Cueille la Nuit

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6

HÉSITATIONS ET BRICOLAGES

(7 février 1989 - 19 juillet 1989)


Il y en a qui prient, il y en a qui fuient,
Il y en a qui maudissent et d’autres réfléchissent, (…)
Il y en a qui confient leur panique à l’espoir…

René Tavernier        










Mardi 7 février 1989


        Je suis dans la chambre de Clémence, assis par terre et lui tenant compagnie. Mon regard las fixe les livres de sa bibliothèque ; un titre me saute soudain aux yeux : Le livre des morts.
        Comme quand elle était petite, Clémence joue ce soir avec moi au grand jeu de l’amour. Théâtrale et romantique, debout sur son lit, guettant mon explosion de douleur simulée, elle se laisse tomber en s’écriant : « Mort d’une petite fille ! »
        Que de tels présages, chaque jour !
        J’ai de plus en plus la certitude que nous allons perdre Clémence. L’opération qu’elle va subir vendredi me paraît n’être qu’un prétexte pour ne pas rester inactif ; la preuve en est que c’est moi-même qui l’ai partiellement provoquée. Le scénario de l’an dernier se renouvelle exactement, mais avec encore moins de pronostics favorables en raison des échecs passés. Car il est certain que non seulement des cellules cancéreuses ont déjà migré alentour, mais aussi qu’il en restera encore après l’opération ; le déroulement de l’an passé, d’abord si porteur d’espoir puis qui se termina en catastrophe, est là pour alimenter mon pessimisme, et j’ai la conviction que cette nouvelle opération ne servira à rien sinon à masquer l’impuissance de la médecine et à donner aux médecins l’illusion de faire quelque chose.
        J’hésite à importuner encore Roché avec mon désir de comprendre et de trouver à tout cela une logique qui n’existe pas. Je pense que Roché lui-même est dépassé, ainsi que Mme Chavent, et ainsi que tout le monde ; la maladie est trop forte, son mécanisme échappe à notre compréhension et son extension à notre guerre. Mme Chavent avait suggéré l’exérèse chirurgicale, je la demande, Roché ordonne, Clément exécute, plus semble-t-il pour éviter tout reproche futur que par conviction de son opportunité. Certes, quand on ne sait que faire et qu’on fait n’importe quoi, ce n’importe quoi devient ce qu’il fallait effectivement faire. Voilà qui pourrait rassurer beaucoup de gens, mais plus moi.
        Les premiers soins locaux avaient déjà échoué malgré leur optimalité apparente, les seconds viennent de sombrer lamentablement, et il n’est pas raisonnable de penser que d’autres réussiront après ceux-là. En admettant qu’aucune cellule malade n’ait encore franchi le cap du bras, grâce peut-être aux différents soins apportés jusqu’à présent, il est évident que l’amputation radicale guérirait Clémence à coup sûr. Sachant que l’existence de métastases dans les viscères la condamnerait quasi-certainement et que cette hypothèse est exclue de mon raisonnement, voilà donc désignée sa seule chance de survie.
        Certes la probabilité est faible pour que la maladie soit encore localisée au bras ; l’amputation a donc peu de chances de guérir, mais il n’y aura pas de guérison sans amputation ! C’est l’avantage, si l’on peut dire, des cancers de membres par rapport à ceux situés dans le corps lui-même : on peut les extraire. Mais le prix de cette faible chance est élevé, trop sans doute pour les médecins, et c’est là tout le drame. Car pour moi la vie vaut bien plus cher qu’un bras, et en comparaison de l’infini à gagner, je commence même à penser que Clémence n’a plus rien à perdre.
        Je suis donc convaincu qu’il n’y a plus d’autre issue que l’amputation, et je regrette même que celle-ci n’ait pas eu lieu depuis longtemps compte tenu des mauvais pronostics initiaux. C’était — et c’est toujours — le prix énorme à payer pour que la mort de Clémence ne soit pas certaine. Si cette opération avait été effectuée dès le départ, ou en octobre après que la chimiothérapie eut laissé penser qu’on avait détruit quelque possible première dissémination de métastases, les chances de guérison seraient aujourd’hui maximales. Peut-être n’est-il pas encore trop tard, mais je suis effrayé de ma découverte tardive de l’évidence probabiliste qui s’oppose à l’avis et à l’action des médecins.
        Que n’ai-je donc pas compris ?


Mercredi 8 février

        Visite préopératoire de Clémence au chirurgien.
        Dans la salle d’attente, la petite s’est arrêtée devant une affiche de prévention contre le cancer et dont le texte associe clairement la maladie à l’apparition de grosseurs suspectes. Clémence n’a pas encore lu ce passage, mais de toute évidence sa curiosité s’éveille pour un mal dont elle ne sait rien et dont on parle tant et partout. Son intuition n’exclut pas que cette maladie soit peut-être la sienne, tout aussi mystérieuse ; et peut-être aussi a-t-elle observé qu’au Centre Claudius-Regaud des affiches mentionnent parfois le mot « cancer ».
        Clémence garde devant l’affiche une attitude distante, se donnant un air volontairement non concerné. Mais les questions qu’elle me pose soudain au sujet du cancer et dont elle semble dicter les réponses qu’elle souhaite entendre, son affectueuse agressivité mêlée à une crainte qu’elle cache mal, traduisent une interrogation mêlée à un refus tout net de la vérité qu’elle soupçonne. Elle guette la moindre de mes réactions pour y déceler un élément de réponse à la question qu’elle n’ose poser. Mais cette chère petite ignore la puissante capacité de protection de son père, à la mesure de l’amour qu’il a pour elle : une muraille ! Mon attitude distraite, distante de son propos, sur fond de plaisanterie, se veut rassurante et lui démontre l’absurdité de la question qu’elle retient. Clémence reste donc persuadée que le cancer est mille fois plus terrible que ce qu’elle a, et rien pour l’instant, sinon une vague crainte ou un pressentiment, ne l’autorise à identifier sa maladie à celle dont il est question sur l’affiche.


