Cueille la Nuit

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PREMIÈRE RECHUTE

(23 décembre 1988 - 6 février 1989)


L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd…

Charles Baudelaire       







Vendredi 23 décembr
e 1988

        Nous n’avons toujours pas répondu à une lettre que des amis nous ont envoyée au mois de juin. Sans doute concluent-ils que nous les excluons de notre épreuve, eux qui ont pourtant toujours été parmi nos amis les plus proches. Quand ils viendront à Toulouse, bientôt, ils hésiteront à passer chez nous, respectant en toute logique le désir que notre silence manifeste à tort. Avant de partir au bureau ce matin, je décide donc de leur écrire l’espoir qui commence à fleurir en notre enfer ; et je leur demande de ne voir dans notre silence que du désarroi ou quelque maladresse issue de notre vertige face au néant.
        Je poste ma lettre à 9 heures. Vers dix heures, alors que je travaille dans la salle des ordinateurs, on me signale une communication téléphonique à mon bureau. C’est Odile. Alors qu’elle prenait son petit-déjeuner, Clémence a découvert une nouvelle grosseur à son avant-bras. Roché vient d’être averti ; il nous attend.
        Le ciel me tombe sur la tête. Je ne décris pas.
        J’arrive à l’appartement. Aucun doute n’est possible : de petite taille, la nouvelle grosseur se situe exactement au même endroit que la tumeur primitive et elle est de même consistance. Devant mon effondrement Clémence éclate en sanglots, crie et maudit son corps, prolongeant la crise violente qu’elle avait déjà faite ce matin. Émilie aussi est effarée par le constat de la catastrophe que l’on craignait depuis des mois, et elle assiste, muette et impuissante, à la désagrégation spontanée de notre difficile bonheur retrouvé.
        Roché est consterné. Il décèle même un deuxième nodule au niveau du coude, là où la deuxième tumeur était aussi apparue au cours du voyage en Égypte. À un an d’intervalle, les événements se répètent avec une identité insupportable. Clémence avait été longuement et soigneusement examinée avant-hier : l’incroyable spontanéité de l’apparition de ces tumeurs laisse le médecin abasourdi.
        Un prélèvement cytologique est effectué par simple ponction ; son résultat sera connu en début d’après-midi. La reprise d’un nouveau protocole de chimiothérapie se fera au plus tôt, avec un nombre de séances qui ne devrait pas excéder trois, mais associé toujours aux barbaries savantes et bien connues déjà. Un nouvel enfer !
        Midi. Quelle cruauté ! Seule la promesse du petit nombre de cures semble redonner à Clémence le moral qui s’était écroulé ce matin ; mais c’est surtout la formidable et tragique acceptation de son destin qui lui permet de vivre cet instant en masquant sa détresse, et de jouer avec sa sœur de façon presque anodine. Aux catastrophes qui ponctuent sa vie, Clémence a toujours eu des réponses qui sont d’abord des effondrements brutaux, mais qu’un courage extraordinaire lui permet de remonter immédiatement. Son optimisme simulé, mais surtout la conscience de cette nécessité, sont de haute stratégie.
        Nous prenons le café, guettant la sonnerie du téléphone et l’annonce officielle du nouvel acte de notre tragédie. Une fois de plus, calmement, nous nous indignons du temps au bout duquel nous fut communiqué le résultat de la biopsie de décembre 1987. Comment est-ce possible qu’il ait fallu trois semaines alors pour faire ce qui sera fait aujourd’hui en deux heures ? Ces semaines ont peut-être été fatales à notre enfant, et nous aurons toute notre vie pour y songer.
        Roché appelle : la biopsie est positive.
        Voilà donc, et c’est le silence dans nos rangs, et c’est la résignation au pire, et Odile prépare les affaires, et nous partons vite, et nous voici assis tous les trois, effondrés, dans le nouveau théâtre de notre martyre, attendant. Je sors dans le couloir sous un prétexte quelconque pour y attendre Roché qui doit arriver, et m’entretenir avec lui hors de l’écoute de Clémence.
        Le nouveau protocole choisi pour Clémence est à base de cisplatinum (« le platine ») et d’adriamycine. Il n’y aura que trois cures. L’évolution de la tumeur sera observée deux fois par semaine. Si la régression n’est pas apparue dans des délais très brefs, il faudra opérer largement, amputer probablement, très haut, sous l’épaule, et de toute la partie du bras qui n’a pas été irradiée ; pessimiste, Mme Chavent serait même favorable à une amputation immédiate.
        Si la régression observée est totale, on procédera alors à une opération plus locale mais très mutilante quand même, associée à une radiothérapie directe et brutale de la zone malade. De toute façon, l’état de Clémence est critique et on ne fera pas dans le détail.
        Le traitement ne débutera que demain matin, et il n’est pas utile que la petite passe la nuit prochaine à l’hôpital. On procède donc tout de suite aux divers examens préalables dont encore une radio pulmonaire bien que celle de mercredi fût normale. Roché est formel : si les poumons étaient touchés, il n’y aurait plus aucun espoir.
        Mais après la radio, voici que le radiologue souhaite effectuer un contrôle au scanner. Mon sang se glace : il vient d’observer une anomalie ! J’en ai la terrible conviction tandis qu’on emmène notre Clémence, soumise et guidée, terrifiée… L’arrivée hâtive de Roché dans la salle d’examen confirme notre crainte et précipite notre désespoir au plus profond : les poumons de Clémence sont atteints, oui, Clémence va donc mourir ! Odile et moi passons une demi-heure d’attente, hagards en cette certitude, les pires instants de notre vie.
        Et puis voilà que Clémence sort et qu’on nous dit que ce n’était qu’une fausse alerte. Quel choc ! Je dois me retirer dans un couloir pour sécher mes yeux embués.

