans l’abîme est continue, et chaque instant n’est pas disjoint du précédent. Cependant notre chagrin est tellement irréel qu’il semble nouveau chaque jour, et j’ai toujours l’impression de l’écrire pour la première fois, alors que la veille je le décrivais déjà en des termes voisins. Je me répète donc, cherchant en fait les mots inaccessibles qui seraient capables d’exprimer définitivement l’horreur de notre quotidien. Je voudrais que mes écrits fussent encore plus réalistes afin que rien ne soit oublié, et j’aurais voulu aussi avoir la plume plus facile pour immortaliser le courage final de Clémence dans une parfaite beauté de mots et de phrases. Mais au fur et à mesure qu’approche la fin de Clémence, le volume dans lequel planent nos âmes devient si vaste et inconnu que l’humaine description de notre vertige demeure limitée. Je voudrais qu’il existât pour le décrire des mots aussi infinis que l’abîme dans lequel nous plongeons.
       La simulation d’exigences est encore de règle dans mon attitude vis-à-vis de Clémence car la discipline que je feins d’imposer reste un élément de son espoir. Tout à l’heure je m’indignais auprès d’elle de la scoliose observée ce matin sur la radio, et je lui reprochais la faible musculature de son épaule sans bras :
       — Ton manque d’exercice en est la cause, et si tu nous avais écoutés tout au long de l’année passée, les séances de rééducation que tu devras faire bientôt en auraient été moins pénibles.
       Clémence tombe dans le piège, ravie de la perspective d’avenir que j’ouvre ainsi, et elle se voit déjà dans quelques mois, quand tout ira mieux, nageant avec les copains et jouant au tennis avec son cher Guillaume, le champion. Elle me fait part de ces projets sportifs, et je l’écoute attentivement décrire la vie simple et heureuse qu’elle s’invente et vit déjà.
       Odile, surtout, excelle à écouter ainsi sa fille, à orienter ses conversations vers les perspectives des bonheurs futurs, puis à aspirer insidieusement dans le présent les rêves ainsi créés. Quatre ans de mise au point pour cette technique efficace et qui n’est faite que d’amour.
       La ponction de ce matin a soulagé un peu Clémence qui retrouve un petit sursaut de joie bavarde ; cette libération éveille une volonté et un courage qui n’étaient qu’endormis par la souffrance. C’est donc la douleur physique qu’il faut combattre en priorité et par tous les moyens, tout en envelopper Clémence d’un nuage d’amour, d’optimisme et de rêve. Fasse alors le ciel que ce soit dans un tel moment qu’elle meure auprès de nous ! C’est actuellement ma seule prière.


Dimanche 29 septembre

       Durant toute la semaine, j’ai participé à Brest à un congrès d’océanographie. Pour avoir plus de liberté là-bas, j’étais parti en voiture, couchant à Carantec ou chez ma mère, et profitant des petits plats de l’autre chère Mamie. Mes regrets d’avoir quitté Clémence s’estompaient au téléphone où la petite m’annonçait son retour à l’école et sa joie retrouvée. Après la crainte que nous eûmes de la voir mourir cette semaine, que voilà un virage apaisant ! Clémence, aimée de tous ses amis, riant et faisant rire malgré tout, a été élue déléguée de classe par acclamation. Vraiment, que cette enfant aurait aimé la vie et mérité de vivre !
       Détail sordide, je suis allé à la mairie de Carantec faire la réservation d’un caveau pour un « décès à venir dans ma famille », et déjà je me suis recueilli sur la terre qui abritera bientôt Clémence. Comment aurais-je pu alors éviter les flashes de ces scènes futures qui m’apparaissaient pendant que je faisais ma conférence ? Et tandis que je parlais, quel visage autre que celui dont le départ me hante, celui de mon amour, aurais-je pu chercher dans cette salle obscure, parmi ces autres-là, attentifs ou ennuyés, que je ne pouvais voir ?


