Cueille la Nuit

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8

L'AMPUTATION

(7 février 1990 - 16 avril 1990)


Crime ! bûcher ! aurore ancienne ! supplice !
Pourpre d’un ciel ! étang de la pourpre complice !
Mais sur les incarnats, grand ouvert, ce vitrail !

Stéphane Mallarmé          






Mercredi 7 février 1990


          Visite de contrôle. Odile me téléphone vers onze heures : s’étonnant de la dureté du tendon entre les deux tumeurs primitives, Roché vient d’ordonner une échographie immédiate. Que pourrions-nous craindre plus que les craintes de Roché ?
       Midi. L’échographie ayant clairement montré une petite zone suspecte, un prélèvement vient d’être effectué dont les résultats me seront communiqués en fin d’après-midi. C’est l’effondrement total chez nous. Tout allait si bien ! Clémence pleure, ne veut plus entendre parler de chimiothérapie, de rayons, d’opérations, de perfusions, de perruque… Désespérée et comme si l’invocation de sa mort par elle-même allait exorciser le mal qui la tue, elle s’écrie :
       — Je veux vivre ma jeunesse comme tout le monde ; si l’analyse est positive, je me suiciderai !
       Mais comment croire un seul instant que le résultat puisse être négatif : nous savons que Roché sait. Nous essayons momentanément d’apaiser Clémence. Émilie entoure sa sœur.
       15 heures. Le nouvel acte va commencer. Près du téléphone, j’attends, j’attends… J’attends l’impulsion maléfique qui va encore bouleverser nos vies. Je ne connais déjà que trop ces instants de haute angoisse.
       16 heures. Le téléphone sonne : ce n’est qu’Odile écrasée aussi par l’attente. À peine ai-je raccroché, sonnerie à nouveau. C’est Roché.
       L’analyse est négative, mais Roché est très sceptique quant à ce résultat, ce qui en dit long sur sa certitude intuitive. Un autre prélèvement sera effectué demain, et aussi une RMN rapidement, et Clémence sera vue par le chirurgien le plus tôt possible… L’insistance du médecin me glace d’effroi : le scénario de l’amputation se met en place.
       L’absence de certitude déclarée nous permet (nous oblige) toutefois d’afficher un certain optimisme face à Clémence. Celle-ci profite avec soulagement du répit d’un jour qui lui est laissé. Il est encore préférable de vivre dans l’attente du malheur, aussi difficile soit-elle, que de le voir s’abattre déjà. Attendons donc, puisque notre espoir et notre bonheur actuels, s’ils existent, ne peuvent résider que dans l’attente. La jouissance simulée de tels instants est un exercice de haute voltige où nous sommes passés maîtres.
       Les événements m’obligent à annuler notre séjour à la neige. Que sont devenus grotesques les sujets de mathématiques que Bernadette avait préparés afin que Clémence y pût travailler un peu. Ils sont étalés devant moi comme les vestiges de ridicules espoirs.
       Émilie est allée au cinéma ; Odile, à bout de nerfs, s’est couchée tôt pour oublier que demain approche ; Clémence, regarde Ingrid Bergman et Gary Cooper évoluer dans une vie de rêve, fascinée par leur beauté. Moi c’est Clémence que je vois ; absorbée par l’histoire d’amour, du couloir de la mort où elle entre, elle sourit au bonheur des autres.


Jeudi 8 février

       Même attente qu’hier auprès du téléphone, aussi cruelle et insoutenable. Le téléphone sonne ; Roché est effondré :
       — Mauvaise nouvelle !
       Je retiens mal le planning prévu, tant je suis arraché à la réalité, à l’espoir et au temps.
       Le choc de Clémence fut encore un des pires moments que nous ayons vécus. Mais elle s’était calmée dans la soirée, forte de notre affection et grâce à l’assurance que l’absence de chimiothérapie lui ferait conserver ses cheveux. Pauvre enfant qui s’attarde encore à cette maigre joie, mais qui ignore qu'on lui cache le pire, l’insoutenable : sans beaucoup de réels espoirs de prolonger sa vie on va maintenant lui couper le bras !
       Je suis vidé. Dans la soirée ma mère téléphone pour se plaindre, comme à son habitude, toujours des mêmes soucis mineurs. Ce n’était vraiment pas le moment ! Puisqu’elle saura demain, qu’elle sache donc dès aujourd’hui ! En cinq minutes je lui déballe les vingt-six mois de notre calvaire avec les mots chocs : le cancer, les chimiothérapies, les rayons, l’enfer des hôpitaux, Villejuif, les diverses interventions chirurgicales, la perruque qu’elle n’a jamais remarquée, les espoirs fous, les rechutes, l’amputation imminente, la mort quasi-certaine… C’est un flash pour elle et une libération pour moi.


Vendredi 9 février

       Quelle insomnie ! Que de remords ! Tous les soins jusqu’à présent n’ont donc servi à rien. Tant d’énergie, et tant de souffrances inutiles et balayées ! Comment est-ce possible ! Pitié !
       On aurait dû amputer en février de l’année dernière, lorsque l’évidence de la seule chance de survie de Clémence m’était apparue dans cette solution radicale. Les métastases ont eu un an pour migrer, et si cela est fait maintenant on aura tout perdu au lieu d’un bras seulement. Quelle erreur ! Toute ma vie je vais être déchiré pour ne pas m’être suffisamment opposé alors à la volonté des médecins, malgré la lucidité que j’avais de cet avenir. L’analyse répétée et stérile de mille hypothèses va hanter désormais tous mes jours et mes nuits.
       Face à notre attention excessive, Clémence s’inquiète :
       — Papa, promets-moi que tu ne me caches rien. J’ai peur de mourir de ma maladie.
       Devenu un rude menteur, il me faut pourtant redoubler ici d’effets spéciaux pour rester crédible. Mais la chair de Clémence touche son âme, et un doute l’envahit : elle vient de parler de sa mort !
       Il est terrible de songer que Clémence n’a jamais été malade de sa maladie, mais seulement inquiétée par des kystes d’apparence anodine et violemment indisposée par les effets secondaires de soins qui lui apparurent toujours disproportionnés avec un mal dont elle ne souffrait pas. Parfois je rêve moi-même qu’elle n’a peut-être rien et que les raisons de ses tortures ne sont que virtuelles et imaginaires. On ne meurt pas d’un kyste au bras. Aberration !
       Chaque fois que j’écris quelque chose ici, je me libère d’un minifardeau, et quand une pensée me vient loin d’un bout de papier, je la ressasse pour être certain de ne pas l’oublier. Mais d’autres pensées m’arrivent, et j’en perds souvent dans le magma des impressions en attente d’être fixées. À peine suis-je libéré du poids de l’une, qu’une autre m’assaille, la même souvent mais sous une autre forme, et qui se formule, et me fuit, et me revient, et se dissipe encore… Depuis plus de deux ans, je vis ainsi enveloppé d’un essaim indescriptible d’appréhensions, toutes les mêmes mais rarement traduites ici dans les termes bruts de leur genèse.


Lundi 12 février

       Aucune intervention ne sera faite cette semaine. Une réunion est prévue lundi entre tous les médecins pour analyser les prochains clichés de scanner et de RMN et décider de la suite à donner. Les choix actuellement possibles sont : l’amputation, une chirurgie très large, l’inclusion dans le bras d’une source radioactive destructrice (curiethérapie) ; ou encore, et ce serait la pire des solutions, l’absence totale d’intervention.
       De ces diverses options possibles il ressort que l’amputation salvatrice n’est pas encore décidée, et que Roché reste donc persuadé de l’existence de métastases dans le corps. Je me doute bien qu’il a cette quasi-certitude depuis le début, et qu’elle lui est dictée par son expérience et par les statistiques. Dans cette optique, tous les soins qu’il orchestre depuis deux ans ne seraient alors destinés qu’à prolonger la vie de Clémence mais non à la sauver. Je n’ai d’autre choix que de repousser farouchement cette idée et de m’accrocher à l’infinitésimal espoir que les dés noirs de Clémence n’aient pas encore été jetés.