        Nous allons faire ce soir un réveillon de Noël anticipé. Nous avons à l’idée que ce Noël est peut-être le dernier que nous passons à quatre, et nous voulons que Clémence vive une fois encore cet instant de cristallisation de notre joie d’être ensemble et de nous aimer tant. En revenant de l’hôpital, vers 18 heures, nous achetons donc foie gras, saumon fumé et huîtres, afin que le menu soit le même que d’habitude et ne laisse pas apparaître une quelconque démission qui pourrait altérer les symboles de cette soirée. La nappe de fête est dressée avec nos porcelaines et tout ce que nous avons de plus beau. Les cadeaux sont sortis des placards et, avec des émotions enfantines retrouvées, ils ont été arrangés précipitamment autour de l’arbre qui clignote de mille fausses joies à ce réveil brusqué.
        Voici le dernier cadeau offert, le plus gros, le plus impressionnant… Bien que Clémence ait déjà eu sa chaîne hi-fi depuis trois semaines, je lui avais caché la platine laser pour préserver une certaine surprise. Quand je lui dis que c’est pour elle encore, elle ne peut y croire. Voulant lui en dire plus, ma voix s’étrangle dans ma gorge, et je ne puis que balbutier « tiens ! » en désignant du doigt le paquet rouge enrubanné. Sa joie est grande mais notre chagrin infini. Pauvre et chère Clémence, que ne donnerions-nous pour toi, et quelle joie serait celle de n’avoir plus rien d’autre que ton bras guéri !
        La soirée se poursuit. Puis Clémence se couche et s’endort, heureuse malgré tout :
        — Tant pis, pour mes cheveux, ils repousseront, c’est ma vie…
        Tandis que seul je noie mon affliction et ma fatigue dans une autre coupe de champagne, Émilie vient me tenir compagnie ; elle partage ma tristesse sans en mesurer la gravité mais elle devine sûrement la terrible ponctuation que sera cette journée dans notre vie à tous.
        Parodiant son titre, je dédicace l’exemplaire de mon livre que j’ai décidé d’offrir demain à Roché :

        Exacte ou non, aucune science sinon celle du cœur ne peut nous épargner la dérive totale. Au docteur Roché, ce gage de reconnaissance au terme d’une journée tout au long de laquelle il fut si proche de notre malheur.

        Oui, quelle journée !