Dimanche 6 octobre

       Clémence sait la joie qui est la nôtre quand elle nous appelle de nos petits surnoms affectueux ; or notre joie est aussi un signe que tout va bien. Inversant toute logique de cause à effet, ces marques d’affection redoublent en ce moment, comme si Clémence espérait en faire un outil de sa guérison ou une preuve de son début. Une logique absurde pour un espoir absurde !
       Émilie s’est acheté hier un blouson en cuir. Quand nous avons dit à Clémence : « tu en auras un aussi », elle n’a pas répondu, baissant la tête, fuyant le mensonge inscrit en nos regards, et ne voulant pas nous chagriner avec le doute qu’elle ne pouvait masquer.


Jeudi 10 octobre

       Au service de radiologie on a laissé hier matin Clémence voir le cliché qui venait d’être pris. Elle est revenue horrifiée par la dissymétrie qu’elle a observée, et elle a même cru discerner qu’il lui manquait un morceau de poumon. Clémence sait la gravité que serait un poumon atteint, et il est inimaginable qu’elle puisse apprendre cette extension de sa maladie. Roché lui-même avait bien pris soin il y a deux semaines de cacher à la petite le cliché où le rictus du crabe s’inscrivait pour la première fois. J’écris à Roché la lettre suivante pour demander que les opérateurs de radiologie fassent désormais preuve de plus de vigilance ; et j’en profite aussi pour lui préciser ma position sur le problème de la vérité qui serait due à Clémence, un problème qui me hante encore plus que je n’en parle ici.

       Cher monsieur Roché,

       Alors que Clémence était hier dans le service de radiologie, les opérateurs l’ont laissé regarder la radio pulmonaire qu’ils étaient eux-mêmes en train d’observer. Clémence a ainsi pu se rendre compte de sa dissymétrie et imaginer les dégâts cachés de son corps. Elle est revenue horrifiée car soudain certaine qu’on lui avait enlevé un morceau de poumon.
       Bien que nous lui ayons toujours présenté la radiographie pulmonaire comme une simple habitude hospitalière, Clémence ne fut jamais tout à fait dupe de cette routine, et toujours elle a pressenti qu’une anomalie de cette radio ne pourrait que traduire une résurgence terrible de son mal. Les conséquences d’une telle prise de conscience seraient évidemment catastrophiques pour elle, et il est de notre devoir de la préserver de toutes nos forces de la fatale réalité actuelle. Nous avons donc minimisé la gravité de l’image observée, mettant la dissymétrie sur le compte d’une remontée du diaphragme, bien normale après l’ablation des côtes et des muscles avoisinants !
       Depuis bientôt quatre ans et à l’aide d’un scientisme plus rassurant et protecteur que mensonger, ma femme et moi-même avons toujours su détourner les questions réalistes qui menaçaient le bonheur de notre enfant. En particulier nous avons toujours veillé à ce que le mot « cancer » ne fût jamais prononcé devant elle, protégeant ainsi son psychisme du symbole de mort et du sombre cortège d’angoisses dont ce mot est porteur. Même si des doutes assaillent aujourd’hui Clémence, jamais elle n’aura totalement conscience de la vraie nature de sa maladie tant que nos propres affirmations érigées en certitudes pourront constituer un rempart contre cette vérité meurtrière.
       Cette stratégie est discutable mais je pense qu’elle est bonne puisque Clémence a tout de même réussi à être heureuse tout au long de son effroyable martyre et malgré l’acharnement continu du destin. N’était-ce pas là l’essentiel ? Nous avons tous compris, en famille et tacitement, que l’espoir du lendemain n’est rien d’autre que la faculté de pouvoir vivre le présent, le présent qui fut donc toujours le point de focalisation de nos volontés et de nos énergies, et que même encore maintenant nous parvenons ainsi à vivre. Clémence, qui sait que nos bonheurs ne font qu’un et qui sait aussi que nous tenons par elle autant qu’elle tient par nous, ménage notre chagrin en sachant taire stoïquement la souffrance physique permanente où sa maladie vient de la mener, et où son courage déjà extraordinaire s’ennoblit encore. « Souvent l’aveugle a consolé le voyant ! »
       L’incident du service de radiologie, en provoquant les questions réalistes contre lesquelles nous luttons, a fissuré l’édifice protecteur fragile qui abrite le bonheur de Clémence et le nôtre. Un doute est venu ombrager l’espoir de la petite, et vous comprendrez qu’il nous est difficile d’accepter qu’une simple négligence vienne balayer nos si longs et positifs efforts.
       Je vous serais donc reconnaissant si vous pouviez faire en sorte que les opérateurs veillent désormais à ce que Clémence ne soit plus agressée par l’image terrible de son mal.
       Je vous en remercie et vous prie de croire en mes sentiments reconnaissants et amicaux.


