Cueille la Nuit

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10

LA CHUTE DU GLAIVE

(7 août 1991 - 27 août 1991)



 

L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été
Boit les doux présents de l’aurore ;
Et moi comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
Je ne veux point mourir encore. (…)

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu’au printemps. Je veux voir la moisson,
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée.

Ô mort !  tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les amours des baisers, les Muses des concerts ;
Je ne veux point mourir encore.

André Chénier       


 

Mercredi 7 et jeudi 8 août 1991

       Journées noires.
       Odile, Clémence et moi vivons des vacances calmes. La timidité et le complexe de Clémence si durement combattus sont encore là cependant, et malgré nos exhortations à multiplier ses efforts, son introversion domine ici. Clémence reste donc trop souvent avec nous, s’ennuyant, un peu triste, et impatiente surtout du proche retour d’Émilie.
       Vers 18 heures aujourd’hui, après avoir pris l’apéritif chez des amis, nous décidons de dîner ensemble à la crêperie du Kélenn. Nous voici tous bientôt attablés face au soleil couchant qui colore l’horizon marin de couleurs qui sont celles de notre bonheur revenu.
       Soudain Odile et Clémence quittent la table, vont aux toilettes et en reviennent affolées. Clémence, en larmes, m’entraîne dehors :
       — Viens vite Papa, une bosse est revenue !
       Elle relève son vêtement léger et je découvre, terrifié, l’énorme grosseur qui vient de surgir dans son dos. De l’horizon se dressent alors des barrières noires qui nous enferment, tandis que dans ce piège clos surgit et retentit longuement le rire sarcastique du monstre, de retour et vainqueur. Tout s’écroule.
       Clémence a scruté mon regard, y a vu la terreur que je n’ai pu cacher, m’enlace fort, s’accroche à moi pour échapper à la spirale qui dès cet instant l’aspire vers les ombres :
       — Le sacrifice de mon bras n’a servi à rien, c’est tout mon corps qui est pourri. Papa, ô mon petit Papa ! tu m’avais promis que j’étais guérie ! Oh ! Papa, je vais mourir !
       La bosse est énorme, et sa similitude avec les précédentes ne laisse aucun doute quant à sa nature. Je n’ai rien d’autre à faire en cet instant que d’essayer de calmer la petite en suggérant la possible absence de gravité de cette incroyable chose. Nous rentrons dans la crêperie, prenons congé de nos amis et partons vite.
       Un médecin appelé d’urgence ne peut qu’observer la tuméfaction et constater qu’elle est musculaire. Compte tenu du contexte, il nous conseille de faire ce que nous avons à faire et que nous savons, hélas, mieux que lui-même et que personne.
       Quel vertige dans la tête de Clémence, quel fracas dans l’effondrement de l’échafaudage si courageusement et si patiemment construit ! Quelle injure encore après l’horrible mutilation dont sa volonté l’avait faite vainqueur ! Quel brisure dans ce cœur tout neuf, immense, si rempli de l’amitié de tous, et où s’éveillaient dans un délice insoupçonné sa jeune féminité et des amours merveilleuses ! Oh ! quel aveu dans les questions sans cesse refolées et enfin posées :
       — Est-ce que j’ai un cancer ? Est-ce que je vais mourir ?
       Adieu ses rêves et nos espoirs ! Clémence s’endort en pleurant.
       La tumeur a encore grossi durant la nuit. À sept heures je parviens à joindre Roché à son domicile : il nous attend. Mais à l’aéroport aucune place ne peut être libérée sur les vols d’aujourd’hui. Odile et Clémence partiront donc demain matin, tandis que je les rejoindrai plus tard après avoir accueilli Émilie qui doit aussi rentrer demain du Canada.
       À la maison de repos où ma mère réside actuellement, rien ne lui est dit de ce qui nous arrive. Surmontant son propre effondrement, Clémence encourage sa Mamie à surmonter sa crise dépressive et à faire preuve de volonté ! Puis je sais que ce baiser fut leur dernier. Adieu Mamie !
       Nous rentrons à Carantec, en silence, par la route du bord de mer, si belle toujours et que Clémence regarde en cette pâle lumière matinale. Quand les enfants étaient petites et que nous arrivions de Toulouse après une longue journée de route, nous nous arrêtions toujours sur le quai de Locquénolé pour un premier contact avec la mer, et je m’efforçais de sacraliser ce site superbe en associant sa beauté à notre cohésion familiale et à sa mémoire. Je roule très lentement ce matin, et du fond de Clémence remontent ces souvenirs anciens.        Adieu la mer ! Adieu les bateaux !
       Après avoir prévenu tous nos invités de l’annulation d’une soirée que nous devions offrir demain, Odile et Clémence vont à la plage où la nouvelle tombe comme une chape de plomb.
       Clémence revient de la plage. Adieu le Kélenn, adieu le Cosmeur, adieu la plage ! Mais quelles horreurs suis-je donc en train d’écrire ?
Visite à la mère d’Odile, effondrée aussi et incrédule :
       — Ma mignonne ! lui dit-elle.
       Adieu la crêperie de Saint-Thégonnec ! Adieu la petite maison de Mamie ! Adieu aussi à cette femme sainte !
       Retour enfin à une nuit d’angoisse, un genre de nuit que nous croyions bien connaître… Mais, était-ce possible, quelle escalade encore dans l’horreur des insomnies !