Samedi 24 décembre

        Et quelle nuit !
        Nous avons réveillé Clémence dans une avalanche de marques de tendresse, caressant cette petite chevelure dense et veloutée dont l’enfantine mesure quotidienne était celle du bonheur. À nouveau happée dans le gouffre d’où l’enfant sort à peine, nous la verrons sous peu avec son lisse uniforme de mourante.
        8 heures. Odile et Clémence viennent de partir à l’hôpital, laissant la table du séjour jonchée des miettes de notre joie factice, et l’arbre de Noël à ses clignotements devenus grotesques.
        18 heures. Le processus est engagé, et voici Clémence contorsionnée dans les pires douleurs et vomissements qu’elle ait jamais eus. Dans ses mouvements impulsifs et désordonnés nous craignons qu’elle ne tombe de son lit et n’arrache sa perfusion. Mais Odile veille…
        Pour mon Noël, un reste du champagne d’hier et la télévision qui m’offre le spectacle du bonheur des autres. Tard dans la nuit, je pleure devant une messe de minuit où de beaux chants attisent en moi des émotions anciennes et avivent la blessure laissée par les bonheurs enfuis.


Dimanche 25 décembre, Noël

        Des femmes d’une association charitable sont venues porter des cadeaux aux enfants malades. Clémence a eu droit à cette pitié. Dans la voiture, au retour, c’est une enfant désespérée qui prend conscience de la gravité de sa maladie et de son destin tracé. Voici que son corps lui parle.
        On passe Sissi à la télévision, et je ne puis qu’imaginer mon enfant, émotive et rêveuse, dans ce rose bonheur de carton-pâte et de guimauve. Clémence se projette-t-elle dans cet univers où la maladie est absente et qui est supposé mettre toutes les petites filles à égalité devant le rêve ? Même pas ! car sa souffrance est telle que le rêve lui est inaccessible. Mais voici que c’est moi qui trouve soudain de l’intérêt à cette histoire, tant elle est aussi irréaliste que celle que vit Clémence, et tant elle est son anti-symétrie et sa totale négation !


Mardi 27 décembre

        Pas d’amélioration.
        Je passe mon après-midi à écrire le prologue de ce journal dont je repoussais toujours l’écriture et les affreuses réminiscences qu’elle appelle. Rien en cette journée ne s’opposait plus au plongeon dans cette horreur.


Vendredi 30 décembre

        Visite hier au chirurgien afin qu’il voie le bras sur lequel il interviendra à nouveau. Nouveau scanner aujourd’hui. Avant que les grosseurs actuelles ne fondent à leur tour, il me paraît indispensable de connaître la nature du nodule supérieur, ganglionnaire ou tumorale, afin d’apprécier le stade de la rechute et de décider l’endroit d’une éventuelle amputation. Roché fait amicalement remarquer à Clémence qu’on ne voit plus qu’elle au Centre.
        La permanence de sa toux devient inquiétante aussi et Garson est consulté en milieu d’après-midi ; Clémence, sans cesse baladée d’une maladie à une autre, d’un médecin à un autre, d’un hôpital à un autre, se laisse faire, abandonnée à la dérive du sort, résignée.


Samedi 31 décembre 1988

        Au milieu du déjeuner, lassée de son assiette et de tant d’autres choses, Clémence a soudain posé sa tête sur les genoux d’Odile puis elle a blotti son visage contre le ventre de sa mère. Celle-ci, surprise et violentée en son instinct, suspendue à son émotion, n’osa d’abord bouger ; puis, en de lourdes et pressantes caresses sur les petits cheveux, elle a appuyé fort contre elle l’enfant qui remontait et se cherchait aux sources de sa vie.
        Émilie et moi nous nous étions arrêtés de manger, puis de bouger. Comme je l’avais déjà ressenti quelques rares fois, un extrême était atteint en cet instant où l’amour multiplié par l’amour n’était plus seulement de l’amour et du bonheur, mais autre chose encore d’indéfinissable et divin.
        Que de symboles en cette image sacrée ! L’instant était béni et nous savions tous les quatre qu’il allait se prolonger, trop brièvement, en un religieux et extatique silence. Une formidable et calme accélération nous arrachait au temps et nous transportait à l’origine de tout. En cet ailleurs, nous avons tous alors baissé les yeux, et tous nous aurions pu pleurer, et puis mourir aussi…
        Car si Dieu existe, le voici ! Sur la route de la mort, il est des fleurs au parfum d’infini. Carpe diem ! Et nous cueillerons les jours que le destin nous laisse.