Jeudi 15 février

       Scanner des poumons. Si rien n’est décelé, on pourra penser que les poumons sont effectivement non atteints, et que l’amputation peut donc encore guérir ; mais à condition de faire vite, très vite, tout de suite ! Quel vertige !
        Une fois encore mes nerfs subissent l’épreuve du téléphone : j’attends pour savoir si ma petite va irrémédiablement mourir bientôt, ou si on va couper son bras. Mais si je suis plus calme ce matin, c’est peut-être parce que je discerne mal la différence entre ces deux alternatives, tant leurs horreurs me semblent également irréelles. Rien à signaler au scanner ; les résultats de RMN seront connus plus tard.
       Odile et moi surmontons le choc de la semaine dernière. Nous pouvons vivre, parler d’autre chose que du destin de Clémence, lire, sourire même, et cela est étonnant. Tant que l’enfant ne souffre pas dans sa chair et dans son âme, tant qu’elle réussit à paraître heureuse, nous parvenons nous-mêmes à masquer notre détresse. Nous vivons l’heure, la minute, la seconde, l’instant non quantifiable, essayant de fermer notre présent à toute interférence du futur. Alors qu’il y a deux ans nous nous rendions compte que la perspective à un ou deux ans ne devait pas altérer notre vie quotidienne, c’est maintenant la perspective à une semaine ou à quelques jours que nous rejetons. Le temps se contracte. Et quel courage nous faut-il pour nous opposer à la formidable pression qu’exerce en nos esprits un temps arrêté, coupé, isolé et privé de sa fluidité, un temps sans futur !


Vendredi 16 février

       Depuis neuf jours que la tumeur a été découverte, Clémence n’a toujours pas été opérée et aucun calendrier n’est encore décidé. Roché est absent depuis le début de la semaine : est-ce pour cela que rien n’a été fait ? Sa présence est-elle indispensable ? Quelle décision prendra-t-il lundi, quand il rentrera, autre que celle, effroyable, que n’importe qui aurait déjà dû prendre ?
       Une dernière remarque enfin, terrible : connaissant la rapidité des évolutions tumorales, quelle sera la conséquence du temps perdu à tous les examens et palabres actuels ? Que puis-je faire d’autre sinon dire ma crainte à tous les gens auxquels j’ai confié la vie de Clémence ? Mais ils ne m’écoutent pas !
       Et pendant tout ce temps la tumeur de Clémence croît, prolifère et la tue. Je suis complètement démoralisé.


Dimanche 18 février

       Je suis choqué par une publicité faite à la télévision pour la recherche contre le cancer, et à laquelle un enfant malade sert de support. Le jeune garçon, chauve et maladif, qui joue au ballon avec ses camarades est plus marginalisé dans le spot publicitaire qu’il ne l’est sans doute dans la vie courante. Le mot cancer est clairement attaché à la perte de ses cheveux. Argent oblige, et par la pitié racoleuse.
       Je n’ai pas changé de chaîne assez vite, si bien que Clémence a vu une partie de la séquence. En particulier la corrélation entre la perte des cheveux et le mot cancer n’a pu lui échapper. Odile et moi sommes certains que le mot terrible est dans sa tête depuis longtemps et qu’elle se doute fortement que sa maladie est celle-là. Avec son amie qui a eu une leucémie, elle parle de leurs malheurs respectifs, et il est des choses qu’on finit par savoir.
       L’ignorance de Clémence semble donc impossible et son refus d’aborder certains sujets, comme ce soir celui de poser toute question sur le spot publicitaire, signifie clairement qu’elle veut les ignorer ; et même si elle devine la stratégie de nos silences, ils ont pour elle les vertus de l’absolue vérité, dictés par l’amour et l’espoir. La confiance de Clémence est gagnée aux certitudes que j’érige, qui étouffent les mots proscrits et laissent dans l’ombre leurs cortèges d’angoisses. Les exigences que je formule encore pour son travail scolaire, les petites colères auxquelles je continue à me laisser aller, l’identité de mon comportement envers elle et Émilie, l’assurent quant à son avenir normal et la sécurisent. Même si les questions ne sont que masquées et retardées, cela permet à l’enfant de s’abriter et de vivre. Le bonheur ostensiblement affiché par Clémence en dehors de ses souffrances physiques m’a toujours assuré du succès et donc du bien-fondé de mon mutisme protecteur.
       La publicité télévisée arrive à l’improviste et met en péril cet équilibre fragile. Dangereuse pour Clémence et d’autres jeunes malades, elle est donc à proscrire.


Lundi 19 février

       Roché, Clément et la radiothérapeute ont analysé ensemble les images de RMN et tout y serait normal sans cette petite tache sombre qui n’aurait jamais été détectée si la solution du problème n’avait pas été connue à l’avance. La rechute est donc très locale.
       La chimiothérapie est exclue, Clémence ayant déjà épuisé sa part ; toute nouvelle radiothérapie serait insuffisante après les doses massives déjà reçues ; la curiethérapie n’est plus envisagée à cause d’un risque de nécrose des vaisseaux sanguins ; il ne reste donc que l’amputation et je l’accepte. Clément souhaite intervenir dès mercredi, et Odile va prendre immédiatement toutes les dispositions pour avoir une chambre à l’hôpital Purpan dans le service pour enfants accompagnés que nous connaissons déjà bien.
       C’est donc par les médecins que la décision est enfin prise ; Odile et moi sommes soulagés car nous craignions de l’imposer nous-mêmes face encore à leurs réticences. L’aveu que nous faisons à Clémence d’une chirurgie lourde et mutilante ne chasse pas sa bonne humeur ni même son rire. Est-elle inconsciente ? Non. Car je ne doute pas que Clémence en sait bien plus que ce que nous lui disons, et je suis même presque certain qu’elle sait tout. Confortée par une volonté et un tempérament devenus peu communs, la conception de la vie et du bonheur qu’elle s’est forgée s’appuie sur un courage qui nous dépasse ; elle a tout compris de l’espoir.
       Roché me confirme en fin d’après-midi que l’amputation est bien la plus sage solution. Mais cet événement tragique n’a de sens que si la survie est possible. Aussi suggère-t-il l’ablation préalable de quelques ganglions axillaires de façon à vérifier qu’ils ne sont porteurs d’aucune cellule malade. Si cela était le cas, l’amputation ne servirait à rien puisque l’invasion métastatique serait alors déjà effective et qu’il serait donc inutile et criminel d’anéantir le peu de bonheur qu’il resterait à Clémence. L’intervention de mercredi sera donc d’abord celle-là.
        Mais pourquoi alors cette opération n’a-t-elle pas déjà été effectuée ? Comment est-il possible qu’on découvre seulement aujourd’hui sa nécessité ? Selon ce résultat probatoire, l’amputation sera reportée à lundi, soit dix-neuf jours après la découverte de la tumeur ! Quel effroyable retard ! Et cela en plein milieu hospitalier ! Au secours !


Mercredi 21 février


       Clémence a donc été opérée tôt ce matin. Le réveil fut si difficile que l’anesthésiste était venue avertir Odile que le retour de la petite serait retardé en raison de troubles respiratoires et de palpitations cardiaques. Avions nous besoin de cela ! Clémence nous dira que ses difficultés respiratoires furent les pires de toutes celles qu’elle a déjà connues ; elle pleurait dans sa demi-inconscience et suppliait pour qu’on la changeât de position. Les infirmières ne comprenaient rien à ce qu’elle demandait.
       Clément est soucieux que cette réaction puisse se répéter lors de la très longue opération de lundi. Il a prélevé quatre ganglions qui ont aussitôt été portés à l’analyse mais qui ne lui semblent pas suspects a priori. La petite récupère lentement et elle est même joyeuse quand Émilie et moi nous venons lui dire bonsoir.
       L’hiver n’existe pas cette année et il fait chaud en cette fin de février ; le printemps est déjà là. Le véritable hiver est en nous, de plus en plus froid chaque jour, et il y fait aussi de plus en plus sombre au fur et à mesure que les jours se rallongent.


Vendredi 23 février

       Ce matin, alors qu’Odile était sortie parler avec Clément et qu’elle m’avait ensuite téléphoné discrètement d’une cabine, Clémence avait cru voir dans l’absence prolongée de sa mère l’annonce d’une catastrophe. Odile avait retrouvé sa fille en sanglots et ravagée d’inquiétude.
       Clément annonçait que l’analyse des ganglions prélevés est négative et que l’amputation est donc confirmée. Mais le chirurgien s’est étonné que la petite ne sache pas encore ce qui l’attend ; avec Roché qui était arrivé peu après, ils ont proposé de lui en faire eux-mêmes l’annonce. Odile a refusé mais en les rassurant : la petite saura tout — évidemment ! — avant qu’injure ne lui soit faite, mais cette barbarie ne lui sera révélée que la veille de l’opération. Une telle horreur est trop irrationnelle pour qu’un recul de quelques jours puisse la tempérer ou forger quelque force, et nous avons donc décidé de ne pas étaler dans le temps la souffrance qu’apportera ce choc.
       Peut-être avons-nous tort, mais Odile et moi nous connaissons notre enfant et nous pensons que cette décision est la meilleure. Laissons-lui encore deux jours de répit, et puisqu’on l’autorise à sortir jusqu’à dimanche, offrons lui le dernier samedi de sa vie normale avec ses rites familiaux et sacrés. Vivons donc, si cela est vivre, les derniers instants de notre intégrité.
       Dans la voiture en rentrant, je réconforte Clémence mais sans lui mentir, et en présentant même son futur handicap comme une certitude. Déjà elle se doute bien que son opération sera plus grave que ce qu’on lui dit, car nos hypothèses, émises dans le flou, envisagent le pire comme une impossibilité, mais elles l’envisagent tout de même et sèment un doute en son esprit. Même l’amputation a été évoquée comme une solution absurde. L’enfant perçoit l’inquiétude que nous ne pouvons (et ne voulons) cacher, et son intuition lui dit qu’un événement terrible approche. Tout au long du week-end nous convergerons vers l’impossible vérité, faisant dériver lentement la conscience de notre petite fille vers la réalité qui l’attend ; et c’est dimanche soir que je lui annoncerai la catastrophe, alors que, de retour sur son lit d’infortune, il deviendra nécessaire de faire chavirer sa raison et d’arrêter là son enfance et ses illusions.
       Voici Clémence de retour dans sa chambre mignonne. Ses amies les plus chères appellent ; son professeur l’assure des pensées de toute la classe. La chaleur des sentiments qu’on lui manifeste lui donne l’illusion que s’éloignent d’elle les spectres ; mais pourtant et inexorablement, ils se rapprochent. Ma pauvre enfant, comme il va nous falloir tous ensemble être forts !