Vendredi 9 août

       J’étais déjà levé et prêt lorsque le réveil a sonné à cinq heures. Clémence a refusé tout petit-déjeuner. Adieu sa jolie chambre, adieu ses tableaux, adieu ses affiches, adieu sa couette toute neuve, adieu son bureau, adieu ses objets ; adieu la belle maison de Carantec, havre de notre bonheur et de notre unité familiale.
       Adieu Carantec ! Clémence n’y reviendra que morte.
       À l’aéroport, assise, attendant, la pauvre enfant cachait son visage dans sa main, sa tristesse était totale ; avant de nous quitter je l’ai serrée bien fort dans mes bras, et elle a trouvé un fond d’espoir pour croiser ses doigts en une dérisoire tentative de conjurer le sort. Elle voulait surtout que je fisse le même geste afin qu’elle pût encore s’accrocher à un autre espoir que le sien. Pauvre enfant !
       À sept heures quinze, Clémence quittait sa Bretagne natale. Adieu la Bretagne.

       La brume matinale se dissipe sur Carantec. Le temps va être superbe aujourd’hui. Le seul nuage est sur moi, et quel nuage ! Une lumière diaphane baigne les pièces toutes blanches de la maison et fait ressortir les multiples tableaux et objets accumulés ici avec amour et passion depuis des années pour marquer cette maison et en faire le lieu de nos racines. Que de rires enfantins résonnèrent ici dans un excessif et indécent bonheur ! Nous qui avions tout ! Aujourd’hui la mort s’est infiltrée. Elle est là, sur chaque objet. Et la jolie chambre de Clémence, où elle ne reviendra jamais plus, pleine encore de son odeur et de sa tiédeur, est belle à en mourir. Dans le silence et la brutale solitude, je note ici le récit de ce basculement. Ô mon enfant, ma si chère enfant, oui, que je pleure !
       Je regarde ma montre en permanence et j’imagine, pour n’avoir déjà que trop vécu le scénario d’une telle journée, la vertigineuse descente aux enfers que vivent Odile et Clémence actuellement. Descente dont je connais effectivement déjà les marches, et au cours de laquelle le destin nous autorisa quelques cruelles haltes d’espoir. Le mouvement est inéluctable cette fois, et la chaleur de n’importe quelle belle journée d’été ne réchauffera jamais le vent glacé qui remonte par la porte massive qui se dresse là-bas, et dont l’ouverture désormais béante aspire notre si chère enfant, innocente et vaincue.
       16 heures. Odile n’a toujours pas téléphoné et il est temps pour moi d’aller chercher Émilie à l’aéroport de Brest.
       C’est elle, cette jeune fille qui descend de l’avion puis qui traverse la piste ; oui, c’est ma grande fille. Elle sait que « nous » la regardons, elle devine la joie agressive et enfantine de sa sœur, l’émotion de ses parents, la tendresse de sa Mamie… Elle se sait aimée et attendue, observée ; elle est heureuse. Jolie et belle, fraîche et coquette, elle avance d’une démarche un peu étudiée. Chère Émilie, si tu savais ce que tu vas savoir ! Que tu vas souffrir, toi aussi, et comme tu ne mérites pas le mal que je vais te faire !
       C’est dans la salle des bagages que je la retrouve, l’embrasse, et avant même qu’elle ait pu se rendre compte que je suis seul, l’assomme de la terrible nouvelle. Émilie pose son sac, porte les mains à ses côtes, puis éclate en sanglots… Quel triste retour, le chavirement pour elle aussi, le mal revenu pour tous, le long malheur qui s’annonce encore ! Et je serre bien fort ma grande fille dans mes bras. Je crois que je pleure aussi. On nous regarde.
       Avec Émilie je passe à nouveau rendre visite à ma mère, ma mère à laquelle je ne dis rien et qui s’extasie sur la beauté et la vivacité d’esprit de mes deux filles ; elle vante aussi les extraordinaires qualités d’Odile (c’est tellement vrai !), et hormis « l’accident passé » du bras de Clémence, elle ne voit aucun nuage à ce qu’elle croit être mon bonheur :
       — Une femme exquise et parfaite, des enfants de rêve, l’aisance matérielle, tu as tout, me dit-elle.
       Et je la laisse dire. Elle imagine l’impatience de Clémence et d’Odile attendant Émilie à la maison, mais elle oublie de s’interroger sur l’absurdité de leur absence ici.
       Pauvres nous tous ! et pauvre Émilie qui pleure encore dans la voiture entre deux anecdotes qu’elle me raconte de son séjour canadien qui, soudain, devient si lointain et tellement dérisoire ! Que j’aurais souhaité que la chaude ambiance familiale ne lui manquât pas à son retour ! Quelle frustration dans l’absence des débordements affectueux qui lui étaient promis, et dans celle de l’écoute qui lui était due de ses histoires et de ses confidences ! Et au lieu de cela, voilà que je lui annonce que sa sœur va mourir. J’affirme à Émilie que sa force sera plus que jamais indispensable à notre lutte, et je sais qu’elle cachera au mieux sa tristesse pour la meilleure cohérence de nos derniers efforts.
       18 h 30. Clémence a été examinée par Roché durant toute la journée, entre multiples palpations, ponctions, radios, prises de sang, scintigraphies, scanner…
       Il apparaît donc que la nouvelle tumeur est cancéreuse et enveloppe au moins tout une côte. Roché, qui commençait à croire en la guérison de Clémence, n’en revient pas du réveil si tardif d’une colonie cellulaire présente là au moins depuis l’amputation. Aucune trace de maladie n’étant visible ailleurs, il s’agit d’un nouveau rhabdomyosarcome. Cela était inattendu puisque le réveil de la maladie avait toujours été craint aux poumons. Mais sa nature métastatique rend très probable, sinon certaine, l’existence d’autres foyers latents qui se réveilleront tôt ou tard. Une chimiothérapie est exclue, tout ayant déjà été essayé sur Clémence. Le pessimisme du médecin n’est même pas ambigu, et Odile a clairement compris que c’est fini pour notre petite. Nous le savions.
       Voilà. Et en faisant mien le désespoir qu’Odile a assumé silencieusement tout au long de sa journée, je reste muet à l’écoute de ces horreurs finales.
       Clémence paniquait en retrouvant le lieu de toutes ses souffrances et où elle sait que sa mort plane désormais tout bas. Elle a été terrorisée par l’annonce officielle de sa rechute et par la perte du frêle espoir auquel elle s’accrochait encore. Après qu’on lui eut tant promis qu’elle était guérie définitivement, ce qui lui arrive aujourd’hui est l’extrême cruauté. Consciente du drame ultime qui est posé, mais évacuant elle-même l’idée bien présente de la mort, voici que Clémence affirme qu’elle va repartir de la case départ : sa volonté de vivre commence par l’affirmation de sa vie ! Après quatre années de lutte, nous connaissons assez Clémence pour savoir qu’elle vivra son difficile présent en fermant les yeux sur l’avenir. La certitude de conserver ses cheveux lui sert déjà de maigre prétexte pour affirmer devant nous son monumental et nécessaire courage ; et elle attend là que notre optimisme soit au moins à l’image du sien : faux peut-être, mais ostensiblement affiché !
       Vers 23 heures je rappelle Odile pour mêler encore nos désespoirs et n’en faire qu’un.