Vendredi 10 février

        À 14 heures, Odile accompagne la petite jusqu’au bloc opératoire, puis revient à la chambre, et attend. C’est la troisième fois qu’elle attend là ainsi, le cœur brisé.
        Clément a enlevé deux nodules, exactement aux mêmes emplacements que les premiers ; mais il reste sûrement d’autres minitumeurs entre ces foyers principaux, et les rayons vont avoir maintenant le rôle qu’on leur avait ôté après la première opération. Le but d’une exérèse chirurgicale est bien d’éliminer l’essentiel des masses tumorales pour laisser ensuite les rayons agir « en finesse » sur le reliquat ; en juin dernier l’opération fut détournée de ce rôle, et cette terrible impasse ne se reproduira pas.


Dimanche 12 février

        Sortie de l’hôpital ce matin. Émilie est revenue du ski ; sa joie, sa bonne santé et son bronzage insolent accentuent encore l’état et la pâleur pitoyables de sa sœur.
        Je suis blessé par l’indifférence qu’Odile manifeste aux objets que j’achète encore au marché aux puces. Ainsi, et sans que rien ne soit dit, charge-t-elle mon vice insignifiant de tout ce qu’elle n’ose exprimer ; comme si le plaisir que j’éprouve encore en cette fuite du samedi m’était reproché ainsi qu’une entorse à un chagrin dont la règle exigerait qu’il fût total à défaut de pouvoir être partagé. Épuisée, Odile me fait encore quelque autre reproche que je ne supporte pas et qui constitue le seul dialogue que nous ayons eu depuis cinq jours. La maladie de Clémence nous sépare de plus en plus dans ces phases critiques, alors que nous sommes incapables d’en parler ensemble et que cette impuissance nous rend agressifs. Tout cela s’accumule, se conjugue, dérive. Quelle double solitude !


Mardi 14 février

        Les tumeurs enlevées étaient fortement malignes. La chimiothérapie n’a donc servi à rien, et je regrette maintenant de ne pas avoir exigé l’amputation radicale.
        Au vu de cet échec, je me demande aussi pourquoi on continue à faire souffrir inutilement Clémence ; car, comble de tout, c’est la même chimiothérapie qui sera poursuivie malgré la catastrophe de janvier, et après que nous eûmes tant espéré qu’il en existât une de remplacement. Mais qu’est-ce qui nous attend donc encore ?


Vendredi 17 février

        Au moment où l’infirmière perce sa veine, Clémence se blottit contre moi en cachant sa tête pour ne pas voir, et je la serre fort. Ses larmes chaudes coulent le long de mon bras, et il s’en faudrait de peu que je ne pleure avec elle. Le premier essai est raté, et il n’y en aura pas d’autres : les veines de Clémence sont devenues trop poreuses et fragiles, abîmées par leur long passé de perfusions toxiques, par les innombrables prises de sang, et aussi par l’anesthésie récente. Il ne serait pas raisonnable d’y injecter la si nécrosique adriamycine.
        Roché, alerté, ne peut que reporter la cure à une date indéterminée. Il sait bien, et mieux que personne, que le traitement n’a plus l’importance prévue et qu’il ne revêt désormais qu’un caractère palliatif. Peut-être faudra-t-il songer à placer dans une veine thoracique un cathéter que Clémence conserverait jusqu’à la fin du traitement ? « On avisera plus tard », dit Roché qui semble bien convaincu, hélas, que plus rien ne presse !
        Pour l’instant et par la force des choses, nous quittons l’hôpital, et c’est une chose qu’on est toujours pressé de faire. Bien que Clémence sache que cette retraite est grave pour elle, elle ne peut s’empêcher de laisser éclater sa joie. Elle retrouve goût à la vie soudain, et sous l’action des calmants qui font dériver sa raison, elle déclare toutes les infirmières sont super-sympa, et tous les médecins aussi.
        — Et si je dois être opérée encore, dit-elle, ce sera par Clément, il est si gentil !
        D’autres effets prennent rapidement la suite de cette euphorie, et Clémence s’endort en milieu de repas. Dans la soirée elle ne se souvient absolument plus de sa matinée, tout enveloppée qu’elle était dans le nuage des tranquillisants. Ou alors son subconscient a-t-il déjà voué à l’oubli un passé que tout son être rejette avec violence ?
        Mme Chavent songerait désormais à une nouvelle chimiothérapie administrée par voie buccale. Finies donc les perfusions, puisque la veine elle-même se refuse. Mais en regard des affres passées, cela ne me paraît pas très sérieux, car s’il était raisonnablement possible de se passer des perfusions, nous l’aurions déjà su.
        Dès que Clémence a appris que c’en était fini de ses supplices, elle a eu une réaction psychologique violente et a longtemps pleuré dans les bras de sa mère. Dès mon retour du bureau elle s’est précipitée vers moi pour m’annoncer la nouvelle, et elle est restée un long moment accrochée à mon cou, attendant que ma joie confirmât la sienne et avalisât tout ce qu’elle-même ne réalisait pas encore complètement. C’est un grand jour pour elle, mais il est grave aussi. Toutefois notre soulagement primaire est tel qu’il ne nous est pas difficile de fermer les yeux sur l’angoisse à venir, ni de partager la joie expansive de notre petite fille qui se croit presque guérie.
        Ce soir nous dînerons chez des amis. La cure de chimiothérapie m’avait obligé d’annuler en début de semaine une invitation déjà ancienne, et c’est à ma demande que nous avons réintégré notre qualité d’invités. Cela nous fera quelque bien, car les distractions et autres changements d’idée ne sont plus pour nous un luxe mais aussi une nécessaire thérapeutique.