       Mme Chavent, à qui je téléphone pour qu’elle me confirme, à son tour les raisons impérieuses de l’intervention lourde, me réaffirme que l’amputation n’était pas souhaitable l’an passé, quels que puissent être les jugements a posteriori compte tenu de l’évolution actuellement connue des choses :
       — La chance était alors à tenter, dit elle.
       Mais pour cette fois son opinion est claire. Elle me cite un cas très semblable à celui de Clémence, une adolescente qui n’a pas encore de métastases visibles, mais dont les ganglions axillaires envahis assurent la fin certaine. La « curieuse » absence de métastases au stade avancé de Clémence, ses récidives locales deux fois répétées, conduisent Mme Chavent à prescrire l’amputation pour ne pas la voir suivre tôt ou tard le sort de l’autre adolescente.
       Il est impossible d’expliquer la récidive, bien sûr, mais la répétition du cancer n’est pas exclue. Dans toute cette ignorance, l’amputation radicale reste la solution la plus porteuse de chances de guérison. Je lui dis que selon moi cela aurait déjà dû être fait depuis longtemps, et qu’elle ne fait que prêcher un converti ; et c’est d’ailleurs là mon drame.
       Mme Chavent comprend l’horreur de notre situation et compatit à notre détresse. Sa conversation sereine et son appui sur un cas concret proche de celui de Clémence me confortent et me sortent du doute où m’avait conduit mon angoisse déraisonnée. Elle me parle aussi d’une de ses anciennes malades, amputée d’un bras mais guérie, et qui est actuellement mariée, mère de quatre enfants, et heureuse.
       — L’amour vrai et grand, dit-elle, fait fi d’une telle infirmité, car l’essentiel de la vie est dans le cœur, non dans un bras.
       J’en pleurerais d’espoir ! J’ai fait part aussi à Mme Chavent de l’attention constante dont nous enveloppons Clémence, ce qu’elle savait déjà. Elle observe mon calme et la logique de mon doute. Elle me parle aussi de la solidarité et de la compréhension mutuelle de tous les gens qui ont le même vécu que nous. Elle sait tout, elle qui vit le quotidien de toutes ces familles malades et qui est au centre de gravité de tant d’espoirs et de désespoirs. Elle sait que de tels malheurs sont incompréhensibles à l’extérieur du microcosme d’enchaînés que nous formons tous ensemble, et que l’appartenance à cette minorité donne un recul par rapport à la vie qu’ignorent ceux qui n’ont pas la douleur d’appartenir à ce creuset.


Post-scriptum : Plusieurs jours plus tard nous avons appris que, durant l’absence prolongée d’Odile hors de la chambre de Clémence, celle-ci avait été prise de panique et avait sonné pour qu’on vienne. Une femme du service, Yolande, qui était au courant de la suite des événements à venir, l’avait prise dans ses bras, mais en fait de consolation elles avaient pleuré ensemble. Cette femme que je ne connais pas, pour son geste, son sourire à ma fille, son pleur, m’est devenue chère. Dans cette consolation sans paroles et donc sans mensonge, Yolande n’a pas fui la vérité, et bien au delà de l’amour témoigné, Clémence se souviendra toujours de ce chagrin silencieusement partagé et du respect qui lui aura été prouvé. Merci.


Samedi 24 février

       Ce matin à Saint-Sernin j’ai acheté un tableau représentant un bouquet de roses ; son style impressionniste le rapproche d’un Renoir et je suis content de ma trouvaille. Malheureusement les bords du tableau sont très abîmés et gâchent l’ensemble. Pour faire en sorte que la partie intacte soit présentable, il est donc nécessaire de couper les parties malades. Cette solution est dure, bien sûr, car elle va à l’encontre de l’idée créatrice première dont l’achèvement va devenir à jamais incomplet. Mais puisque toute restauration est impossible sur cette toile, il n’y a pas d’autre alternative : c’est soit cette solution, soit l’ombre d’une cave pour une œuvre destinée à la lumière. Ma décision est vite prise et j’ampute. Le tableau est ce soir accroché au dessus de ma table de travail où, débarrassé de ses bords pourris, il fait merveille.
       Fasse le ciel que l’amputation du bras de Clémence lui permette de vivre enfin et qu’elle ne la prive pas de rester aussi merveilleuse !
       Comme tant de fois déjà, Clémence a déjeuné au restaurant chinois avec Eugénie et toute la famille Planet qui l’adore (leur quatrième fille, disent-ils), et elle s’est vue offrir des petits cadeaux en témoignage redoublé de leur affection. L’appréhension de Clémence fond avec la sécurité qu’assure le maintien de ses habitudes. Les Planet vivent aussi les dernières heures de Clémence intacte, et ils nous assurent plus que jamais d’un soutien qui fut toujours discret et actif. Que ces amis-là nous auront donc aidés !
       Dans le courant de l’après-midi, Odile leur téléphone pour savoir si Clémence est rentrée de la ville. On lui répond que non, pas encore. Quelques minutes plus tard c’est Clémence qui rappelle, inquiète qu’on ait cherché à la joindre, supposant que quelque chose de nouveau fût survenu pour elle, et allant jusqu’à envisager que la décision de couper son bras avait pu être prise. Voilà une inquiétude qui en dit long sur ses tourments cachés.
       Nous dînons dans le séjour, comme tous les samedis soir depuis dix ans, d’un repas de qualité. Le bras de Clémence, déjà handicapé par l’intervention de mercredi, évolue pour la dernière fois à notre table de famille. Son mouvement difficile s’inscrit dans ma mémoire et dans tout mon être. Dans sa chambre où Clémence s’enferme après le repas, je vais la rejoindre et j’observe encore les derniers mouvements de sa main, de ses doigts… Clémence me serre de ses deux bras, fort, très fort. Chaque seconde est la dernière de quelque chose. Le temps s’accélère.


Post-scriptum : Nous saurons plus tard que Clémence a confié à Eugénie sa certitude de ne pas être amputée, comme si ces propos insouciants avaient pu colmater les fissures de son espoir. Car nous apprendrons aussi le doute qui commençait alors à l’envahir. Quelle angoisse masquée par cette insouciance forcée, quelle pression sous cette innocence fragile, et quelle lucidité derrière cette volonté de ne pas dire sa certitude profonde !


Dimanche 25 février

       Le printemps précoce baigne l’appartement de sa lumière calme et la symphonie concertante de Mozart ajoute son harmonie à ce bonheur d’apparence. Devant moi j’ai placé une belle eau-forte en sanguine achetée hier aussi, un nu de dos parfait de lignes et de volume. Il attire soudain mon attention et je découvre ce que je regardais sans voir : la pose est telle que le bras gauche est caché.
       Mes deux achats d’hier, le tableau à amputer et le nu au bras caché, me rappellent donc tous les deux le drame qui se prépare. En fait tout me ramène à la pensée de Clémence ; le printemps et sa lumière douce ne peuvent m’y arracher, pas plus que la symphonie de Mozart ; tous mes objets deviennent insignifiants, mes collections inutiles, mes livres stériles… Et si le petit garçon du tableau de Delplanque baisse les yeux, pudique et si triste depuis toujours, oui, c’est parce qu’il sait…
       La bonne humeur de Clémence résonne dans les pièces où elle passe, mais un certain énervement traduit son angoisse profonde.
       Je téléphone à tous nos amis les plus proches, ceux dont les vies croisent sans cesse la nôtre, et à Garson aussi, hier le médecin, aujourd’hui le confident. Dans l’annonce de l’effroyable demain qui nous attend, tous partagent notre désespoir et nous offrent le secours de leur seule amitié. Je leur dis donc que voilà, que le compte à rebours est commencé, et les silences résonnent d’impuissance et d’épouvante.
       J’erre dans l’appartement, nerveux, cherchant à imaginer le scénario par lequel je devrai annoncer à Clémence ce qu’on va lui faire. Mais ce ne sera que ce soir, et il nous reste quelques heures encore. Vivons-les.