Dimanche 11 août

       Clémence téléphone en fin de matinée, satisfaite de pouvoir confier à sa sœur les petits secrets d’Irlande qu’elle n’a pas voulu nous révéler à nous. Eugénie est à Toulouse aussi, l’Eugénie de toujours, l’Eugénie retrouvée et à laquelle Clémence confie ses futilités autant que ses terribles craintes. En rassurant son amie, comme déjà à la veille de son amputation, elle cherche à se rassurer elle-même, et l’absence d’écho à ses angoisses lui donne ensuite l’illusion de leur excès. C’est ainsi que Clémence a déjà surmonté ses épouvantables épreuves, et c’est avec cette même force et cette même volonté qu’elle parvient encore à vivre son actuel et terrible présent : elle a tout compris de l’espoir ! Et pourtant, après les raisons de mort qui furent invoquées pour justifier la barbarie de sa mutilation, que ne sait-elle pas ?
       Au téléphone dans la soirée Clémence est gaie encore, mais Odile, seule, loin et face à moi, pleure.


Lundi 12 août

       La radio joue une valse joyeuse, et par autoprovocation je m’oblige à en battre quelques mesures, à siffloter même, comme si cette pseudo-insouciance allait me dégager de l’étau qui me mord et m’arracher à ce qui ne serait qu’un mauvais rêve. Las ! Aucun artifice ne peut plus masquer mon désespoir, et lorsque je m’arrête, ridicule, la musique continue sans moi en m’abandonnant au constat de ma grotesque tentative d’un instant.
       Des feuilles sont éparses sur la table depuis quelques jours et recueillent les folles émotions qui m’assaillent. Les ratures sont là aussi, traces de tout ce que je n’ai pas le temps de terminer d’écrire tant mon chagrin évolue en des mots nouveaux, vite, laissant caducs ceux qui n’ont pas eu le temps d’être écrits et qui, repoussés aux oublis, mort-nés, plaintes éphémères esquissées un seul instant, rejoignent le bloc compact et inexprimé de mon obsession.
       Et la valse continue, ignorante. Ah ! que nous avons été heureux tous les quatre, famille enviée, jalousée même, et dont la rupture d’aujourd’hui fait d’elle la plus pitoyable de toutes ! Adieu le soleil de Carantec, tout devient nuit… Adieu mes objets tant chéris, adieu les murs blancs, tout devient sombre, triste, laid, dérisoire, chaotique… Tout meurt.
       La musique reprend mais mon être s’y ferme complètement, tout réservé à Clémence qui s’y inscrit plus encore — mais était-ce possible ? Seule la musique de sa voix, ses petits mots affectueux, son sourire y trouvent échos ; et seuls y prennent image l’interrogation de son regard et la larme qui coule de sa blessure. Ô mon amour !
       La musique s’achève, fausse et ridicule, sons étrangers et laids, bruits d’ailleurs.
       Clémence nous quitte.