        C’est encore réveillon ce soir, avec la psychose que ce soit le dernier que nous passions tous les quatre ensemble. Nous forçons notre gaieté autour de la beauté de la table, mais notre faste est peu enviable. Et si nous parvenons à effacer de nos visages notre obsédante préoccupation, ce n’est qu’à force de volonté et pour un instant seulement. Car jamais gaieté n’aura été autant simulée qu’en cette soirée et ne devint aussi fausse qu’en cette fin de repas, lorsque le champagne fit couler le Rimmel de nos masques, balaya nos efforts, et rendit à nos regards leur triste gravité.
        Épuisées par l’horrible semaine, Clémence et Odile sont couchées avant minuit. Tandis que sonnent les douze coups, je vais embrasser Clémence et l’inonder de vœux auxquels je ne crois guère.
        Couché, lorsque j’éteins la lumière c’est tout le noir de la nouvelle année qui m’envahit déjà.


Lundi 2 janvier 1989

        Mme Chavent s’étant montrée plutôt favorable à une chirurgie mutilante précoce, mon devoir m’obligeait à la consulter. Nous voici donc encore, Clémence et moi, à l’institut Gustave-Roussy dans la grande salle d’attente du neuvième étage que nous connaissons déjà bien.
        La misère qui règne ici est la nôtre, entourés d’enfants moribonds, pâles et au crâne lisse. Calmant mon impatience et ma fatigue, je marche dans les couloirs qui partent de la salle et d’où j’observe Clémence, pâle elle-même, les joues creusées, les yeux cernés, si terriblement intégrée à ce microcosme de petits naufragés et dérivant avec eux sur le même radeau de désespoir.
        Mme Chavent nous reçoit toujours avec cette même gentillesse et cette force étrange qui me la rendirent déjà si proche et en même temps si lointaine. Elle prend part à notre contrariété et regrette l’impasse de l’irradiation du bras qui, au prix de quelques séquelles, aurait peut-être permis l’an passé d’éviter la rechute actuelle.
        — Mais cette impasse devait être tentée, dit-elle, elle n’a pas marché, et il faut maintenant s’occuper de ce qui est.
        Je pense en moi-même que si on m’avait bien expliqué les enjeux et demandé mon avis, il n’y aurait pas eu d’impasse. Face à la petitesse du nodule, Mme Chavent exclut d’emblée toute intervention chirurgicale lourde ; je respire, en songeant que sa décision est synonyme d’espoir.
        — Ma première position en faveur d’une amputation radicale, dit-elle, avait été prise après que j’eus mal compris la description faite par le docteur Roché ; je pensais alors que tout l’avant-bras était essaimé de nodules.
        En revanche elle ordonne six cures de la nouvelle chimiothérapie — et non plus trois — associées très tôt à l’irradiation du bras puis à une exérèse chirurgicale ; la dose de rayons sera massive et Clémence perdra beaucoup de la souplesse et de la mobilité de son bras.
        Les décisions prises par Mme Chavent au vu de Clémence elle-même justifiaient notre déplacement. Je n’avais pas eu cette impression lors de notre dernière visite, celle-ci n’ayant été alors qu’une présentation physique de Clémence à l’ordonnatrice de ses soins. J’ai fait part à Mme Chavent de notre moral très bas ; elle a compris, bien sûr, et elle a dit à Clémence en partant :
        — Tu verras, tu guériras !
        Clémence, trop lasse et qui ne sait toujours pas qu’elle peut ne pas guérir, n’a pas relevé cet incompréhensible propos.
        Notre vol de retour était prévu à 20 heures, mais invoquant la grave maladie de l’enfant que j’accompagne, une hôtesse nous place aimablement en tête de la liste d’attente du vol précédent, ce qui nous permet d’être à la maison pour le repas du soir. Les six cures qui vont torturer Clémence jusqu’à Pâques, dans des douleurs pire encore que celles de l’an passé, ne sont pas faites pour nous réjouir, mais le rejet de l’amputation immédiate nous soulage à un tel point que nous parvenons malgré tout à sourire un peu.