       13 h45. Ma mère téléphone. C’est Clémence qui lui parle et, comme d’habitude, remonte son moral en l’encourageant à plus de gaieté et à un meilleur appétit. Quelle tragédie dans cette inversion des pitiés ! Puis c’est la mère d’Odile :
       — Pauvre mignonne, dit-elle en pleurant.
       14 heures. Une brève sortie à la Galerie du Château d’Eau… Les dernières photos de ce bras posé sur l’épaule d’Odile… Quelques petits objets dans la main encore vivante mais qui sera morte demain, brûlée, cendres… Le temps devient long soudain alors que tout commence à s’accélérer. Il est des phénomènes bizarres et d’étranges discontinuités dans le voisinage des catastrophes.
       16 heures. La gravité de la neuvième symphonie de Beethoven sied à l’instant et éveille en moi des souvenirs d’enfance. Au finale, Clémence est allongée sur le canapé, Odile assise à sa gauche, regard fixe, Émilie sur le côté, silencieuse, moi debout derrière elles, face aux haut-parleurs, famille unie autant qu’il est possible. Nous avons été heureux et la conscience de ce passé nous est magnifiée en cet instant comme jamais. Rare et final instant, mais un hymne à quelle joie ?
       17_heures. Odile prépare les affaires. Ouistiti, la peluche des joies et des chagrins, est du voyage. Je suis nerveux. L’angoisse me noue le ventre. Comment vais-je donc me sortir de mon rôle de bourreau ! Odile, Émilie et Clémence partent d’abord. Je les rejoindrai plus tard, invoquant le prétexte que j’ai à faire et qu’il n’est pas nécessaire que j’assiste au repas de Clémence. Du salon je regarde la voiture s’éloigner. Clémence est à l’arrière et je ne vois que son dos et ses nouvelles mèches bouclées qui tombent. Elle ne reviendra pas ici entière. Oh ! adieu tant de choses !
       18 heures. J’arrive à l’hôpital. J’informe les infirmières que Clémence n’est pas encore avertie de son sort, et puisqu’on me dit que Clément doit passer ce soir, je demande à être déchargé auprès de lui de mon impossible mission ; il sera moins maladroit que moi et moins culpabilisé par cette effroyable annonce. Nous attendons. La télévision marche, mais l’imminence du choc me rend aveugle et sourd à tout.
       19 heures. On frappe à la porte : Clément demande à nous voir. Nous quittons la chambre, y laissant Clémence en proie aux interrogations terrifiantes dont la réponse arrive.
       Étonné, le chirurgien semble nous reprocher que la petite ne soit pas encore au courant de l’injure qui va lui être faite. Je répète que nous avons agi comme nous pensions que c’était le mieux, et puisque l’heure est venue, je lui demande s’il pourrait se substituer à moi pour cette annonce. Il accepte, bien sûr, comme il s’était déjà proposé, et après que je lui ai demandé de ne pas prononcer le mot cancer mais autorisé à parler de mort pour justifier un acte aussi extrême. Nous partons vers la chambre, tandis qu’une douleur naît dans ma poitrine. Clément ouvre la porte. Je reverrai toujours le visage de Clémence, ravagé d’angoisse, tendu vers moi…
… Car c’est moi que Clémence regarde, moi qui lui ai toujours apporté les apaisements qu’elle souhaitait, moi le père fort qu’elle a toujours cru, moi le rempart qui l’a toujours protégée. Mais il n’y a que du malheur dans notre cortège misérable, et comme toujours, mais en vain cette fois, Clémence y cherche mon pieux et sécurisant mensonge. Non ! Au contraire, volontairement et en une seconde, avant même que Clément ait commencé à parler, d’un signe de tête, d’un regard désespéré qu’elle ne m’avait jamais vu, je lui ai déjà tout dit : car il fallait que ce fût moi !
       La chère enfant porte les deux mains à son ventre, se penche, lève la tête, ouvre la bouche, regarde Clément, certaine déjà mais incrédule encore… Celui-ci prend une chaise, s’installe face au fauteuil où la petite est assise. Il lui prend le bras, remonte la manche, palpe encore ce qu’il connaît déjà bien ; puis il explique à Clémence qu’il a longtemps parlé avec Roché, et que l’échec de tous les traitements effectués à ce jour vont l’obliger à procéder à une chirurgie très lourde.
       — En fait ta maladie devient très grave, dit-il à Clémence, rien ne peut plus arrêter la diffusion des cellules malades, et le seul moyen de sauver ta vie est… de te couper le bras.
       Le hurlement de Clémence retentit dans tout l’étage de l’hôpital. Il met un terme barbare à son enfance et à notre bonheur à tous.
Les instants qui suivirent furent inhumains. L’effarement de Clémence n’était pas descriptible et ses cris hanteront nos jours jusqu’au dernier :
       « Non, ce n’est pas vrai… Je n’ai que quatorze ans !… Je suis une petite fille !… On ne peut pas me faire ça !… Ma vie n’est pas commencée !… J’ai déjà tant donné !… Pourquoi ai-je tant souffert depuis deux ans !… Ô mon Dieu, ô mon Dieu !… Ô Papa, n’abandonne pas ta petite fille chérie !… Ô Maman, dis moi que je rêve !… Ma petite main, ma pauvre petite main, mon bras chéri !… Que vais-je devenir ! … »
       Elle n’arrête pas de hurler, dit qu’elle se sent mal, tremble, se cogne la tête contre la fenêtre, se blottit contre le chirurgien, le supplie de ne rien faire, me prie de l’enlever d’ici, embrasse sa main…
       Tout fut extrême.
       Les caresses d’Odile, d’Émilie et de moi-même assurent à Clémence, en cette discontinuité, la continuité de notre amour, tous les quatre impuissants et écrasés.
       Mais la crise de nerfs se poursuit, les hurlements se prolongent, et une infirmière apporte des calmants tandis que dans son apparent délire l’enfant tient des propos d’un étonnant réalisme et d’une implacable logique :
       « Mon malheur n’a pas de sens, il est démesuré… Je n’ai jamais fait de mal à personne… J’ai toujours aimé et prié Dieu, que lui ai-je donc fait ?… On ne m’aimera plus !… Pourquoi moi ?… Mon bras perdu, ma diminution, mon corps coupé…, Papa ! je ne pourrai plus serrer dans mes bras !… »
       Puis elle parle de suicide. Tout le monde est bouleversé. On essaie de raisonner en termes de handicap partiel, on invoque des prothèses miraculeuses, on glorifie le courage qui sera le sien, on parle enfin de sa guérison définitive, et surtout, surtout, et c’est l’argument fort, on parle de la mort écartée.
       Clément nous laisse. Il a été parfait, calme et sûr de lui, comme on le connaît, ayant bien expliqué à la petite que pour sauver sa vie il fallait sacrifier son bras. L’anesthésiste, prend le relais du chirurgien et parle encore longuement à la petite, un langage doux aussi mais sans complaisance, parfaite elle aussi. Elle lui dit qu’un bras est moins que l’on croit, et que la valeur de la vie tient à plus que cela. Les vrais amis, ceux auxquels on tient, se ficheront de la voir avec une prothèse, eux qui l’aiment non pour son bras mais pour tout elle-même. Les rares qui se moqueraient d’elle seraient des gens méprisables.
       Les calmants commencent leurs effets ; Clémence s’apaise. Odile lui dit l’unité rare de notre famille cristallisée autour de ce malheur qui est le nôtre à tous, et elle lui rappelle ses chères amies qui vont devenir plus proches encore. Mais ces assurances ne suffisent pas plus que les calmants, et un cri se prolongeant en longs sanglots vient épisodiquement déchirer les rares morceaux intacts de nos cœurs.
       Nous pleurons tous le bonheur envolé, caressant Clémence, le contact physique mêlant nos chairs en un corps unique, et faisant de nos chagrins un seul. Nos mains plongent dans ses boucles légères, s’humectent de ses larmes, caressent le bras qui va mourir et que l’enfant parfois regarde avec un effroi existentiel en le tenant de l’autre main :
       — Oh ! mon bras, ma main, moi !
       Hypothétique lecteur, moi-même dans quelque temps, ce que je viens d’écrire n’est rien, car il ne m’est pas possible de traduire par des mots la déchirure que nous venons de vivre. L’avalanche des interrogations de l’enfant, ses cris, la révolte sans espoir dans son regard, l’effondrement de ses rêves, tout cela est devenu confus dans ma mémoire tant mon anéantissement fut total et tant la retranscription de ces instants ne peut être que dérisoire face à ce qu’ils furent réellement. L’heure que nous venons de vivre est un concentré de cruauté pure, tout nous est désormais connu sauf la mort, et le diabolique destin ponctue ici nos vies.
       Clémence a eu dans ses cris confus des mots d’une incroyable maturité, de cette maturité qui croît si vite en elle depuis deux ans et dont seule notre présence a toujours minimisé l’expression quotidienne. Ses propos ont été trop logiques pour être spontanés, et il est évident qu’ils avaient déjà été pensés. Bien sûr, et elle l’avoue maintenant, au fond d’elle-même Clémence envisageait déjà de perdre son bras puisque nos propos n’avaient pas vraiment écarté cette hypothèse. La nuit dernière, en proie au doute dans son face-à-face avec elle-même, personne n’étant là pour la conforter, elle avait réfléchi à son suicide au cas où l’amputation serait décidée, puis elle avait longuement prié le Seigneur en espérant ainsi évacuer cette monstrueuse décision. Sa prière inexaucée la révolte aujourd’hui :
       — Qui est Dieu pour autoriser qu’on me découpe ainsi ?
       Puis Clémence s’inquiète de savoir si nous avions déjà connaissance de ce qui allait lui arriver, elle nous interroge sur la façon dont Clément nous a annoncé cela, sur ses chances de guérison, sur l’envahissement de son corps par les cellules malades, sur sa mort. Innocente et crédule, elle veut une prothèse avec des doigts qui bougent, imaginant que la technique comblera partiellement l’injure de la nature et celle que la médecine va lui faire demain.
       La nécessité de couper son bras pour empêcher la migration des cellules malades lui fait craindre — soudain elle comprend tout — que ces migrations n’aient déjà eu lieu, et ma promesse que l’amputation la guérira définitivement ne la convainc pas totalement. Car la gravité extrême de la décision prise aujourd’hui dévoile enfin celle de sa maladie, en désignant la mort comme le nouvel élément du drame.
       Mais c’est aussi la crainte du regard et du mépris des autres, de la marginalisation, qui l’effraie en ce premier choc. Elle craint que la pitié qu’elle va inspirer fasse qu’elle ne soit plus considérée pour elle-même à sa valeur juste et méritée. Quel courage déjà en cette crainte première et que cela inaugure de sa volonté de survivre !
       20 h 30. Avant de quitter, j’embrasse longuement son bras, déjà rongé des ramifications du crabe et sa petite main qu’orne une bague offerte à Noël, sa petite main mignonne qui pourrira demain. Les yeux boursouflés de Clémence m’accompagnent jusqu’à la porte, tandis que son au-revoir désespéré se noie dans le dernier sanglot qui la secoue. Ô mon Dieu ! qu’avons-nous donc fait pour mériter un châtiment aussi effroyable ?