Mardi 13 août


       Je réveille Émilie pour l’embrasser. Elle restera seule ici avec sa Mamie. Puis sur neuf cents kilomètres la chaussée grise me renvoie le film de Clémence.
J’ai roulé vite et suis à Toulouse à 16 heures. Ayant entendu la voiture arriver, Odile était descendue à ma rencontre. En pleurant elle m’assomme :
       — Je reviens de l’hôpital, les résultats de la RMN sont catastrophiques, j’ai parlé au chirurgien qui va l’opérer, ça ne pouvait pas être plus grave…
       Ce n’est pas une mais deux côtes qu’entoure la tumeur ; elle s’appuie sur la plèvre et s’étend à l’intérieur de la dixième vertèbre où elle comprime la moelle épinière. L’opération est indispensable pour éviter que cette compression croissante n’entraîne une paralysie générale. Mais le plus délicat est ailleurs. En effet c’est justement au niveau de cette vertèbre que passe la petite artère qui alimente la moelle épinière ; mais on ne sait pas si cette artère est située à droite ou à gauche (cela varie avec les individus). Il est évidemment capital de savoir si la tumeur enveloppe cette voie vitale car, si c’était le cas, la microchirurgie se ferait à grand risque de paraplégie. L’artériographie médullaire qui permettra de situer l’artère est un examen extrêmement délicat lui-même et qui ne pourra être effectué que mardi lorsque le spécialiste sera rentré de vacances. La grande opération aura donc lieu mercredi ; le docteur Boetto, chirurgien neurologue, et le professeur Dahan, spécialiste de la cage thoracique, officieront à la boucherie et ne feront pas dans le détail. Un tel acharnement opératoire, au vu des certitudes fatales, ne se justifie que pour éviter la mort à court terme.
       Clémence ne laisse rien paraître de tristesse, mais de la crainte seulement. Épuisé par le trajet, je me couche tôt en laissant Odile envelopper sa fille de son affection infinie, et vivre tout près d’elle la fin de ses bonheurs.


Post-scriptum : Plus tard j’appellerai Roché pour entendre de sa voix tout ce qu’il a déjà dit à Odile. Il me répètera son pessimisme et sa certitude que d’autres métastases existent :
       — En dix ans un cancérologue ne rencontre en moyenne qu’un seul cas de métastase unique. Si Clémence était celui-là, encore faudrait-il qu’elle soit opérable, ce qui n’est même pas certain tant on n’est pas sûr de pouvoir dégager la tumeur si elle presse la moelle épinière.
       Roché part en vacances jusqu’à la fin du mois et il sait trop de choses pour nous souhaiter bonne chance.


Mercredi 14 août

       La télévision ne peut nous distraire. Ne parvenant pas à remonter du fond de son désespoir, Odile ne parle plus. La petite observe cet effondrement constant, et l’inquiétude dont elle me fait part est un reproche indirect à sa mère :
       — Papa, qu’est-ce qu’elle a Maman ?
       Clémence le sait, bien sûr, et demande que notre courage soit au moins égal au sien :
       — Demain sera demain, vivons aujourd’hui, dit-elle.
       Je commence à croire que tout le comportement de Clémence est une forme élevée et idéale de dignité. La continuité de ce comportement, dans les pires adversités que l’on puisse vivre, font de notre petite Clémence une force de la nature. Qui l’eût cru !
       Oui, attendons demain pour vivre demain.


Vendredi 16 août

       Les Planet nous ont invités à déjeuner à midi. Le temps était magnifique, et le repas servi sur la terrasse fut un grand moment qui clôturait notre bonheur et notre espoir. Il est heureux que ce soit avec ces amis si chers et si attachés à Clémence, que nous ayons vécu cet instant symbolique.
       Le repas s’est prolongé, et nous sommes restés bavarder jusqu’à 15 heures, essayant de penser à autre chose mais fixant sur la pellicule des instants précieux et derniers : Clémence nageant dans la piscine, Clémence au soleil, Clémence avec Eugénie, Clémence avec toute la famille Planet ; et aussi Clémence assise à l’autre bout de la piscine, loin de nous déjà, pensant, si triste le temps de cette brève solitude… Françoise et Henri savent l’extrémité de ces souvenirs que je recueille, et l’insouciance feinte passe mal ici.