Samedi 18 février

        À Saint-Sernin, j’ai acheté ce matin une quarantaine de disques dont plusieurs de Gustav Mahler. Je découvre ainsi les Kindertotenlieder que je ne connaissais pas et dont le présage de la signification me glace : Chants pour des Enfants morts.
        Mahler avait deux filles et il a composé cette musique deux ans seulement avant la mort de la plus jeune. Sa femme lui reprocha ensuite le signe funeste de ces hymnes. Je ne puis évidemment que remarquer la conjoncture de ma découverte de Mahler avec la ressemblance de nos drames. Fasse le ciel que le parallèle s’arrête ici !
        Mais le chant est si beau, et la voix de Kathleen Ferrier semble tellement venir d’ailleurs, que j’en suis comme tétanisé et que je ne me lasse pas de l’écouter…


Vendredi 24 février

        Je réalise vraiment que les soins actuels ne sont plus que des bricolages. Considère-t-on Clémence comme un cas désespéré ? Elle a bénéficié de l’état d’un art expérimenté sur d’autres malades, certes ; mais son cas serait-il devenu critique au point que ce soit maintenant à elle de servir de champ d’expérimentation ? Est-ce donc déjà terminé pour elle ? Quelle affreuse réalité me laisse-t-on deviner seul ?
        Les médecins sont actuellement occupés à comprendre une maladie et, parallèlement, à guérir ou prolonger Clémence ; voilà deux objectifs différents sur lesquels ils pondèrent leurs efforts, alors que moi je n’en ai qu’un seul : sauver ma fille à n’importe quel prix. L’objectif « Clémence » des médecins est actuellement sacrifié à l’objectif « maladie » par le jeu subtil des pondérations qu’impose le protocole pour ménager la part de la recherche médicale clinique.
        Et puis l’idée de l’amputation ne quitte plus mon esprit. Jusqu’à maintenant je n’avais pas osé trop en parler aux médecins de crainte qu’ils ne missent en application cette épouvantable suggestion. J’avais préféré attendre lâchement qu’ils y songeassent eux-mêmes. Or je sens qu’ils n’adopteront cette solution qu’en cas de désespoir, alors que les dés noirs auront déjà été jetés et que tout le savoir thérapeutique aura définitivement échoué. Mon devoir est donc de sensibiliser les médecins au dilemme qui oppose une probabilité faible de vivre sans bras à une probabilité quasi-nulle de vivre avec. À défaut de pouvoir quantifier les éléments de ce conflit, je souhaite qu’ils soient discutés clairement de façon à décider de la terrible suite en toute connaissance de causes et d’effets. Je tiens en particulier à ce que l’on sache que je suis apte à tout entendre à ce sujet et à tout accepter si cette opération peut être un peu favorable à Clémence malgré son épouvantable suite.


Samedi 25 février

        Je reviens de Saint-Sernin à huit heures et demie. Il pleuvait tristement, j’avais froid, et les lignes écrites hier se cognaient encore dans ma tête. Je ne pense plus qu’à l’amputation, en permanence ; je n’en dors plus et il est indispensable que j’en parle à Roché. Vite.
        Celui-ci est de garde au Centre ; je l’appelle vers neuf heures, lui faisant part une fois encore de mes craintes et de mon doute quant aux soins actuels. Roché ne partage mon avis, mais ses explications confuses n’arrivent pas à me désigner la faille de ma logique. Il semble toutefois ébranlé par ma conviction et propose de me rencontrer jeudi pour discuter plus longuement de tout cela.
        Seul contre tous, je vais donc maintenant avoir à plaider pour la mutilation de ma petite fille. Je suis terrifié par la responsabilité où ma réflexion m’a mené, et aussi par la crainte de commettre une erreur, soit en poussant à cette solution radicale au cas où elle serait inutile ou excessive, soit en ne faisant rien. Il ne se passe plus deux minutes sans que ce dilemme ne m’assaille. J’en suis épuisé.
        J’ai honte de cacher à Clémence la cause abominable dont je vais me faire l’avocat ; j’ai honte aussi d’écrire ici la certitude qui me vient si souvent de sa mort. Si c’était moi qui étais malade et condamné, et si on me cachait la vérité, quelle serait ma colère si j’apprenais soudain qu’on me laissât rire et ignorer parmi des gens qui savent ! Notre entretien du sourire et du rire de Clémence, pour notre bonheur à tous, me semble parfois être une insulte à sa dignité.
        Des airs d’opéra chantés par la Callas me rappelleront toujours les instants que je vis ces jours-ci dans la chambre de Clémence, tout près d’elle, et ces airs me seront désormais indissociables du drame vécu aujourd’hui. De même So far away from me, cette chanson de John Clegg, obsédante et au titre prémonitoire, et qui me transporte toujours dans la chambre de Clémence, un triste soir de l’an passé où la petite était si blanche que je la crus partie.


Jeudi 2 mars

        J’ai donc rencontré Roché en fin d’après-midi à son bureau et nous avons fait le point de la situation.
        Roché déplore, tout comme Mme Chavent, qu’on ait été trop optimiste l’an passé après l’exérèse du muscle du bras, et qu’on n’ait pas jugé utile d’irradier la zone opérée : une énorme erreur à laquelle est attachée maintenant la mort possible de Clémence. Je suis terrifié des conséquences d’une telle insouciance, et désespéré d’être passé si près de la guérison. Roché m’explique que quelques cellules malades avaient dû rester « accrochées » aux nerfs, échappant ainsi au nettoyage chirurgical. Mais l’hypothèse de ce reliquat aurait dû être envisagée, et je n’accorde ici aucune excuse à l’ensemble du corps médical pour cette impardonnable erreur qui ouvre la voie à la fatalité et dont les conséquences sont déjà dramatiques.
        — Les chances de survie de Clémence sont actuellement très faibles, reconnaît Roché, mais pas beaucoup moindres qu’au départ. L’amputation apporterait peu, car les statistiques prouvent que les amputations effectuées très tôt n’affectent pratiquement pas les taux de survie.
        Cela tend à prouver, et je l’entends comme une catastrophe, que l’invasion de métastases est le plus souvent effective avant les tout premiers soins. Contre-argumentation de ma part : l’analyse statistique qui a écarté cette solution n’est pas fiable. En effet la fiabilité statistique s’appuie sur les grands nombres et on m’a suffisamment répété que le rhabdomyosarcome est trop rare pour qu’une telle comptabilité ait pu être tenue parallèlement aux progrès médicaux rapides et récents.
        Notre discussion va être longue. En résumé :
        Roché laisse son bras à Clémence uniquement en espérant que les rayons vont détruire cette fois-ci les tumeurs locales, en souhaitant qu’aucune métastase n’ait le temps de migrer avant ce succès, et en souhaitant aussi que les métastases ayant éventuellement déjà migré aient été détruites par les diverses chimiothérapies. Que voilà beaucoup de suppositions et d’espérances simultanées ! Ma position diffère de celle de Roché en ce qui concerne le bras pour lequel je propose l’amputation radicale, payant ainsi au prix fort les maigres chances supplémentaires assurées. J’assume, et moi seul puis le faire. Pessimiste, j’affirme alors à Roché que je ne crois pas à l’action complète des rayons, et que dans la continuation des soins actuels Clémence est menée à la mort.
        Je ne crois donc plus à la stratégie de Roché. Mais c’est un homme honnête, intelligent aussi, et il croit à ce qu’il dit. Ce n’est que pour cela que je me retire, vaincu, me forçant d’accepter mon tort sans le comprendre, et sans exiger l’amputation que j’étais venu demander. Fasse le ciel qu’une nouvelle rechute au bras de Clémence ne vienne pas m’affirmer demain que j’avais raison aujourd’hui ! Et pourtant j’ai l’intuition de tout ce qui va arriver, et déjà pointent mes regrets de n’avoir pu faire plus.
        Hélas ! je sais que j’ai raison et que Roché a tort.