       On passe Le Guépard à la télévision, et ma gorge se noue, et mes yeux me font mal : car c’est ma fille chérie qui valse en cette scène admirable ! Que ne puis-je moi aussi passer à ma chère enfant le flambeau de ma vie et de ma continuité !
       Puis j’écris ces lignes, en proie à l’intégralité de la détresse possible.


Lundi 26 février

       Avant de conduire Émilie à l’école, je téléphone à Odile et Clémence pour le cas où le transfert au bloc opératoire se ferait plus tôt que prévu :
       — Oh ! Papa, mon petit Papa, que j’ai peur !
       Je roule vite vers l’hôpital où j’arrive vers 8 h 15, maudissant les embouteillages matinaux. La prémédication a été faite, et le bras de Clémence est déjà enveloppé dans un champ stérile : je ne le verrai donc plus jamais, adieu sa petite main ! L’enfant me voit, pleure son corps, sa jeunesse, sa vie ; dans les brouillards anesthésiants qui commencent à emporter sa raison, ses pleurs et ses cris déchirent les derniers lambeaux de ses espoirs. Tandis qu’on vient la prendre et que son lit roule vers l’enfer, son regard nous supplie une dernière fois comme si nous pouvions encore l’arracher à ce cauchemar. Puis, tandis que la porte se referme et que disparaît Clémence, nous livrons la chambre vide à des pleurs que plus rien ne retient. Il est presque neuf heures.
       Pendant deux heures j’erre dans la chambre, hagard, l’œil rivé à ma montre. À quelle heure exactement son bras s’est-il détaché de son corps ? À quelle heure exactement ne fûmes-nous plus complètement nous-mêmes ?

       Odile me raconte la nuit. Après mon départ, hier soir, Clémence a téléphoné à Eugénie, voulant lui annoncer de sa propre bouche et alors que son corps était encore intact, l’effroyable amputation dont la nouvelle venait de la détruire déjà. Et elle voulait surtout s’assurer que leur amitié resterait intacte demain alors qu’elle-même ne le serait plus. Elle a expliqué à sa si chère amie — ainsi qu’à elle-même — qu’il n’y avait pas d’autres alternatives que l’amputation ou la mort. L’âme sœur recevait le choc dans l’effroi et les larmes, tandis que Clémence s’excusait presque de la terreur provoquée et du poids qu’elle constituerait désormais, mais fière toutefois d’avoir pu et su assumer son malheur en cette révélation, et certaine d’en retirer aussi quelque aide pour l’épreuve à venir. Je sais combien fut grand le chagrin de toute la famille Planet, si généreusement présente auprès de Clémence depuis le début de son calvaire, et, nous le savons, si proche de nous en ces instants !
       Clémence assoupie d’abord sous l’effet des cachets, s’est réveillée au milieu de la nuit en proie à un cauchemar glacé. Sa mère, tout près d’elle, tout près, l’a longuement consolée tandis que la petite énonçait dans une terrifiante avalanche la séquence réaliste de ses craintes et la fermeture de ses espoirs. Plus d’autonomie, plus de tennis, ni de bateau, ni de natation, plus de sports ! Et dans quelques années, quand Eugénie et d’autres amies sortiront avec des garçons, elle, Clémence, demeurera en retrait, seule pour toujours. Quant à son seul but dans la vie, fonder un foyer, le voilà qui s’effondre brutalement en la vouant à la stérilité et à la solitude ; et alors, dans un délire de sanglots, Clémence a crié le pire de son désespoir : plus d’enfants à serrer dans ses bras ! Que d’affection et d’amour a-t-il fallu à Odile pour trouver les mots qui ont atténué la terreur de sa fille et lui ont ramené son sommeil ! Que de caresses, et quelle fusion de leur chair et de leurs âmes !
       Notre insupportable attente se poursuit…
       Vers onze heures on vient nous dire que l’opération est terminée, que tout s’est déroulé normalement, que Clémence est en salle de réveil… Notre belle enfant n’a donc plus son joli petit bras !
       Midi. On nous annonce le retour imminent de Clémence. Je sors de la chambre, attentif à tout mouvement, et la voilà qui arrive au bout du couloir, son lit escorté par six infirmières qui brandissent des bouteilles de perfusion. Le cortège passe devant moi, quelle terreur ! Revoilà ma petite fille, blême, le côté gauche enveloppé sous une montagne de pansements.
       On installe une perfusion électronique pour les tranquillisants. Tout le personnel s’affaire, silencieux et respectueux. Clémence est comme morte.
       Vers 14 heures, alors que deux infirmières viennent contrôler les perfusions, prendre son pouls et mesurer sa tension, Clémence lève la tête et questionne :
       — C’est fini ?
       Puis elle crie :
       — Ma main !
       Et elle retombe dans l’inconscience. Un peu plus tard, un terrible hurlement :
       — Je ne sens plus ma main !
       Inconscience à nouveau. Encore plus tard, elle crie :
       — Baissez mon bras, baissez mon bras !
       Et tandis que nous la regardons, ridicules et impuissants, ses cris redoublent :
       — Mais baissez-moi la main ; dépêchez-vous ; ce n’est pas difficile, non ? J’ai mal ; vite, vite. Je ne sens plus ma main. J’ai mal… Oh ! mon bras !
       Son cerveau garde mémoire de la dernière position douloureuse de son bras, levé sans doute pendant qu’on le lui coupait, et plusieurs fois encore elle suppliera qu’on le baisse, sa demande redoublant de prière, d’intensité et de violence :
       — J’ai des crampes, mon bras, le gauche, faites quelque chose.
      Les infirmières nous quittent, bouleversées. Clément et Roché passent, pour eux tout va bien.
       Les tranquillisants font leur effet, et l’enfant ne se réveillera qu’un peu avant mon départ, pour dire très calmement et consciente enfin :
       — Maman, je n’ai plus mon bras. Je veux mourir.
       J’arrive à l’appartement, totalement hagard. Ma mère téléphone : « Ne pleure pas, mon petit garçon ! », me dit-elle tandis que je m’effondre vers elle, comme un enfant moi-même, terrassé enfin et longuement par le flot libéré de mon désespoir.
       Tard dans la nuit, j’écris ces lignes en écoutant les Kindertotenlieder de Gustav Mahler : Chants pour des Enfants morts !