Mercredi 4 janvier

        Les vacances scolaires s’achèvent. En ces si tristes jours, nous n’avons pas toujours réussi à masquer notre chagrin et notre préoccupation, ni à Clémence pourtant déjà si cruellement frappée et qui cherche dans notre sérénité l’apaisement de son angoisse, ni à Émilie dont la joie et l’enthousiasme naturels ont été étouffés tout net. Les efforts qu’elle manifeste cependant pour contrer la dérive qui menace toute notre vie familiale sont pour nous une aide précieuse, et son optimisme naturel alimente notre énergie. Émilie a bien compris son rôle.
        Clémence maudit le bras qui la trahit et qui fait d’elle un être marginal, ce bras pourri dont elle ne sait pas encore qu’il porte le germe de sa mort, et où je palpe chaque jour le nodule abject dont la décroissance semble s’être arrêtée. Clémence a tenu quand même à faire la rentrée des classes : les grands malades ne vont pas à l’école, et elle s’y sent donc à l’abri.
        Nous la questionnons souvent pour essayer de consolider ses points les plus vulnérables, nous imaginant dans sa peau, pour analyser, mieux comprendre et combattre la tristesse d’une enfant qui fut toujours si gaie et que l’on gronda même parfois pour son excessive exubérance.
        Le soir, Odile s’attarde auprès de lit de sa fille, et c’est là principalement que la petite se livre à des confidences sur son malheur, sur ses craintes, sur sa révolte, sur les perspectives et le sens nouveau de sa vie. Au seuil de ses nuits, les confidences à sa mère lui sont d’un grand secours. L’amour débordant d’Odile l’enveloppe alors et là, dans son élément premier, l’enfant s’abandonne. Joue contre joue, Clémence prie sa mère de rester et de l’embrasser encore, et encore… Si le temps ne suspend son vol qu'au dessus des malheurs, c'est pour mieux laisser au chagrin le temps de forger les souvenirs…


Dimanche 8 janvier

         Tout autant que la tristesse avec laquelle elles alternent, les joies innocentes de Clémence disent la cruauté et l’injustice de son malheur. Car ces joies sont forcées, et en ce moment encore la petite n’a d’autre ressource que cette simulation stratégique pour éviter de sombrer. Voilà un rude exercice d’acrobatie mentale et de courage brut, et dans lequel Clémence excelle.
        Hier soir elle a beaucoup prié Dieu pour qu’il lui donne la force d’affronter les nouvelles épreuves qu’on lui annonce. Cette nuit, elle a même rêvé que le Seigneur venait, portait sa main sur sa tête chauve, et que ses cheveux repoussaient par miracle. Il la prenait ensuite par la main et elle partait avec lui, heureuse. Au moment où Odile m’a répété cela, j’ai dû lutter fort pour contenir mes larmes face à ce lugubre présage et face aussi à l’innocence de Clémence lors de ce récit. Cette inconscience était peut-être son premier vœu exaucé.