Vendredi 10 mars

        Roché devait à nouveau évoquer mes arguments avec Mme Chavent. N’y tenant plus d’attendre, je téléphone moi-même à celle-ci en essayant de lui transmettre toute mon inquiétude face aux échecs des chimiothérapies, et en tentant de lui faire partager mon espoir dans l’amputation. Mais à ce stade de la maladie, le protocole de Mme Chavent semble exclure cette solution : pas d’amputation, donc ! Mme Chavent souhaite seulement revoir Clémence dans six semaines, après la fin des séances de rayons.
        Et c’est là toute la réponse faite à mes monstrueuses angoisses !


Vendredi 17 mars

        Depuis deux semaines nous sommes subjugués par le retour de la joie de Clémence et par sa bonne santé apparente. Dans sa chambre bien à elle, elle se barricade contre les spectres passés et se croit à l’abri d’autres souffrances. Elle aime travailler, travaille beaucoup, s’occupe en permanence de ses cahiers, de ses dossiers ; elle adore son école, ses notes sont excellentes malgré ses innombrables absences, et elle vient même d’obtenir les encouragements du conseil de classe. La voici qui rayonne, mille fois amplifiée, la joie que nous lui montrons. Peut-elle être plus heureuse ? On en douterait ! Dans ce climat d’optimisme, tout devient prétexte à rire et s’amuser, et cela nous repose. Que nous aimons l’entendre ainsi, joyeuse et faisant la folle, après l’état effroyable qui vient d’être le sien !
        Nous-mêmes suivrions bien Clémence sur ce terrain de paix, et nous nous laisserions volontiers aller à la tentation d’oublier, de relâcher notre attention et de vivre un présent sans avenir. Mais mon obsession permanente m’enlève à cette facilité. L’amputation ! oui, ma pensée y revient sans cesse, et j’aurais peut-être toute ma vie pour regretter mon incapacité à prendre sur moi seul cette décision. Et encore, si je l’exigeais absolument, m’écouterait-on ? Chaque jour qui passe est marqué par mon échec face à ce combat démesuré.
        Dans cette solitude je me renferme sur moi-même, Odile fait de même, et nous nous parlons peu, craignant peut-être d’être incompris l’un de l’autre, et aussi par peur d’extérioriser par leurs rappels, les tourments que la rémission actuelle a mis en veilleuse. Ainsi chacun ne sait plus où est l’autre. Autour de Clémence, nous avons trop la même vie et nous nous donnons trop au même combat pour pouvoir ensuite nous différencier l’un de l’autre et rétablir notre équilibre en retrouvant nos identités propres. Incapable de se partager, Odile se réfugie dans la présence éphémère de sa fille, et moi, le soir, ici dans la solitude de mon journal, face seulement à moi-même. Toute l’atmosphère familiale s’imprègne ainsi parfois de lassitude et de silence.


Lundi 20 mars

        Roché et Mme Chavent ont convenu officiellement de la chimiothérapie par voie buccale. Voilà qui plonge Clémence dans une joie indicible. De plus ces médicaments seront à prendre à la maison et n’altéreront pas sa vie quotidienne ; cela était tellement inespéré que nous osons à peine y croire.
        La faille, car elle existe forcément, réside bien sûr dans une efficacité moindre ou moins bien connue, cela paraît logique. Ce nouveau médicament s’appelle le VP16, il n’a pas de vrai nom. On n’a pas su m’expliquer la signification des lettres VP ni celle du nombre 16. Cela me suffit pour imaginer les échecs en cascade des quinze premiers VP et pour craindre l’expérimentation sur Clémence du seizième de la série.


Mardi 21 mars

        La fête de Clémence coïncide avec l’arrivée du printemps. Sans elle effectivement nous n’aurions plus de printemps.


Jeudi 23 mars

        Nous sommes allés hier soir à un concert « surprise » pour lequel on nous avait offert des billets et où un quatuor à cordes se livrait à des pitreries d’un goût musical douteux. Des mélanges de Mozart et d’airs populaires ne furent que vulgarité et sacrilèges.
        À plusieurs reprises, le violoncelliste a entamé la première suite pour violoncelle seul de Bach, ne dépassant jamais les premières mesures et laissant ensuite libre cours à ses exercices de clownerie. Pour qui connaît et aime cette musique somptueuse, quelle frustration ! De retour à l’appartement je me suis précipité sur le disque, et j’ai écouté jusque tard dans la nuit la suite martyrisée, sobre et majestueuse, un pur cristal d’esprit, un des plus beaux morceaux de musique jamais composé.
        Quel rapport avec l’âme de ce journal ? On ne touche pas à la Beauté ! car il est déjà bien trop cruel que l’innocente Clémence soit rongée comme elle l’est sans qu’on n’y puisse rien. Que l’on respecte au moins la suite de Bach !…
        … Car c’est aussi la musique que j’écoute souvent, religieusement, tard le soir en écrivant ici — comme en cet instant —, inoubliables moments, alors que sa perfection, comme immortelle, se confond pour moi avec l’âme de Clémence.