Post-scriptum : « Baissez mon bras ! » a souvent répété Clémence, son bras à jamais parti et à jamais levé. Fasse que cette élévation imaginaire et cette douleur intense soient le symbole de sa victoire et le prix de sa liberté ! Le petit texte de cent mots que j’avais rédigé il y a deux ans pour un concours et qui est retranscrit en ce journal (16 mars 1988) s’avère être une étonnante primitive de ce nouvel espoir, et il trouve dans l’événement d’aujourd’hui un singulier et cruel prolongement.


Mardi 27 février

       La conscience de Clémence ne lui revient que lentement, tant les tranquillisants lui sont administrés en dose massive. Elle est calme, les yeux toujours fermés, mais lucide. Un nuage lourd de détresse flotte sur son visage figé, tandis qu’en de perfides infiltrations la vérité prend possession de sa raison et détruit ses rêves d’adolescente.
       Je passe l’après-midi auprès d’elle. On a enlevé la masse de linge qui enveloppait sa blessure. « Regarde, Papa ! » dit-elle, comme pour atténuer en le prévenant l’effet de stupéfaction qu’elle craint, tant ma stupeur serait l’affirmation de sa différence. Oh ! ce vide, cette absence ! Ô mon cher ange déchiré !
       J’avais déjà observé avec quelle volonté Clémence avait pris les devants pour venir me montrer son crâne chauve, un dimanche de janvier 1988, alors que j’étais occupé à confier à l’ordinateur les débuts de ce long récit. Assumant son corps diminué, ne voulant pas laisser aux autres la découverte de son moi nouveau, craignant aussi de découvrir sur mon visage la douleur d’une surprise trop violente, elle était venue se présenter à moi sous sa nouvelle apparence, enlevant brusquement le bonnet qui servait à cacher ses premières hontes. « M’aimeras-tu encore ? », me demanda-t-elle. La volonté de Clémence de faire elle-même découvrir sa blessure, dès aujourd’hui et alors qu’elle est encore dans une demi-somnolence, annonce le même courage que celui qu’elle avait montré ce jour-là, un courage massif qui ne l’a jamais plus quittée ensuite. Son appel téléphonique à Eugénie dimanche soir, dès qu’elle avait su l’injure qui allait lui être faite, relevait aussi de la même stratégie. Prouvant qu’elle n’est pas en retrait de l’événement, témoin actif de son propre drame, Clémence ne veut pas seulement subir, et voici déjà ses premiers actes de lutte au premier rang du combat collectif. Dès cet instant j’acquiers la certitude que sa force et sa volonté de vaincre sont intactes. Elle vaincra, donc.
       La petite parle un peu et demande si elle est réellement guérie désormais. Même si je n’y crois pas vraiment (si peu, en fait), que puis-je répondre sinon l’assurer que l’énorme prix qui a été payé est bien celui de cette certitude ? C’est la nécessité du geste mutilant pour échapper à la mort qui oblige l’acceptation de Clémence et atténue la violence de la révolte. Toutefois le mot « mort » a été prononcé, gravité absolue, et ce spectre ne pourra plus jamais s’effacer de l’esprit de l’enfant. Une vie s’est terminée dimanche soir dans un déchirement effroyable ; c’est une autre qui vient de commencer, incertaine sous la pression des aléas, et dont l’issue fatale a été désignée. Clémence ne peut plus être la même.
       Clémence me fait donc part de sa nouvelle obsession dont elle a aussi beaucoup parlé à Odile : est-elle guérie ? Je le lui affirme à nouveau, sans qu’aucun doute ne soit possible. Et elle me croit. Allongée sur son lit de misère, blême, les yeux fermés, la voix lasse, Clémence a alors cette grande phrase dont l’écho sera pour moi éternel : « Je suis heureuse, Papa, je suis heureuse. »
       Et elle pleure en le disant ! Quelle onde de choc dans mes entrailles ! Je ne puis plus prononcer un seul mot, la gorge nouée par les efforts qui retiennent mal mon bouleversement, moi qui en cet instant, face au bonheur surnaturel de ma petite fille, suis le plus menteur et le plus malheureux des pères !
        Oh ! quel espoir et quelle innocence, quelle confiance et quel amour, quel sens aujourd’hui à notre vie ! et tout cela révélé dans la douleur extrême et le chagrin total ! Ô mon Dieu,  veuillez qu’elle vive !
       Clément passe et je sors dans le couloir avec lui. Comme prévu et pour sécurité, des analyses du tissu malade avaient bien été faites au bloc avant l’amputation, et elles avaient confirmé sans équivoque la nature cancéreuse de la tumeur et la nécessité de l’irréversible boucherie. La croissance tumorale était rapide, puisque sa remontée vers le bras était de plusieurs centimètres depuis la semaine dernière. Qu’il était donc urgent de faire vite ! Clément parle ensuite de prothèses, ce qui me paraît secondaire pour l’instant, hormis un mot nouveau qu’il utilise, sordide et monstrueux : le moignon !
       — Celui-ci est assez long, dit-il, pour que l’adaptation d’une prothèse y soit possible.
       Mais la nausée du mot me rend inapte actuellement à considérer le bienfait que cet artifice pourra bientôt apporter.
       Dès que je rentre dans la chambre Clémence me questionne. Elle craint ce qu’on dit derrière elle, pressentant que son opération ne l’a pas forcément sauvée : la peur de Clémence sera désormais une constante de sa vie autant que de la nôtre.
       Clémence me téléphone avant de s’endormir :
       — Papa, est-ce que je suis vraiment guérie ?
       Puis en pleurant :
       — Papa, quand on a refait mon pansement tout à l’heure, j’ai vu mon morceau de bras restant !
       Que répondre à ses larmes, sinon y mêler les miennes dans le silence et la nuit.


Jeudi 1er mars

       Clémence raisonne désormais en fonction de la gravité de la maladie qu’elle « avait ». Le fait qu’on lui ait parlé de mort et donné une raison logique à la terrible amputation l’oblige à analyser et mettre à plat toutes les données du problème. La possibilité de sa mort par des cellules qui auraient migré avant l’opération réveille sa terreur, tandis que l’ampleur de l’opération la rassure. Le handicap physique devient secondaire aujourd’hui. Les médicaments contre l’angoisse maintiennent actuellement la forme de Clémence plutôt du côté de l’optimisme. Mais cette facilité ne sera pas indéfinie, et l’avenir proche ne s’annonce pas joyeux. Quand il est bon, son moral l’est trop pour être naturel, contraint par les médicaments, et l’enfant ne trouve pas d’équilibre entre le désespoir qui l’aspire naturellement vers le bas et l’optimisme avec lequel on la retient artificiellement ; elle semble donc osciller entre ces états extrêmes de manière anarchique.
       Vers 16 heures, je trouve Clémence dans une forme incroyable qu’elle est fière de pouvoir montrer comme preuve de la victoire sur elle-même dont nous lui avons tant démontré la nécessité. Cet état spectaculaire étonne les médecins et tout le monde, et il suffit pour que l’arrêt de tout médicament anti-dépresseur soit déjà ordonné. On parle même d’autoriser Clémence à quitter l’hôpital demain !
       Clémence marche dans les couloirs, va bavarder avec les infirmières, se brosse seule les dents, joue au scrabble de sa main unique, décroche le téléphone, parle à ses amies en leur tenant conversation joyeuse, remonte au téléphone le moral de ma mère, ne parle que de sortir de l’hôpital et de reprendre sa vie normale. Christian, un camarade qu’elle aime beaucoup, lui téléphone, lui dit son amitié, et lui affirme qu’elle est une fille extraordinaire. Cher Christian ! La voilà l’énergie vitale qui transforme la volonté de joie de Clémence en vrai bonheur : oui, on l’aime donc encore ! Et puisque la sortie d’hôpital est confirmée pour demain, elle décide de réunir samedi une dizaine d’amis à la maison (mais est-ce que je rêve ?) afin de remercier la classe du cadeau pour lequel tout le monde a cotisé.
       La brutalité avec laquelle Clémence elle-même nous oblige à sortir de notre cauchemar est aussi bénéfique qu’inattendue. Mais quelle force habite cette enfant ? Faut-il donc que son psychisme ait été bouleversé pour que, soucieuse du moindre bobo comme elle l’était avant sa maladie, elle réagisse ainsi face au pire ? En fait c’est un trait sur deux années de souffrances qu’elle tire, et tout en sachant la vie difficile qui l’attend désormais, elle « sait » qu’elle ne souffrira plus dans sa chair, que son quotidien ne sera plus soumis aux contraintes hospitalières ni à la peur des aléas. C’est cette libération de la souffrance physique et de la peur de la mort, la capacité qu’elle aura désormais de gérer son handicap et de prévoir les malheurs attenants, qui génèrent aujourd’hui son étrange et inconsciente joie : Clémence sort de son combat avec un bras en moins, mais elle en sort !
       La pauvre, si elle savait ce que je crois ! Mon silence est-il irrespectueux pour elle ? Que pourrais-je faire d’autre que de la laisser à ses illusions et aux instants de bonheur qu’elle vole à son destin ? Et puis je me dis que Clémence sait tout, puisque tout est en elle, et que sa réaction et son comportement sont ceux de sa nature. Ses questions sur sa guérison définitive sont posées avec une telle crainte que ce ne sont que des prières d’une réponse rassurante. Que pourrions donc faire d’autre que de souscrire à sa demande ?
       Et tout le monde donc de faire comme si Clémence était définitivement guérie : et c’est cela notre espoir !