Samedi 17 août

       Ma sœur demande si je souhaite que ma mère, malgré son état dépressif, soit avertie de la rechute de Clémence et des terribles événements qui vont suivre. Mais cet aveu prématuré serait aussi inutile pour nous que cruel pour elle : qu’elle continue donc à croire que nous visitons l’Alsace, la vérité lui sera connue bien assez tôt !
       D’épuisement ou de besoin, je fais à ma sœur quelques confidences sur ce qu’a enduré la petite durant les quatre années passées, et aussi sur le courage extraordinaire qui fut le sien au plus fort de sa souffrance physique et morale. La force manifestée par l’enfant depuis l’âge de douze ans sera encore la sienne dans les jours et les semaines qui arrivent, je le sais. Clémence ménagera notre propre souffrance en essayant de cacher la sienne, c’est en son caractère. La façon dont elle a toujours essayé d’assumer seule son malheur, son refus de nous parler de ses doutes et d’envisager devant nous les lendemains qu’elle soupçonne, se traduisent aujourd’hui par l’absence de questions précises sur ce qui l’attend, plus pour nous éviter d’avoir à le lui dire que par crainte de l’entendre. C’est bien là la démonstration du plein d’énergie qu’elle est en train de faire, et de la génétique stratégie de défense qu’elle échafaude une fois de plus.
       Cette volonté, ce stoïcisme, ce courage, ces qualités que j’ai toujours nommées ici espoir, sont pour nous une leçon. Si nous ne l’avons déjà, il nous appartiendra bientôt de faire nôtre la vertu de notre enfant, et de la prolonger en faisant en sorte que l’éternité en marche se charge de son message. Immortelle Clémence !
       Ma sœur veut des nouvelles de ma fille : en voici. Je lui envoie des extraits de ce journal dont ceux où l’horreur de ma narration n’eut d’égale que la grandeur du courage de Clémence. Que celui-ci soit connu, donc, puisqu’on en parle !
       Et il ne me déplaît pas non plus que mon journal soit lu aujourd’hui. Car bien que sa lecture n’en fût jamais la destination première (même Odile n’a jamais eu connaissance de la moindre ligne écrite ici), les événements actuels désordonnent et rendent chaotiques les principes de comportement que je m’étais fixé à son début.


Dimanche 18 août

       Un repas au restaurant ; avec Eugénie ; le dernier repas de Clémence au restaurant peut-être… Celle-ci souffre de plus en plus, et quand elle marchait sa main ne quittait pas son dos. Je la suivais à quelques pas, l’observant, étranger à tout. C’est vrai, nous n’avions connu jusqu’à présent que les douleurs des soins, celles de la maladie elle-même nous ayant été épargnées ; mais les voici qui arrivent, chargées du pronostic fatal, tandis que Clémence, à nouveau, souffre sans une plainte.
       Odile et moi parlons peu, trouvant peut-être dans le silence l’échappatoire nécessaire à notre courage, et craignant aussi que nos peines réunies n’atteignent la masse critique à partir de laquelle explose le chagrin qu’il nous est interdit de montrer. C’est donc ici, encore et toujours en ce journal, que j’enfouis mon besoin de parler, et que je cache sans contrôle ma propre divergence.
       J’écoute dans le salon ; Kathleen Ferrier chante la Rhapsodie pour contralto et chœur d’hommes de Brahms ainsi que des lieder de Gustav Mahler. J’ai déjà décrit ici l’émotion intense que je ressens à l’écoute de ces chants sublimes et par cette voix hors du commun. Pour m’en imprégner plus fort et ne pas gêner Odile qui fuit son chagrin dans la recherche d’un fragile sommeil, j’emporte le disque dans le studio et je me livre là, m’abandonnant, proche comme Icare de la frontière de l’Absolue Beauté, proche de Clémence donc, puisque Beauté et Perfection elle s’apprête à devenir. Tout mon être vibre et fait corps avec la musique ; et mon regard se voile lorsque je vois au loin se dessiner des fragments d’Absolu : ô la substance future de Clémence !


Lundi 19 août

       Après le déjeuner, sentant le temps converger vers un point-catastrophe de non-retour, j’ai encore fait quelques photos de Clémence sous le prétexte de terminer une pellicule. La petite s’est rebellée, mais elle s’est laissée faire, comme vaincue ici aussi, et consciente du soupçon d’adieu qu’était la prise de ces images.
       Vers deux heures, Guillaume et un autre ami sont venus. Guillaume est l’un de ces garçons qui ont fait découvrir à Clémence ses capacités intactes de séduction. Combien Odile et moi avons béni cet adorable jeune homme pour le plaisir qu’il a eu à rencontrer Clémence, à lui téléphoner souvent, et à faire d’elle la jeune fille radieuse qu’elle a été durant les mois de juin et de juillet. Guillaume est rentré hier de vacances, et Clémence aura donc pu le voir une fois encore avant la nouvelle mutilation qui va entraîner demain la ruine de tous ses espoirs d’amour. Ah ! son cher Guillaume ! Comme elle l’aime celui-là !
       Clémence est entrée à l’hôpital dans le service de neurochirurgie où elle subira le délicat examen de demain. Elle se ferme à ses anciens épanchements affectueux, comme toujours quand elle souffre ou qu’elle a peur : pas de plainte, mais une solide et constante mauvaise humeur dès qu’on la touche, qu’on s’occupe d’elle, ou qu’on taquine la carapace de solitude où elle cache son chagrin. Avant de la quitter ce soir, j’observe ma petite ; elle est penchée, et sur son dos de profil, la bosse tumorale, énorme, semble avoir décuplé de volume en quinze jours. Je ferme la porte, terrifié.
       Le service de neurochirurgie est plein de blessés graves dans des états lamentables. Seule Clémence est jolie et fraîche, et son bronzage estival semble apporter une bouffée de vie dans cet antichambre de la mort. Et pourtant elle meurt aussi.