Mercredi 29 mars

        Clémence supporte bien son nouveau traitement :
        — Ce n’était pas évident, dit Roché, car l’administration buccale du VP16 n’excluait pas la possibilité d’une réaction pénible.
        Pas de souffrances dans l’immédiat, pas de catastrophe prévisible, les conditions sont réunies pour pouvoir faire semblant d’ignorer la réalité pendant quelques jours. Nous allons partir à Carantec, et c’est avec une joie d’autant plus pressée que nous la savons éphémère que nous nous engouffrons dans cette brèche ouverte. Après l’enfer du mois de janvier, notre purgatoire actuel est un paradis. On a le paradis qu’on peut.
        Tout à sa joie des vacances qui commencent, heureuse de ma disponibilité, Clémence vient se blottir contre moi :
        — Ô mon Papa chéri, mon si grand amour ! me dit-elle.
        Ce sont ses mots, oui, et je m’empresse de déposer ici ces roses épineuses qui font mon si grand mais si douloureux bonheur !
        Nous n’aurons plus souvent le calme fictif de tels instants où chaque seconde de bonheur est vécue comme si elle était la dernière. Pas une miette n’est à perdre de ce rare présent, ce présent qu’il nous faut purifier en le débarrassant de tout passé et de tout avenir : le présent, et le présent seulement ! Carpe diem. Cette volonté nous permet de progresser aujourd’hui en marge du chemin de misère que nous arpentons depuis plus d’un an. Nous essayons d’ignorer le terme inexorable de la voie où le destin nous a placés, et nous tentons seulement de nous en échapper pour cueillir quelques petites fleurs printanières sur le bas-côté. Le plus étonnant, sinon le pire, c’est que nous y parvenons. Ô la beauté et le parfum de ces fleurs-là ! Ô les grandes joies qui peuvent fleurir dans le pire des malheurs ! Ô l’espoir !


Dimanche 9 avril

        Nous avons donc passé la semaine à Carantec après avoir obtenu les médicaments nécessaires à la poursuite là-bas du traitement de Clémence.
Les retrouvailles de parents et amis nous ont fait oublier quelque peu la lutte quotidienne. Il faut dire que le bonheur de Clémence nous y incite (nous y pousse !) après que sa souffrance nous eut tétanisés. Toutefois sa pâleur et sa grande fatigue ont parfois ombragé notre bonheur volontaire en nous rappelant la réalité fuie…
        … Ainsi lors de ce dîner entre amis, où un flash d’avenir m’apparut alors que j’étais en train de parler en riant ; j’aurais soudain voulu être ailleurs, dans le froid extérieur glacial, noir et humide, celui qui serait bientôt l’élément de Clémence dans le petit cimetière de Carantec, tout près de chez nous. Que je fus loin alors des rires et des polémiques de nos amis. Seule la blancheur de Clémence dans sa noire éternité m’apparut idéal.
        Toulouse à nouveau, et dès demain reprise du combat actif et douloureux hors duquel ma vie n’a plus de sens. Comme en pension au retour de vacances, je me retrouve livré à une pression et à un cafard incontournables.
        La musique de Mahler se mêle aux événements et aux émotions que je revis en les écrivant ici, elle devient leur écrin, et les angoisses ainsi décrites y resteront toujours lovées. Plus subtilement qu’avec des mots, je marque donc aussi de mon émotion les fluides Kindertotenlieder ; ils en porteront désormais tout le drame. Cette musique me manquait depuis une semaine, et je m’y retrouve face à moi-même. Elle assure la continuité de mon état d’âme avec celui que j’avais laissé et elle le préserve de toute rupture.


Mercredi 12 avril

        Roché est étonné de la tolérance de Clémence au nouveau traitement dont l’effet n’aura été qu’un peu de fatigue. Au vu de cette première réaction, il se mettra bientôt en relation avec Mme Chavent pour décider d’une éventuelle correction de tir.
        Bref, Clémence semble en bonne forme. Le petit velours de cheveux qui était réapparu — ô la joie véritable ! — ne semble pas affecté par la nouvelle chimiothérapie, et il continue de pousser de façon printanière en enlevant au visage de l’enfant l’apparence morbide qui nous hantait et qui faisait, chaque fois que nous la regardions, notre chagrin total. Les signes extérieurs visibles de la maladie (des soins, devrais-je dire) s’effacent donc, et la vie nous devient plus légère.
        Clémence n’a jamais été aussi gentille et heureuse qu’en ces instants où, pour l’aider à oublier, nous multiplions les occasions de ses joies. Notre vie familiale acquiert une rare densité. Autour de ces expressions vraies ou obligées, c’est assurément un grand bonheur que nous vivons. Ce paradoxe est étonnant, mais quelle vérité !


Dimanche 23 avril

        Odile me reproche mon impatience et mon intolérance lorsque je tente d’expliquer à Clémence quelques problèmes de mathématiques. Mes emportements verbaux font souvent perdre ses moyens à la petite et achèvent de la fermer ; les marques d’affection dont je l’inonde ensuite n’effacent pas toujours les traces de ma nervosité, et je me retrouve alors honteux et repentant.
        Cherchons une pâle excuse. Si je puis encore parvenir à cet excès, c’est que la pitié ne m’a pas totalement envahi. Mon exigence envers Clémence ne peut se manifester que dans le sillage de l’espoir, et cela est la preuve, s’il en fallait une, que cet espoir existe.
        Mais l’espoir n’étouffe pas les convulsions du mal. On passe à la télévision un reportage sur les derniers jours d’un condamné à mort aux États-Unis. Jusqu’à sa dernière minute celui-ci clame son innocence avec dignité et candeur. Il dit vrai, mais rien ne peut plus arrêter la justice criminelle. Je vis intensément ce drame, dans le rapprochement du sort de cet homme et de celui de Clémence, car elle aussi est innocente est condamnée. Cette émission me bouleverse au point que j’en pleure et que je vienne aussitôt l’écrire ici.