Mardi 10 janvier

        Roché prétend que la taille des nodules diminue, ce qui exclut toute intervention chirurgicale. Il répond ici à l’opposé de Mme Chavent qui avait souhaité qu’une exérèse se fasse avant la troisième cure. J’ai précisé à Roché, une fois de plus, qu’en aucun cas je n’arbitrerai un désaccord entre Mme Chavent et lui, et surtout pas au niveau d’une acte chirurgical, fût-il mutilant. Je suis incompétent, ce n’est pas mon rôle, et je ne désire pas, dans la suite de ma vie, traîner l’éventuel remords d’une décision qui ne m’incombait pas et que je n’aurais pas prise en toute connaissance de cause.
        De plus, Mme Chavent avait prévu la première séance de rayons pour le lendemain de la deuxième cure, donc pour lundi prochain, et je m’étonne que la séance préliminaire de repérage n’ait pas encore été programmée. Roché, à qui je signale cela, semble prendre mal une intervention qui marque trop clairement l’interférence de Villejuif sur la conduite du traitement dont il est maître, et qui dénonce aussi la surveillance permanente et le contrôle actif que j’exerce sur les soins administrés à Clémence.
        L’agacement de Roché face au rappel que je lui fais du protocole de Mme Chavent me désole, car leur accord à tous les deux est, pour moi qui ne saurais apprécier l’opportunité de tel traitement ou de telle décision, le seul critère de confiance et d’espoir. La rareté du rhabdomyosarcome est telle qu’on ne traite annuellement qu’un cas ou deux de cette maladie à Toulouse ; Roché doit bien admettre que je fasse le plus grand cas des prescriptions de ceux qui centralisent les données de cette maladie en provenance de toute la France, et il n’y a vraiment aucune raison pour qu’il prenne ombrage de notre souci — même s’il est excessif ou erroné — que soient scrupuleusement respectées les échéances prescrites.
        Tout, selon Mme Chavent devrait se faire sans attendre, or je crains que l’inertie actuelle du système n’ajoute son effet au retard initial. Qu’on s’imagine à notre place, et on saura nos paniques et nos priorités ! Roché comprend forcément, lui qui côtoie les plus douloureux espoirs à longueur de ses journées, que les désespérés puissent s’agripper comme des fous aux bouées les plus dérisoires.
        Entraînés dans un courant qui nous laisse peu de prises sur la rive, notre lutte paraît bien utopique. À vouloir tout comprendre, probablement ai-je tort, mais en faisant toujours ce que je crois et ce que je peux, assurément je fais ce que je dois.
        Clémence retrouve lentement son air de grande malade chronique. Alors que les effets de la chimiothérapie devraient déjà s’être estompés, voilà qu’ils se mettent à s’amplifier. La fatigue de l’enfant, sa pâleur, sa maigreur se sont accrues ; ses yeux larmoyants et rouges sont marqués de cernes noirs.
        Trop lasse et trop triste ce soir, Clémence n’a pas le courage de réviser une composition de mathématiques. Qu’importent les cosinus abstraits, la vie ne lui donnera pas l’occasion de les utiliser. Qu’elle laisse aussi ce texte où Chateaubriand lui narre en des termes compliqués son passage à l’âge adulte ! Que tout cela semble sans intérêt à ma pauvre petite fille épuisée, chauve demain, morte après-demain, et qui ne saura jamais rien de son âge adulte à elle.


Mercredi 11 janvier

         Le fragile sursis aura été éphémère : les petites mèches qui étaient si riches et si belles d’espérance, celles-là même qui rendaient Clémence si heureuse il y a seulement quinze jours, s’accumulent maintenant dans la poubelle. L’espoir dans la poubelle, le voilà le pire des symboles.
        La certitude et la hâte qu’avait Clémence d’être bientôt normale lui sont ôtées avec brutalité, et la voici plongée à nouveau dans la détresse d’où elle émergeait à peine après une si courageuse attente. Complexée dans son comportement, elle attendait la délivrance qui arrivait si joliment et dont la lenteur excitait le rêve en faisant du désir sans cesse évoqué un véritable enchantement. Abandonnée à nouveau par les joies de son âge, son découragement est total. Elle sait que la nouvelle chimiothérapie annonce la destruction de six mois encore de son adolescence tant attendue.
        Ne voulant pas que je découvre seul le signe de sa diminution nouvelle, Clémence est venue aujourd’hui me montrer une grande absence sur sa tête. Une surprise de ma part l’aurait blessée ; et c’est donc avec un courage d’où elle avait exclu toute tristesse qu’elle avait pris les devants, son attitude m’ordonnant une fois de plus de montrer une force au moins égale à la sienne. Comment pourrait-elle supporter son épreuve si nous-mêmes ne pouvions y parvenir ? Son courage nous oblige à afficher en permanence un espoir qui est le support essentiel du sien, celui-là sur lequel nous nous appuyons à notre tour. Et Clémence a compris aussi que tous ces espoirs sont les éléments interdépendants d’un seul et même édifice : notre bonheur. Cet édifice est bien fragile et si une pierre manque, tout s’écroule.