Dimanche 13 Octobre

       — Papa, maintenant que mes rayons sont finis, est-ce que Roché pense que je suis définitivement guérie ?
       Je lui réponds : « Oui, j’espère. », vite, en baissant la tête pour que son regard ne croise pas la grossièreté de mon mensonge.
       Émilie est très perturbée par la lente dégradation de la santé de sa sœur, par le spectacle de sa souffrance permanente, par la certitude qui plane, par la tristesse que nous ne parvenons pas toujours à cacher… Son temps de travail pâtit de la présence affectueuse qu’elle offre sans cesse à Clémence. Comment pourrais-je l’arracher à l’adieu qu’elle lui fait tous les soirs, dans la prolongation émue des souvenirs enfantins et dans la complicité sans avenir des aveux d’adolescence ?
       Obligé de laisser Clémence trouver ses derniers instants de bonheur où elle peut, par antagonisme je deviens souvent intolérant envers Odile et Émilie. À chacun sa croix, et la mienne est bien lourde ce soir. Déçu et fatigué, je suis las de tout et de la vie. Mais demain cela ira mieux…


Mardi 15 octobre

       Clémence a appris depuis quelques semaines à vivre avec une souffrance physique incontournable, ayant vite compris que son seul bonheur possible passait inévitablement par cette acceptation. Après avoir réussi pendant quatre ans à vaincre la tristesse de sa différence et de sa marginalisation, après avoir vaincu les spectres du cafard et du désespoir, voici que son courage s’élève et s’ennoblit encore en affrontant la souffrance en un combat permanent et volontairement silencieux.
       Malgré son absentéisme, Clémence est première ou deuxième de sa classe en presque toutes les matières. L’assurance et la satisfaction que lui donnent ces succès l’aident à tenir physiquement, et la joie que nous montrons tous les jours en apprenant ses bonnes notes se rajoute à la sienne propre, effaçant le chagrin de la douleur. L’intérêt que nous manifestons pour ce qu’elle apprend en économie lui donne de l’importance et elle en est fière. Que voilà donc des joies précieuses, et on imagine ici quels sont nos efforts constants pour les multiplier. Clémence travaille de plus en plus et parle de moins en moins de sa souffrance pour ne pas ombrager la satisfaction qu’elle nous donne par ailleurs. Elle se dit décidée à faire une année scolaire brillante, et c’est cela aussi l’espoir de sa victoire.
       Et pourtant l’état de Clémence s’est encore détérioré. Elle dort à nouveau très mal et ses douleurs généralisées dans le dos sont revenues aussi fortes qu’il y a un mois lorsqu’elles me faisaient hésiter à partir à Brest. De plus, son essoufflement devient permanent et épuisant. Ce soir, alors qu’elle était tout simplement allongée sur notre lit, l’effort pour se relever a rendu sa respiration haletante et a mené son pouls à 130 pulsations.
       — Cela n’est rien, nous a-t-elle dit, à côté des palpitations qui m’arrivent à l’école lorsque ma douleur devient terrible, que le professeur s’inquiète et que je suis obligée de partir à l’infirmerie.
        Clémence a failli abandonner aujourd’hui une composition de géographie tant la position assise lui était devenue impossible ; la surveillante, inquiète, s’était même proposée d’aller lui chercher des coussins. Mais non, elle ne veut ni aide ni pitié. Quelle leçon pour tous, et je sais l’admiration générale que son comportement suscite. Grande Clémence !
       Sa possibilité d’aller en classe reste pour elle la meilleure assurance de ne pas être trop malade, et cela explique sa farouche volonté d’être présente en un lieu où elle se croit donc à l’abri. Bien qu’étant à l’extrémité de la souffrance supportable, son silence traduit encore sa volonté de résistance, comme si l’extinction de toute plainte devait éteindre aussi la réalité du mal. Mais la lutte devient trop inégale, et dans les jours qui viennent il va forcément se passer quelque chose.