Mardi 25 avril

        On m’a demandé aujourd’hui comment Odile et moi vivions entre nous le drame de Clémence. Non pas une curiosité déplacée, cette question intime révélait une amitié véritable. J’ai répondu que nous en parlions peu, chacun de nous souhaitant prendre sur lui le maximum de soucis en espérant trouver ensuite un apaisement dans la relative quiétude de l’autre. Chacun pense être le plus fort et plaint le chagrin que l’autre éprouve. Mais pour généreuse que soit cette situation, c’est en fait une situation de blocage, absurde dans la mesure où les chagrins vécus séparément restent deux fois entiers et ne bénéficient pas de la vertu modératrice du partage et de la confidence.


Mercredi 26 avril

        Une bombe : la nouvelle cure de chimiothérapie par voie buccale qui a commencé aujourd’hui est associée, en service de jour, à des perfusions d’adriamycine ! Quel effroi ! Car si Mme Chavent y revient c’est qu’elle ne croit guère à la seule « voie buccale », et les deux derniers mois passés furent donc des mois de soins « pauvres ».
        Clémence a pleuré longuement dans nos bras en apprenant qu’elle allait perdre ses minuscules cheveux. Quelle cruauté après lui avoir dit que tout cela était fini ! Que nous étions tristes ! Et comme nous nous retenions de pleurer avec elle ! Puis Clémence a affirmé encore sa volonté de sortir du cycle infernal qui la happe une fois de plus :
        — C’est ma vie, a-t-elle dit avec un courage devenu irréel. Et je m’en sortirai !
         Cherchant un allié pour appuyer son courage, et soutenant aussi le nôtre en nous interdisant toute marque de tristesse ou de pitié, la voici qui plaisante et m’interpelle encore « seul homme de ma vie ! » Hélas ! c’est de plus en plus vrai à chaque seconde.
        Mais en fin de journée, allongée sur notre lit, bien cafardeuse, elle nous confie sa crainte de ne jamais guérir, d’avoir cette maladie durant toute sa vie, des « bosses » encore, et des perfusions, et plus jamais de cheveux… Incapables de l’interrompre, nous nous bornons à l’encourager à l’optimisme, nous qui sommes si pessimistes !
        Prise de maux de ventre dans la soirée, Clémence se met à vomir. Et voici donc le retour à nos anciennes habitudes…


Mardi 9 mai

        Une émission de télévision montrait hier des gens en état de survie ou ayant échappé miraculeusement à la mort. Des paroles d’enfants atteints de mucoviscidose furent particulièrement poignantes, tant par leur courage que par leur maturité.
        J’aurais pu souhaiter que Clémence eût aussi la même grandeur d’âme acquise au feu de la pire certitude. Parfois je pense que nous faisons preuve de lâcheté en lui cachant sa vérité, et puisque sa vie sera brève, que nous sommes coupables de l’empêcher de vivre totalement sans la préparation de sa mort et sans la réflexion finale sur son être. Le spectacle étonnant de la dignité des enfants à la télévision a éveillé une fois de plus mon interrogation sur le bien-fondé de l’ignorance dans laquelle nous maintenons Clémence.
        La petite a vu une partie de l’émission ; elle est bouleversée par les enfants qui vont mourir, mais non concernée. Entre son mûrissement précoce dans une dignité qui nous dépasse et le maintien de son bonheur dans un espoir biaisé, nous avons choisi cette deuxième solution. Au moment où j’écris ces lignes je ne prétends pas avoir fait le bon choix ; mais demain, quand j’entendrai résonner son rire heureux, je sais que je ne regretterai rien. Je me pose très souvent cette même question et à chaque fois je reviens à l’idée que notre choix a été le bon. C’est donc bien ainsi.


Jeudi 11 mai

        Émilie, ravie, poursuit depuis une semaine en Allemagne son apprentissage de la vie et du monde. Odile, qui accompagne un groupe d’élèves à Strasbourg, a téléphoné tous les soirs, surprise et anxieuse d’être si loin de sa fille malade. J’étais donc resté seul avec Clémence, mais celle-ci était inquiète aussi car elle craint plus que tout la dispersion de sa famille.
        Odile rentrera dans la nuit, et c’est la dernière fois que Clémence et moi nous allons au MacDo. Nous aimons, et je suis heureux là, tout près de sa petite joie. Nous aurons été très complices en cette semaine passée à deux, et le souvenir de ces quelques jours me restera précieux. Clémence est gentille, intelligente, jolie, saine. Elle rit toujours :
        — Papa, ce que j’aime le plus dans la vie, c’est rire !
        Quel malheur que son corps soit pourri !


Vendredi 12 mai

        Un collègue de travail me demande des nouvelles de ma fille. Nous n’en avions pas parlé depuis un an, avare que je suis de confidences inutiles. Sans pondérer mon affirmation, avec beaucoup de calme et sans autre émotion apparente, et sans doute aussi pour me provoquer moi-même, je lui annonce que Clémence est fichue. Faut-il donc que je sois rodé pour pouvoir donner l’illusion de cette stoïcité et de cette distance ! Et que mon attitude doit paraître étrange à mon collègue gêné !


Mardi 16 mai

        Il y avait ce soir à la télévision un reportage sur le cancer, et nous avons rapidement changé de chaîne sous le prétexte de regarder un film plus amusant. Mais je suis allé moi-même dans le studio regarder la suite de l’émission. Les mots de chimiothérapie et de radiothérapie y étaient prononcés souvent, explicitement attachés au cancer, et on voyait même la salle d’attente du service de pédiatrie de Villejuif, celle-là que nous connaissons malheureusement si bien, avec tous les enfants au crâne lisse. Que serait devenue notre vie si Clémence avait eu accès à cette connaissance ? Je ne sais pas vraiment, mais je n’ose songer à la détresse qui aurait pu être la sienne, puis à la nôtre, et à la métamorphose de nos vies autour d’une vérité qu’il n’aurait plus été possible de masquer.
        Le début de l’émission n’a cependant pas échappé à Clémence, et peut-être ne fut-elle pas dupe des raisons de notre brutal changement de programme. J’ai déjà dit ici sa suspicion quant à la possibilité que sa maladie soit un cancer, et cela va évidemment la renforcer. Déjà Clémence nous questionne sur les chances de guérison des malades qui en sont atteints. Sachant qu’un jour la vérité de son mal lui sera connue, forcément, et anticipant sur ce que nous devrons alors lui dire, nous gonflons les probabilités de guérison du cancer et faisons état des immenses progrès réalisés dans les soins de cette maladie. Bref, nous banalisons. Mais personnellement je crois peu aux discours optimistes rabâchés par les média et dont l’effet désiré est avant tout de drainer des fonds pour la recherche. Certes l’espérance de vie des malades est bien plus grande qu’elle ne l’était il y a une vingtaine d’années, mais les échéances finales restent moins affectées qu’on le dit par les progrès récents. On joue plus sur le freinage de l’évolution que sur l’arrêt de celle-ci. Certains bilans racoleurs affirment qu’un cancer sur deux est « guéri » ; si on appelle « guérison » la survie à trois ans après le début des premiers soins, tous les décès à cinq ans n’affecteraient ainsi que des « guéris ». Pour que les chiffres annoncés deviennent crédibles, il conviendrait d’abord que le mot « guérir » soit défini.