Mardi 20 août

       Il y avait neuf chances sur dix pour que l’artère menacée soit du côté gauche, celui opposé à la tumeur. Mais non, le destin ne nous fait aucun cadeau, et il a fallu que Clémence fasse partie du dixième de gens qui ont cette artère à droite. Toutefois celle-ci n’est pas complètement enveloppée par la tumeur, et Clémence est déclarée opérable. Le médecin ne cache pas cependant que l’exérèse totale, la seule chose qui soit à réussir pour pouvoir garder ensuite un infinitésimal espoir de rémission, reste une opération à grand risque de paralysie des membres inférieurs. Mais le pari est fait, nous en connaissons les enjeux, et nous les acceptons.
       17 heures. Clémence a été transférée dans le service de chirurgie thoracique où elle s’éveille lentement, pleurant sur sa malchance et sur sa vie ratée.
       Le professeur Dahan passe. Avec une douceur et un tact rares il fait la connaissance de Clémence, lui disant qu’il la connaît déjà bien tant sa gentillesse et ses qualités lui ont été vantées par tous. Il ne cache pas l’importance de l’opération qu’il va effectuer demain, ni le fait qu’il faudra sans doute enlever des côtes ou des morceaux de côtes, racler, compenser par de la matière de synthèse, toucher à la plèvre, enlever des muscles, etc. Clémence écoute, terrorisée par ce catalogue surréaliste, et se demandant si ce qu’elle entend est possible. Seuls le sourire du chirurgien, sa douceur, son magnétisme et sa formidable assurance, permettent à Clémence de rester calme à l’énumération des abominables tortures qui l’attendent, et à l’annonce, encore, de la nouvelle mutilation de son corps.
       20 heures. Maria-Grazia téléphone d’Italie, puis beaucoup d’autres amis… À Carantec on pense à notre épreuve de demain. Émilie ira à l’église prier pour que sa sœur garde l’usage de ses jambes.
       Une fois encore, c’est chez nous veille de grande terreur.