Samedi 14 janvier


        Ses cheveux morts partant par poignées, Clémence décide de tous les enlever : c’est l’affaire de quinze secondes. Tandis que nous prenons le café, la voilà qui nous apparaît soudain avec son bonnet bleu, le même que l’an passé, celui-là qui masqua sa première honte et que je revois parfois sur cette photographie où Clémence est occupée à son grand puzzle des montgolfières. Seuls quelques cheveux sont restés au dessus du front et derrière les oreilles ; ces nouveaux et irréductibles fidèles lui font l’auréole des anges qui va la suivre quelque temps dans son nouveau martyre.
        Alors que j’arrive dans sa chambre pour avoir le plaisir de partager son intimité, je trouve Clémence absorbée dans la réalisation d’un puzzle. Le choc ! Un an exactement après la première chute complète des cheveux, un an après l’adoption du bonnet bleu, un an après le premier puzzle des montgolfières, voici que le retour du premier événement entraîne l’apparition simultanée des deux autres, comme si cette conjoncture s’était programmée dans le subconscient de Clémence. Elle n’a pas fait de puzzle depuis un an et j’essaie de la questionner pour saisir les raisons qui l’y ont poussée aujourd’hui précisément ; mais elle est incapable de me répondre et constate seulement, comme moi, que ce réflexe s’inscrit dans une répétition totale et curieuse du drame premier.


Dimanche 15 janvier

        Cécile, une amie de Clémence, lui a dit l’autre jour qu’elle avait prié pour elle à l’église. Clémence était toute confuse et honorée de cette marque élevée d’amitié. Complexée et effacée depuis la perte de ses cheveux, craignant de s’imposer, elle ne s’attendait pas à être la bénéficiaire d’une telle et généreuse attention.
        — Oh ! c’est trop, il ne fallait pas ! a-t-elle remercié son amie.
        Clémence est heureuse de cette amitié sincère où elle ne discerne aucune pitié, et elle attache une grande importance à la consécration de ce sentiment dans la fluide et transcendante présence du Dieu auquel elle croit.


Lundi 16 janvier

        Le taux de neutrophiles n’ayant jamais été aussi bas que vendredi, la cure avait dû être reportée. Bien que voilà quelques jours gagnés par la maladie, quel soulagement primaire pour nous qui vivions ce répit obligé comme un bonheur offert !
        La formule sanguine, remontée aujourd’hui, autorise pour demain le début de la cure retardée. Clémence, résignée, est satisfaite de ce retour à la normale, malgré la cruauté qu’il implique et les souffrances à venir. Car elle sait que c’est la seule route qui mène à sa guérison, et qu’il est inutile de se réjouir d’un contretemps : tout la ramènera à ce chemin, et la joie qu’elle peut éprouver à un retard ou à un écart quelconque est forcément éphémère.
        Clémence souffrira donc demain, beaucoup, et elle le sait. L’habitude acquise de la souffrance lui donne la force de masquer sa terreur, et elle se réfugie aujourd’hui dans le silence ; de ce repli sur elle-même, seule ressort une tristesse que son visage porte et qu’une phrase isolée trahit de temps en temps. Quel courage que celui-là qu’elle s’est forgé dans la nécessité de la douleur et dans son acceptation ! Nous aussi, entraînés dans ce même tourbillon, je nous trouve bien courageux pour émerger de cette situation, mais je me demande parfois combien de temps nous tiendrons à ce rythme.