Dimanche 28 mai

        C’est la Fête des Mères. Quelle violence et quelle possession dans l’étreinte de Clémence, quel instinct ! Quelle émotion aussi chez Odile qui craint encore que cette fête ne soit la dernière que lui souhaite sa petite fille ! Que de lourde tristesse mêlée à la joie fugace et dense de ce jour ! Ces deux ingrédients ne s’annihilent pas et se superposent en un sentiment vertigineux de complexité et de contradiction.
        Et que d’efforts alors pour n’en laisser paraître que les symboles de bonheur ! Que d’émotions à peine contenues !


Mercredi 31 mai

        La salle d’attente de l’hôpital de jour était ce matin une véritable cour des miracles, et j’y ai revu dans un état moribond un petit garçon déjà aperçu il y a quelques mois : d’une maigreur et d’une pâleur extrêmes on aurait dit un cadavre. Comment ne pas songer que c’est là aussi le sort très probable de ma petite Clémence ! Cette vision m’a bouleversé et des impulsions d’intense détresse sont venues toute la journée rompre l’oubli anesthésiant où nous plonge la gaieté que Clémence distribue autour d’elle. J’ai hâte à demain pour que s’efface de mon esprit l’image du petit garçon et pour que le rire de Clémence me démontre l’absurdité de ma crainte.


Mercredi 7 juin

        Clémence se plaint depuis quelque temps de son épaule qui a été irradiée. Elle y éprouve une gêne et une fatigue permanentes, cherchant péniblement, de jour comme de nuit, une position de repos difficile à trouver. Il s’ensuit une déformation qui amène cette épaule dans une position trop haute. Sans prétendre corriger complètement ce défaut, des séances de rééducation procureront surtout à Clémence le plaisir de revoir son cher Gibert. La petite affûte déjà ses armes de séductrice :
        — Je n’aime pas Gibert, je l’adore, dit-elle
        Et voilà qu’elle ne parle plus de lui qu’au superlatif. Puisse-t-elle elle s’exercer un jour à d’autres séductions plus sérieuses !
La nuit dernière j’ai fait un cauchemar. Alors que j’étais dans un vaste jardin en train de bavarder avec des amis, Odile m’a appelé de très loin en criant :
        — Alain, viens vite, on dit que Clémence tremble…
        La terreur dans laquelle m’avait transporté cette phrase étrange me réveilla aussitôt en me livrant au trouble de son incompréhension et à l’effroi encore plus terrible de la réalité.


Dimanche 18 juin

        J’ai eu le droit ce matin à des petits poèmes écrits à l’occasion de la fête_des_pères. Clémence m’écrit le bonheur qu’elle a de m’avoir comme papa « et qui est plus grand encore, dit-elle, que celui que tu as en lisant mon poème ». Si chère petite, qu’il t’est facile de faire fondre ton père ! Je n’ai pu, bien sûr, contenir mon émotion ni mes larmes, pas plus d’ailleurs que je ne le puis lorsque j’écris ces lignes.


Lundi 19 juin

        Des aphtes douloureux s’ajoutent à une fatigue déjà intense. La peau de Clémence reprend le même teint jaunâtre qu’aux pires moments de sa première chimiothérapie ; ses cils et sourcils tombent à nouveau, et notre enfant est masquée du même visage lunaire et livide dont l’irréalité nous avait déjà tant effrayés. Quelques cheveux attardés subsistent encore et forment autour du profil de son crâne un nuage transparent et auréolaire. Son visage maigre et pâle est transpercé d’un regard noir et triste. C’est le retour du spectre. Hélas !
        Un excessif découragement a raison de la volonté de notre enfant, et cet après-midi Odile l’a surprise dans sa chambre en train de pleurer, en silence, toute seule. Vaincue et soumise, ce soir Clémence s’interroge sur son avenir, et elle ne parle plus du bonheur imaginé dans ses longs cheveux rêvés.


Dimanche 25 juin

        Ce matin je conduis mes filles au marché aux puces afin d’acheter quelques échantillons de parfum pour la collection de Clémence. Dans la voiture, celle-ci rompt le silence pour demander à sa sœur :
        — Quel était le nom de ton voisin qui avait perdu ses cheveux et qui est mort il y a deux ans ?
        —Thibaut.
        — De quoi est-il mort ?
        — D’un cancer.
        Mon sang se fige dans l’attente de la poursuite de ce dialogue dans la gueule béante de la vérité. Mais non, aucun autre parallèle n’est émis par Clémence entre la maladie de Thibaut et la sienne. D’ailleurs nous en avions alors suffisamment parlé entre nous, et Clémence connaissait forcément d’avance la réponse aux questions qu’elle posait. Sa volonté de ne pas suggérer plus explicitement son intuition et de faire semblant, après l’avoir quasiment affirmé, de ne pas croire que sa maladie est un cancer, lui suffit pour assurer son « espoir ». Ce qu’elle veut, c’est nous suggérer le pire afin qu’elle puisse ensuite s’appuyer sur notre démonstration du contraire et sur l’insouciance que nous afficherons. Elle souhaite que la vérité soit là, mais non affirmée pour pouvoir vivre quand même. Elle voulait me dire son doute et sa crainte, sa certitude : elle les a dits ; et elle voulait aussi que je les infirme : voilà qui est fait.
        Savoir mais faire semblant de ne pas savoir, ménager le bonheur grâce à l’ignorance feinte. Clémence a mis au point, pour nous tous, cette stratégie ; ça marche !