Mercredi 21 août

       7 h 40. J’arrive à l’hôpital vingt minutes avant qu’on vienne chercher Clémence. Je l’embrasse et je la caresse jusqu’à ce que son lit franchisse la porte. Elle me sourit, cherchant mon regard jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus me voir. C’est l’innocence qu’on emporte. Dans quel état la reverrai-je ? Seuls dans la chambre, Odile et moi restons sans courage, incrédules de la répétition de cette attente.
       Après l’opération Clémence séjournera dans un service de soins intensifs, et sa chambre actuelle doit être libérée. Il nous faut donc rentrer à l’appartement. Et là, dans la lumière dorée de cette belle matinée, alors que la merveilleuse fraîcheur matinale se laisse chasser lentement par la chaleur qui monte, alors que s’ouvre aux bouchers de la dernière chance l’admirable corps de notre fille de seize ans et que se mutile encore plus l’objet parfait de notre amour, anesthésiés nous-mêmes, épuisés, écrasés, nous attendons le verdict dans un silence que la lassitude, l’impuissance, l’habitude et le désespoir ont soudain débarrassé de toute marque d’émotion. Nous avons fait ce que nous avons pu pour que survive notre chair. Nous sommes vaincus. Que vienne l’heure !
       Je téléphone à l’hôpital vers 13 heures. L’infirmière des soins intensifs m’annonce que Clémence est déjà sortie du bloc opératoire, que tout s’est bien passé, et qu’elle commence maintenant à se réveiller. Aux questions plus précises que je ne puis m’empêcher de lui poser, elle me dit qu’elle ne peut répondre par téléphone et que je dois joindre le professeur Dahan pour cela.
       Elle ne peut pas me répondre au téléphone ! Il y a trois ans et demi le docteur A. m’avait déjà parlé en ces mêmes termes, et j’ai soudain la certitude du pire. Nous partons vite.
       Dès notre arrivée nous rencontrons le docteur Boetto qui venait précisément s’assurer du bon réveil de Clémence. Il nous reçoit dans une salle, nous prie de nous asseoir, et c’est là que notre vie bascule.
       — L’opération s’est relativement bien passée, nous confie-t-il, [note : au mot « relativement » tout s’était déjà écroulé] mais elle a été fortement contrariée par la découverte d’un important essaim de métastases au poumon et sur le diaphragme ; ces métastases sont très petites et c’est pourquoi elles n’ont pu être décelées à la radio ni au scanner. Au vu de cette nouvelle et catastrophique donnée, il n’a pas semblé utile de prendre trop de risques dans la zone médullaire, et toute la tumeur entourant l’artère vitale n’a donc pas été enlevée, mais seulement la partie dont l’extension risquait d’entraîner la paraplégie à très court terme.
       Traduction : on n’a pas pris le risque de rendre Clémence malheureuse sur un fauteuil roulant pour le peu de temps qui lui reste à vivre. Dahan, quant à lui, a enlevé deux côtes ainsi que la pointe très infestée du poumon ; le diaphragme a été gratté. Bref, on a enlevé le maximum, mais il reste assurément des tissus malades dans la zone médullaire et aussi beaucoup de métastases dans le reste du poumon.
       C’est impassibles et silencieux que nous avons écouté Boetto prononcer la sentence de mort de Clémence et ouvrir officiellement l’acte final de notre drame. Boetto a été parfait de franchise et de dignité. Il est vrai que nous lui avons rendu la tâche facile en ne manifestant aucune émotion déplacée. Ce n’est pas dans notre nature et il le savait bien. Mais quand il nous quitte, nous sommes assommés, tremblants et pâles, gagnés progressivement par la conscience de ce que nous venons d’entendre. Oh ! quel malheur ! Balayé, notre passé d’espoirs ! et voici que nous entrons dans cet avenir que nous n’osions imaginer. Nous y sommes. Oh ! quelle cassure ! Oh ! la mort de Clémence !
       Livide sous le bronzage de son dernier été, d’un mouvement de la tête Clémence nous répond que oui, elle souhaite que nous restions là, tout près, pour qu’elle puisse entendre nos voix. Et nous l’inondons de ces termes affectueux dont elle fut toujours si friande et dont elle a plus que jamais besoin. Est-il possible d’aimer plus ?
       Revêtus de nos blouses bleues, nous vivions là l’extrême et impossible souffrance. Hélas ! C’était le premier soir de Clémence mourante et la chambre était sombre. Dans le silence de nos immobiles chagrins on n’entendait que la chute icarienne de nos présomptueux espoirs. Un tardif rayon de soleil était entré furtivement, pâle et indiscret, par une persienne complice, et il libérait ses feux dans une larme paresseuse, suspendue et qui perlait, solitaire et brillante, à la commissure d’une paupière close : on eût dit un diamant ! Clémence, ma toute petite, mon immortelle, parée de ta seule et lumineuse douleur, déjà tu recevais le message de l’Absolue Lumière !


Jeudi 22 août

       Clémence souffre beaucoup. Les drains, sondes et autres cathéters qui violent son corps l’obligent à une douloureuse immobilité. Des poussées de fièvre sont vite combattues par des injections massives d’antibiotiques. Elle ne peut pas manger, et sa faiblesse est grande après tout le sang perdu. Sa respiration est difficile et très courte. L’affichage digital suit son rythme cardiaque élevé. Tousser seule lui est impossible, et elle doit pour cela appeler une infirmière qui l’aide en pressant sa poitrine au rythme des spasmes.
       Et nous, nous regardons cela. Notre impuissance à tout — et même seulement à placer un oreiller — énerve Clémence. Je n’ose la toucher tant le moindre faux mouvement la fait souffrir. Elle décharge son agressivité contre nous, et c’est bien ainsi. Ne sommes-nous pas là pour canaliser celle qu’elle a envers son propre corps et pour tenter de recueillir sur nous son trop-plein de souffrances ? Que ne puissions-nous tout prendre !
       C’est demain que Clémence aurait dû s’envoler vers Rome et commencer à vivre une nouvelle étape de sa délivrance.