Vendredi 2 mars

       Les médecins ont donc autorisé Clémence à quitter l’hôpital. Tout aura été rapide, et nous nous retrouvons aujourd’hui, comme dimanche, à la maison, tous ensemble, un bras en moins…
       — C’est la première fois que je monte dans la voiture avec mon corps diminué.
       Clémence a dit cela sans tristesse, comme en un simple constat, toujours dans la continuité de sa stratégie de lutte, pour anticiper et dire elle-même la première ce que tout le monde pourrait penser. Alors que notre journée de dimanche fut faite d’une avalanche de « dernière fois que… » convergeant vers un point d’arrêt, après la discontinuité de cette semaine le quotidien d’aujourd’hui est fait d’une succession de « première fois que… » Clémence est toujours la première à les remarquer et les signaler : elle ne veut chez les autres ni surprise ni pitié. Ainsi continue-t-elle de se placer au premier rang du combat qui la concerne, et évacue-t-elle les monstres silencieux qui rôdent. Cette fragile enfant est devenue une battante.
       Rentrant du bureau vers 18 heures, j’apprends que Clémence a voulu absolument rencontrer ses amis à la sortie de l’école et qu’Odile l’y a donc conduite. Cela devient excessif et surréaliste. Mais la volonté de la petite de dépasser sa fatigue et d’affronter tout de suite l’épreuve de force avait dominé les arguments faibles de sa mère, sa mère stupéfaite encore d’une force de caractère qui prend des proportions vertigineuses. Voilà donc, Clémence a été vue par tous, déjà, dans son nouvel état ; mais on ne l’a pas découverte ainsi, c’est elle qui s’est montrée ! À tous maintenant d’avoir le courage de braver leur pitié, l’exemple du Courage a été montré, et par Clémence elle-même. Celle-ci manifeste même sa volonté d’aller à l’école dès lundi ; nous verrons selon l’évolution de son état, car il n’est pas dit que des fissures n’apparaissent pas dans cette carapace.


Samedi 3 mars

       Marché aux puces ce matin, malgré tout. Le maintien de mon plaisir du samedi matin est signe d’espoir, car en prouvant que je n’ai pas encore tout abandonné, il traduit mon désir et ma possibilité de vivre le présent. Dans la banalisation de cette demi-journée, je sais donc que mes efforts ont déjà commencé d’assimiler l’immense événement que nous venons de vivre.
       Clémence aussi poursuit son retour à une vie la plus normale possible mais dont la règle ne pourra être que profondément modifiée. Elle l’a bien compris, cette adolescente qui ricoche de malheurs en catastrophes depuis plus de deux ans, et qui, sans le savoir, forge son esprit à la dure maturité d’une vie accélérée.
       Oui, c’est une nouvelle vie qui commence pour Clémence, et l’apprentissage du quotidien avec un seul bras ne sera pas chose facile. Déjà elle veut manger seule, s’enferme plus longuement dans la salle de bains, découvre mille choses différemment. Nous l’incitons à l’acceptation et au courage, et nous y mettons même une goutte de chantage en disant que notre bonheur à tous est lié au sien et à sa réussite. Elle n’a donc d’autre possibilité que de faire son possible, de faire semblant même, se prenant ainsi au jeu pascalien de la simulation.
       À l’initiative de Clémence elle-même, beaucoup d’amis sont donc venus cet après-midi lui dire leur joie de son retour, et lui affirmer par mille cadeaux leur amitié intacte. La présence de Christian, enfant adopté et angoissé de son identité propre, beau comme un dieu, touche Clémence, et le malheur de l’une est proche des interrogations de l’autre. Christian a pris aujourd’hui Clémence sur ses genoux, rendant peut-être jalouses d’autres filles présentes, et elle si rassurée et si fière ! Pour cette marque d’amitié et pour son symbole, j’aurai toujours envers ce garçon la reconnaissance de cet instant.
       Dans l’après-midi des amis nous ont fait parvenir une superbe composition de fleurs, marquant ainsi de leur présence le début de notre nécessaire et difficile renouveau.


Mardi 6 mars

       Clémence souffre beaucoup depuis dimanche. Elle souffre d’abord de sa première opération dont les agrafes métalliques sous le bras l’obligent à une position inconfortable. La cicatrice du moignon (oh ! ce mot !) lui fait mal aussi, mais surtout, surtout, Clémence sent d’insupportables picotements dans sa main absente et particulièrement dans le pouce. Elle croit pouvoir encore bouger ce doigt, dit-elle, alors que les autres demeurent inertes, mi-fermés dans leur position dernière qui est à jamais gravée dans son cerveau.
       Voici donc que l’angoisse du bras virtuel et douloureux l’envahit. Clémence ne rit plus, et sa volonté farouche de vaincre n’est plus aujourd’hui qu’un maigre effort pour ne pas pleurer. Incrédule de ce qui lui arrive et dont elle prend lentement une conscience terrorisée, Clémence va pleurer parfois dans les bras de sa mère. Celle-ci reste longtemps le soir auprès de sa fille qui geint dans l’attente du sommeil artificiel.
       Odile et moi, fragiles aussi, sommes navrés du psychisme vacillant et de l’effritement de l’optimisme qui nous avait tant donné confiance. La souffrance excessive de Clémence nous désarme, son effondrement entraîne le nôtre, et personne ne trouvant plus d’appui sur personne, la situation plonge. Clémence, qui le sent, essaie encore par quelques formidables efforts de ne pas désamorcer le système peu stable que nous formons actuellement tous ensemble ; l’entraide et l’espoir sont collectifs et ne supportent aucune défaillance.


Mercredi 7 mars


       J’avais promis aujourd’hui aux enfants de leur rapporter des sucettes de Paris, ainsi que je le fais souvent depuis qu’elles sont petites. Clémence m’attendait donc avant d’aller se coucher, voulant revivre une fois de plus le rite de mon retour heureux. Bien que je ne quitte jamais Toulouse que dans la matinée et que je sois rentré dès le début de la soirée, les enfants ont toujours l’impression que je reviens de loin et de longtemps, et mon habituel cadeau de sucettes ajoute à mon retour un côté événementiel qui sert de prétexte à des débordements d’affection. Tout le monde est sensible à cette parodie de retrouvailles, et moi-même plus que tous. Et tandis que je dîne de ce qu’elle a préparé pour moi, Odile reste à mon côté dans la cuisine, m’écoutant raconter mon voyage sans histoire.
       C’est ainsi chaque fois que je rentre de Paris. Et l’écho répété que la soirée d’aujourd’hui trouve dans notre bonheur passé nous redonne confiance pour l’avenir. Allons, nous serons heureux encore !