Lundi 26 juin

        Après avoir regardé ensemble la télévision hier soir, j’ai rejoint Clémence qui s’était étendue sur son lit en feignant de dormir tout habillée. Allongé près d’elle, je lui ai longuement tenu un langage enfantin, lui parlant de nous comme s’il s’agissait d’autres personnes, et explicitant au travers de ce style indirect l’amour immense que j’ai pour elle.
        — Peut-on imaginer, lui ai-je dit, amour plus fort que celui que ce père-là éprouve pour sa petite fille tant chérie ?
        Cette phrase et d’autres du même genre, cent fois répétées, enjolivées des adjectifs les plus affectueux, ont inondé ma petite de bonheur. Elle les écoutait, les yeux fermés, souriante, et quand je m’arrêtais pour chercher un brin d’inspiration, un mouvement de son visage, à peine perceptible, me suppliait de recommencer au plus vite.
        Quand Émilie et Clémence étaient bébés, je leur parlais souvent ainsi le soir, d’amour, très longuement, et elles écoutaient, bercées et fascinées par l’accent tendre qui portait mes mots et parmi lesquels, parfois, elles reconnaissaient avec délice leurs prénoms. Dans la répétition de cette mise en scène, Clémence replonge ce soir dans son enfance première. Sa tête est blottie contre mon épaule, et ma main caressante longe sa tête et son dos au rythme de ma douceur. Parfois, quand un mot plus tendre que les autres la fait vibrer encore plus, elle est prise d’une convulsion de bonheur et sa tête cherche plus profondément le creux de mon épaule et la force de ma caresse.
        Oui, que j’aime ce petit crâne chauve et jaune qui effleure ma peau, mes lèvres, mon âme, et que j’aime tout ce petit corps malade ! À défaut de pouvoir le retenir dans ma vie, je souhaiterais parfois qu’il m’emportât dans sa mort !


Vendredi 30 juin

        La dernière perfusion d’Oncovin a eu lieu ce matin après avoir dû être retardée deux fois pour formulation sanguine insuffisante.
        Encore une « chimio » et tout sera terminé. Me voici devenir nerveux à l’idée de la fin du traitement. Je ne puis fixer mon attention sur un sujet quelconque sans que la phrase « Clémence a un cancer » ne me vienne à l’esprit à chaque minute. Peut-être mon subconscient cherche-t-il en ce balayage de chaque instant celui qui me révélera l’absurdité de cette proposition ? Mais c’est en vain, je ne rêve pas, Clémence a un cancer, et chaque instant me l’affirme avec une insoutenable cruauté. Ma vie est ponctuée de ces coups de poignards que m’assène la vérité lorsque j’ai l’insolence de vouloir douter d’elle.


Samedi 1er juillet

        Ce soir Clémence observe, donne son avis, choisit ma cravate, harcèle sa mère, s’inquiète de détails imparfaits dans nos tenues… C’est que nous dînons pour la première fois chez les parents de sa très chère amie Eugénie. Clémence s’inquiète du bon effet que nous ferons dans l’environnement où elle nous introduit. Consciente de son rôle de trait d’union, elle assure le succès de la mission dont elle se sent investie.
        Le repas, servi dehors dans la tiède douceur du début de l’été, fut excellent, et nos discussions se sont attardées dans la nuit, expliquant jusqu’à demain l’essence unique de l’art et de Dieu…
        Le plaisir et les amitiés nouvelles que nous ramenons de cette magnifique soirée sont des baumes pour Clémence.


Samedi 15 juillet 1989

        Odile ayant terminé les corrections du bac, nous sommes en Bretagne depuis une semaine. Clémence est heureuse mais sa lassitude demeure. Quelques échanges de tennis auxquels la fatigue et l’essoufflement enlèvent vite toute conviction, quelques séances de bronzage ennuyeux sous le soleil pourtant superbe, n’ont pas raison de son spleen. Dix huit mois de maladie ont cassé ses ressorts. Même la lecture ne l’attire plus, et l’absence d’Émilie lui pèse ; elle voudrait s’échapper d’elle-même, rire et vivre intensément en un ailleurs qu’elle n’imagine pas, là où elle pourrait oublier enfin son passé douloureux et libérer totalement son avenir du fragment d’adolescence pourrie qu’elle n’a pas encore terminé de vivre. Mais ce n’est pas encore l’heure…
        Un événement anodin est survenu qui aurait pu être dramatique. Un article de Paris-Match est consacré au cancer dont souffre la femme de l’acteur Charles Bronson. Clémence a lu l’article et me dit calmement :
        — Papa, la femme de Charles Bronson a un cancer, elle n’a plus de cheveux, on lui fait des perfusions d’adriamycine, tout comme à moi. Et elle va mourir…
        Assommé, je prends conscience de l’accélération du moment. Interrompant ma propre occupation, je laisse mon imagination galoper à la recherche d’un pieux et efficace mensonge. Mais cela est inutile, car Clémence poursuit déjà paisiblement sa lecture.
        L’idée qu’elle puisse avoir un cancer lui semblerait-elle si absurde que Clémence puisse échapper à un parallèle évident ? Nos mensonges sécurisants furent-ils efficaces au point de l’avoir anesthésiée à ce point ? Non, bien sûr ! Le silence est dans la tactique de Clémence qui préfère un bonheur présent dans un doute entretenu ou dans une certitude cachée, plutôt que le désespoir d’une vérité inutilement proclamée. Cet épisode ressemble tout à fait à la question posée récemment sur la mort du petit Thibaut. Le courage de Clémence est une grande chose qui est loin d’être aussi simple qu’il pourrait y paraître.
        Mais revenons à Paris-Match. La chère Mamie à laquelle je rapporte l’épisode, s’empare de la criminelle revue, la lit à son tour, file dans sa chambre et l’enfouit sous son matelas, terrorisée à l’idée que cette lecture puisse éveiller plus tard les terribles soupçons que nos constants efforts ont jusqu’à présent détournés.




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