Dimanche 25 août

       Clémence a quitté avant-hier le service des soins intensifs après qu’on l’eut libérée de quelques uns de ses tuyaux. Elle se retrouve dans une chambre où il fait très chaud, et j’ai dû acheter un ventilateur pour aider sa respiration devenue encore plus difficile. Elle va un peu mieux maintenant et parvient à utiliser le téléphone. Appuyée au bras d’une infirmière elle va même jusqu’aux toilettes, tellement pâle une fois que j’ai cru qu’elle tombait en syncope. Odile ne dort pas à l’hôpital, sa présence n’y étant pas nécessaire et Clémence ne voulant pas imposer à sa mère ces épreuves harassantes.
       Clémence n’a regardé que vaguement les photos ramenées d’Irlande, pensant que des images aussi isolées dans sa vie furent des aberrations de son destin en des instants porteurs de faux espoirs. La jolie jeune fille qui y côtoie un jeune homme était une autre qu’elle. Avec ces merveilleuses promesses, serait-ce donc son avenir que Clémence commence à rejeter ? Ni passé, ni avenir, un présent invivable…, serait-ce la fin d’un grand et fabuleux courage ? Non, car c’est toujours dans une digne absence de plaintes que les douloureux efforts physiques actuels sont déployés, ceux-là qui sont encore les révélations d’un intangible devoir d’espoir. Clémence n’a pas fini de nous étonner et faire notre admiration ; et de nous soutenir aussi…
       Les marques de sympathie et d’amitié pleuvent sur nous, et nous continuons à recevoir beaucoup d’appels téléphoniques. Au lendemain de l’opération, alors que je signalais à un ami le constat catastrophique de l’extension de la maladie et son échéance fatale, celui-ci me dit :
       — Votre rôle maintenant va être d’accompagner Clémence.
       Le mot « accompagner » n’est pas de mon vocabulaire ; il fut le plus réaliste et le plus dur que j’ai jamais entendu, et je le ressentis comme un coup de poignard. Dans les jours qui suivirent, j’évitai de donner des nouvelles de Clémence à cet ami de crainte qu’il ne progressât dans ses aimables et cruels conseils ; et même aujourd’hui je ne m’en suis pas encore bien remis. Certes un généreux message était sous-jacent à son propos, je le sais, et je n’ai pas à l’idée que mon devoir puisse être ailleurs. Toutefois je refuse encore le désespoir total que porte le mot « accompagner ». D’ailleurs je ne sais pas si c’est nous qui accompagnerons Clémence ou si c’est son courage à elle qui nous accompagnera jusqu’à sa propre mort : « C’est souvent l’aveugle qui a consolé le voyant ! » 
       J’ai peu caché ces jours-ci autour de moi les pronostics attachés à la rechute de Clémence. Il y a trois ans, j’avais écrit ici ma farouche opposition à la divulgation d’une réalité qui ne pouvait que nuire à la petite ; je considérais que c’était avoir pour elle un respect minimal que de faire en sorte que son environnement n’en sût pas plus qu’elle-même sur sa maladie. Je jugeais que c’était mépriser ses efforts que de la laisser se battre, croire et espérer entourée de gens qui savaient a priori l’échec de ce combat. Aujourd’hui je refais mien ce principe dont l’intuition m’était alors venue spontanément, et je regrette que l’état de choc m’ait libéré de quelques récents aveux.


Mardi 27 août 1991

       Chaque matin il me faut reprendre conscience de l’horreur à laquelle le sommeil m’avait arraché, mais cette nuit j’ai rêvé que Clémence était morte, et mon retour à la réalité fut à peine moins terrible. Toutefois l’affection de Clémence laisse encore irrationnelle la certitude que je m’efforce de refuser, et mes journées ne sont faites que de cette lutte. Mon travail est pénible, toute concentration prolongée m’étant difficile. Tout me devient indifférent.
       Quand je traverse le parking menant à l’hôpital, j’ai conscience du bonheur d’avoir encore Clémence près de nous, et quel que soit notre accablement, je sais que nous regretterons bientôt ces atroces instants et la richesse qu’ils portent encore. C’est ce constat qui nous aide, Odile et moi, et qui est l’étrange substance de notre maigre « espoir ». Assurément c’est ma définition de l’espoir qui est tout à fait étrange.
       Le dernier drain a été enlevé aujourd’hui. Clémence est terriblement déçue car elle pensait que sa douleur provenait de cet objet étranger qui buvait en son corps. Hélas ! la douleur persiste et révèle les dégâts internes ; même si on nous affirme qu’elle disparaîtra avec le temps, le temps qui reste à Clémence sera-t-il assez long pour cela ? Tous les petits et gros problèmes post-opératoires, nombreux mais que je ne décris pas ici, semblent vraiment peu importants aux médecins en regard des échéances à venir, et ils n’accordent donc aux divers handicaps actuels qu’un intérêt relatif.
       Clémence semble cependant aller un peu mieux, bien que nous sachions désormais que, dans la descente amorcée, chaque instant est forcément pire que le précédent. Hier elle me disait :
       — Papa, et si les grosseurs revenaient ?
       Je n’ai pas répondu à cette évidence, me refusant à lui mentir ici alors qu’elle sait très bien que le mal, réapparu après la terrible amputation et malgré toutes nos promesses, reviendra encore. Clémence n’attendait pas de réponse à sa question, mais voulait seulement m’informer de la conscience qu’elle a de son devenir, et me dire aussi que cette lucidité n’affecterait pas son courage.
       Afin de hâter sa sortie, elle fait maintenant de formidables efforts pour marcher et se nourrir, et elle est fière de nous montrer sa volonté retrouvée. C’est qu’elle tient absolument à faire la rentrée scolaire, normalement et avec tous les amis qui l’avaient métamorphosée au mois de juillet. Clémence s’accroche à ce souhait unique, évitant bien de nous parler de projets plus lointains.
       Notre visite du soir s’est déroulée dehors, sur un banc. La nuit tombait, tiède, et chassait la chaleur torride de cette journée. Contente de quitter demain, la petite devisait gentiment de sa voix fluette et cassée par les tubages et produits anesthésiants. Son bon moral revenait, de force, mais fragile. Nous étions presque heureux tellement nous avions besoin et envie de l’être, et tellement la volonté de Clémence de trouver un soupçon de joie en cette pause, nous autorisait aussi cette petite audace.




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