Vendredi 9 mars


       Le pansement de Clémence ayant été refait ce matin à l’hôpital, Odile s’y est indignée qu’on nous ait laissés partir sans nous parler des souffrances qui allaient survenir, ni donc sans rien suggérer pour les apaiser. Elle a décrit les contorsions de l’enfant, ses pertes d’équilibre, ses vomissements, son impossibilité de faire quoi que ce soit malgré sa volonté rare et que l’on connaît bien ici ; elle a décrit aussi le désespoir qui gagne Clémence alors que tout son courage l’avait déjà conduite à l’extraordinaire acceptation de son nouvel état.
       Le chirurgien laisse entendre que tout cela n’est pas de son ressort mais relève de la neuropsychiatrie : les douleurs ne naissent pas dans les terminaisons nerveuses coupées, mais dans la zone du cerveau qui était reliée au membre disparu.
       Une psychiatre était déjà venue voir Clémence avant son départ de l’hôpital ; elle était gentille, certes, mais son air prêt à compatir et peu énergique ne convenait pas à la petite. Celle-ci avait mal cerné l’aide que cette femme pourrait lui apporter, déclarant que tous les propos qu’elle lui avait tenus n’avaient été qu’évidences et banalités, et affirmant qu’elle-même n’avait pas attendu cet entretien pour réaliser l’ampleur de ses nouveaux problèmes, en accepter la fatalité, et commencer à leur trouver des solutions. Clémence manifestait clairement le désir de ne plus rencontrer cette femme et elle se disait humiliée du fait qu’on voulait maintenant la soigner dans sa tête, après tout le reste :
       — Ça suffit ! avait-elle crié.
       Et voilà donc Clémence qui s’indigne à nouveau et, pour rejeter cette humiliation, qui décide de retourner à l’école dès cet après-midi. Son raisonnement est simple : si ce sont des soins psychologiques qui conviennent pour apaiser ses souffrances, elle va réunir elle-même tout son potentiel mental et se constituer l’arme efficace dont on dit qu’elle a besoin. Point n’est besoin d’une personne extérieure pour l’aider à rassembler ces forces-là ; Clémence sait où elles sont, et elle ira toute seule les chercher et les activer, quelles que puissent être les souffrances accrues dues à tous ces efforts :
       — L’école tout de suite, les sorties en ville dès samedi, et la vie normale pour tous les jours ! Et je vivrai et cacherai ma douleur pour mieux l’oublier et la vaincre.
       Dixit Clémence. On en fera une psychiatre. Grande petite !


Vendredi 23 mars

       Une semaine chargée.
       Psychiatre mardi, une rencontre à laquelle Clémence s’était finalement résignée. Ne comprenant vraiment pas l’utilité de la séance stérile et pleine de silences à laquelle on l’oblige, Clémence a signifié à la psychiatre qu’elle n’avait aucun besoin de ces dialogues absurdes et qu’elle ne reviendrait plus. Terminé.
       Prothésiste mercredi, pansement à l’hôpital jeudi, et aujourd’hui visite de contrôle de Roché. Ajouter à cela des massages quotidiens chez notre ami Gibert.
       Selon Roché, l’extension de la maladie aux poumons pourrait arriver rapidement après cette amputation, comme si en une diabolique et colérique compensation naturelle, l’exérèse totale de la tumeur mère accélérait le réveil des colonies de métastases. Il m’a affirmé aussi qu’aucune trace cancéreuse n’a été décelée sur le bras au niveau de la « coupure ». Si aucune métastase n’avait transité avant l’opération, Clémence est donc guérie à coup sûr ; sinon elle est fichue. Voilà un bilan que j’aurais souhaité avoir posé depuis un an, et le remords de ne pas l’avoir fait me ronge comme un cancer.
       Bien qu’une difficulté respiratoire soit chronique chez Clémence, son essoufflement actuel inquiète donc Roché. Mais cancer des poumons ou pas, rien ne presse puisque la thérapeutique est la même pour les deux cas : rien ! Tout a déjà été fait, et quel tout !


Dimanche 1er avril

       La nuit dernière j’ai fait un rêve fou. J’étais dans un grand hall dans l’attente de je ne sais quel départ. Attendaient avec moi des gens dont le petit chien trottait sur l’immense table vide autour de laquelle nous étions assis. D’autres animaux, habillés et identiques au premier, évoluaient sur le sol, attachés à la chaise de leurs maîtres. Celui qui était sur la table s’approcha de moi et me regarda comme s’il attendait quelque chose. Sa tête était en fait celle d’une petite fille, et il portait des lunettes équipées de véritables verres correcteurs ; si l’animal avait été capable d’exprimer son défaut de vision, c’était qu’il pouvait aussi parler, et je me hasardai donc à le questionner. Le chien-enfant m’expliqua, en un langage vide de toute émotion, l’historique de sa sinistre apparence issue de la génétique cruelle et du scientisme diabolique du Meilleur des Mondes. Alors que je l’exhortai à user de son intelligence pour s’extraire de sa ridicule condition, il me répondit que sa seule place était au bout d’une laisse pour combler le besoin de personnes en manque d’affection.
       — Car que faire d’autre, me dit-il, quand on n’a pas de bras ?
       Quel sommeil aurait pu résister à une phrase aussi cauchemardesque ? Je me réveillai en sursaut, fuyant la cruauté de mon rêve, mais pour me rendre compte, hélas, du cauchemar plus terrible encore de la réalité.
       Bien que je ne m’en souvienne plus, l’autre rêve qui hanta le reste de ma nuit ne put, lui aussi, que traduire la même inspiration, tant mon esprit, ma pensée, mon âme, ne sont plus faits que de la chair malade de mon enfant.


Jeudi 5 avril


       Clémence se demande à quoi a servi le sacrifice de son bras si c’est pour voir ses espoirs de guérison étouffés par une souffrance aussi continue. Elle vient souvent près de moi. Les yeux fermés et le visage déformé par un rictus de douleur, elle pose sa tête sur mon épaule tandis que son bras unique me serre fort contre elle. Nous restons comme cela pendant de longues minutes. Et il nous faut beaucoup de courage, à Odile et moi, pour afficher en ces instants l’optimisme qui est dû à notre enfant, alors que nous-mêmes ne croyons plus à grand chose. Les pleurs épisodiques de Clémence, sa somnolence artificielle, l’errance lente de son corps déformé, d’une pièce à l’autre, nous brisent le cœur.
       Nous n’avons pas plus le droit d’asséner sa vérité à Clémence que de l’orienter vers des assurances optimistes et fausses qui sont la négation de la dignité de sa vie. Le respect de Clémence nécessite que nous ne suscitions pas son désespoir, mais aussi que nous n’évacuions pas ses interrogations. Bien qu’il nous soit impossible de ne pas répondre positivement quand elle nous demande si elle est guérie du mal mortel qui résidait en elle, nous restons silencieux aux affirmations de certitude dont elle achève de se persuader. Notre silence à ses affirmations compense ainsi en douceur les mensonges que nous formulons à ses interrogations.


Samedi 14 avril 1990

       Samedi dernier, en ville, Odile et moi avons rencontré Marie-Sabine X et sa mère. Marie-Sabine est une ancienne amie d’école avec laquelle Clémence avait toujours été liée. Turbulentes et espiègles toutes les deux, elles s’entendaient à merveille. Nous recevions souvent Marie-Sabine, et les X recevaient aussi Clémence. Après que cette amie eut été l’une des confidentes naturelles de Clémence depuis le début de sa maladie, son départ cette année fut pour notre petite une séparation difficile.
       Malgré quelques démarches isolées de Clémence, Marie-Sabine n’a jamais manifesté son existence depuis lors. Clémence a souffert de cet abandon ainsi que de toutes ses confidences perdues dans l’indifférence ; elle n’a pas compris qu’un simple éloignement ait pu mettre un terme aussi brutal à une amitié qu’elle croyait être autre chose qu’une camaraderie d’école. Certes, il est parfaitement compréhensible que leurs relations ne pouvaient que se relâcher ; mais ce qui est inadmissible, compte tenu du contexte, c’est que jamais il n’y eut le moindre appel téléphonique de Marie-Sabine ni de ses parents, pour conforter Clémence, l’assurer d’une pensée, ou tout simplement pour demander des nouvelles. Il semble que l’éloignement opportun ait servi des gens que la maladie de Clémence devait gêner, et je constate qu’ils en ont profité pour échapper complètement à l’irradiation de notre malheur. Odile avait déjà croisé en ville plusieurs fois la mère de Marie-Sabine, mais celle-ci avait toujours fait semblant de ne pas la voir.
       Notre rencontre de samedi dernier ne permettait plus une telle fuite. Mme X et sa fille étaient au courant de la mutilation de Clémence, et elles s’apprêtaient justement à l’appeler. Tiens donc !
       Marie-Sabine a effectivement téléphoné quelques jours plus tard, gênée et brièvement, comme obligée. (P.S. : on n’entendra plus jamais parler d’elle).
        Marie-Sabine est jolie, intelligente sans doute ; ses parents sont très fortunés et on ne doute pas qu’ils n’aient pour leur fille d’autres ambitions que l’amitié prolongée d’une petite cancéreuse. Certaines exigences sociales, lumineuses et roses, sont incompatibles avec les nuages de plomb ; or, sinon de l’ombre, que pourrait donc apporter désormais Clémence à la radieuse Marie-Sabine ? Que nous sommes loin ici de la générosité admirable de tant d’autres !
       L’esprit des parents X a bien touché leur fille, assurément. Et ces gens-là sont bien à plaindre, en fait, qui n’ont plus eu de quoi offrir à Clémence la chaleur d’un simple mot ; car malgré la fortune de ses parents, Marie-Sabine risque bientôt de n’être qu’une pauvresse de salon : son cœur se vide !





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