Jeudi 17 octobre 1991

       Clémence se lève ce matin, essoufflée comme si elle venait de courir, pâle et les lèvres blanches ; nous craignons qu’elle ne tombe en syncope. Pas d’école. Je reste avec elle.
       Clémence est marquée par quatre années d’errance dans le milieu hospitalier, et Roché est forcément devenu l’un des « hommes de sa vie ». Elle aime le médecin, bien sûr, mais « Rochinou » aussi — lorsque l’espoir devenait euphorie ! — a souvent été décrit à Émilie. Les mots gentils et optimistes de Roché sont toujours reçus avec une joie et un sentiment complexes, et Clémence est toujours touchée d’entendre les infirmières lui dire « Le docteur Roché t’aime bien » ou « Il est occupé mais va se libérer pour toi. » Elle répète ensuite à qui veut bien l’entendre la petite satisfaction qu’elle vient de glaner sur le lieu de son martyre.
       Les attentions affectueuses qu’eurent pour elle tous les autres médecins sont chères aussi à Clémence, et elle en parle avec émotion. Ce matin, j’écoute donc avec attendrissement et chagrin la féminité de ma petite fille se confiner à sa sphère maladive et ricocher sur ses aimables et dévoués bourreaux. Mais la force gravitationnelle qui la relie à eux prive ses rêves de toute réelle liberté. Sont-ils alors vraiment des rêves ?
       Au dessus du lit de Clémence, une photo merveilleuse, « le baiser » de Doisneau. Le bras relâché d’une jeune femme et sa main ouverte comme en une offrande, témoignent de l’abandon bienheureux de son esprit. Personne n’aimera jamais ainsi ma fille adorée, et ses merveilleuses amours n’auront jamais été que les rêves lointains et impossibles d’une adolescente marginale et mourante.

       Plus rien ne va. Clémence souffre beaucoup et son après-midi a été difficile, atroce probablement. Après sa composition d’anglais, elle a tenu à accompagner sa classe jusqu’à la piscine où elle a regardé nager ses amis. Cet effort l’a épuisée au point qu’elle me demande ce soir si elle va mourir. Clémence a mal au ventre et partout quand elle respire fort ; elle s’est mise à beaucoup tousser et un sifflement nouveau accompagne sa respiration.
       La maladie entre dans une phase nouvelle. Odile le pense aussi et me le dit. Émilie devine nos propos. Clémence, qui n’a presque rien mangé, ne peut même plus rester sur le canapé du salon et se retire dans sa chambre dès la fin du dîner ; nous la rejoignons, tous assis au bord de son lit, enveloppant sa misère de notre affection et de nos sourires. Sa respiration rapide traduit la lutte intense qui commence.
       Elle n’en peut plus ; demain elle accepte de ne pas aller en classe : elle a trop souffert cet après-midi. Mais comme il est impossible que son état puisse désormais s’améliorer, ce fut certainement aujourd’hui sa dernière journée d’école. Clémence aura adoré cet univers, ce creuset d’amitié et de vie où elle aura évolué depuis qu’elle est toute petite et où tout le monde aura été si admirable envers elle. Oui, elle l’a aimée son école, sa si chère école !
       Adieu l’école !




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