Mardi 17 janvier

        La simple perfusion préliminaire de glucose a suffi à faire vomir la petite dès son arrivée à l’hôpital ce matin et avant toute perfusion. Ce réflexe, habituel désormais et conditionné depuis longtemps par la conséquence des injections toxiques, montre bien la répulsion du subconscient de Clémence pour l’horreur que son courage reconnaît et va combattre.
        Vers 14 heures, deux infirmières viennent procéder à l’injection d’adriamycine ; c’est une opération délicate. Le produit est violent, et l’injection doit se faire dans la veine bien irriguée ; si celle-ci se perçait, le liquide infiltrerait les tissus voisins en entraînant leur nécrose immédiate. L’Oncovin avait déjà cette toxicité, mais l’adriamycine, me dit-on, est encore plus dangereuse. De façon à s’assurer que l’injection se réalise bien dans la veine, il faut procéder à plusieurs contrôles de retour de sang veineux. Or l’aiguille qui perce Clémence est petite et ce retour se fait mal, ce qui nous vaut à tous quelques instants de frayeur : à moi qui redoute la nécrose du bras sain, à Clémence qui a peur d’être percée à nouveau, et aux infirmières qui craignent d’être maladroites et qui subissent la pression de mon regard.
        Odile me relaie vers 17 heures ; c’est elle qui assistera aux premières affres, deux heures sans interruption, inimaginables : vomissements toutes les trente secondes dans des contorsions où la souffrance de l’enfant se noue à notre désespoir. Clément et Roché, qui ont assisté à une partie du spectacle, en sont tout remués. Et pourtant, que n’ont-ils déjà vu !
        Lors de notre entretien d’aujourd’hui, Roché a prononcé le mot cancer ; cela est rare, comme si, par pudeur, l’usage de ce mot aux consonances sinistres était exclu de son langage. Entendre ce nom désigner la maladie de Clémence me fait toujours l’effet d’un coup de poignard, et je ne l’utilise moi-même que lorsque je désire user de son réalisme cru. Quand je le prononce, m’adressant à de rares confidents, je vois les regards fuir ; heureux sont alors ceux-là qui m’écoutent de n’être confrontés avec lui qu’à travers la terreur que ma situation leur inspire ; et comme il doit faire bon chez eux quand ils rentrent le soir, et comme ils doivent m’être reconnaissants de la douceur que je leur fais d’en prendre une telle conscience ! Et moi, comme je me fais mal avec ce mot dont les lettres se mêlèrent un jour à celles du prénom de Clémence en un flash d’épouvante, et comme je voudrais, lorsque je le prononce à vive voix, pouvoir exorciser tous les maux qui lui sont attachés !


Mercredi 18 janvier


        Fin de la cure ce matin, retour à l’appartement. Clémence est K.O. et n’ouvre pas les yeux, broyée par sa souffrance ; elle nous ignore. Mais cette situation dramatique est devenue banale pour nous, et nous parvenons à prendre nos repas sans que notre désespoir de fond n’émerge en nos attitudes, en nos voix, en nos yeux… L’habitude !
        Cependant l’après-midi sera un calvaire que la soirée va prolonger et amplifier d’une manière que nous n’imaginions pas. La pauvre enfant se tord dans son lit retrouvé, cherchant en vain une position qui atténuerait la douleur qui lui déchire le ventre. Ses yeux sont hagards, et de sa bouche toujours ouverte s’échappe parfois un râle lorsqu’une contraction particulièrement violente vient lui couper le souffle. À cela s’ajoute le retour de ses difficultés respiratoires, et Clémence essaie de trouver un vague confort dans un bâillement qui ne vient pas. Son état n’a jamais été pire.
        Odile, Émilie et moi assistons Clémence, tous les trois autour d’elle, impuissants à la soulager. Elle nous voit à peine, toute donnée à sa lutte. Parfois elle se roule sur son lit, la tête enfouie sous le drap et elle murmure des mots à un rythme rapide et pressé : elle prie le Seigneur d’arrêter vite, là, tout de suite, son insupportable souffrance. Puis elle se met à genoux sur son lit, lève ses mains jointes, et la tête rejetée en arrière, les yeux fermés, de ses lèvres s’échappe une nouvelle prière. Quelle pitié ! Connaissant le courage et la pudeur de Clémence, cette attitude extrême révèle le degré de ses souffrances.
        Un autre soir viendra, bientôt peut-être, où nous serons là de la même façon, réunis tous les quatre ensemble pour la dernière fois, soudés encore par la même vie. Clémence, notre si chère petite, nous quittera pour toujours dans des tortures identiques à celles-ci, dans une prière aussi vaine et aussi naïve que celle qu’elle vient de murmurer, et enveloppée comme ce soir de l’amour et du désespoir infinis des siens.


Jeudi 19 janvier

        Ma mère a téléphoné dimanche ; sans doute avait-elle abusé de quelque euphorisant car il est rare qu’elle soit en un tel état. Elle m’a dit que les enfants de l’une de mes sœurs sont des jeunes gens tristes ; l’un poursuit brillamment ses études de médecine et l’autre est en math-spé : rien de réellement navrant en comparaison de ce qui se passe chez moi. Bien que j’aie toujours tenu ma mère à l’écart de la maladie de Clémence et que je ne puisse donc lui en reprocher l’ignorance, la futilité et le caractère involontairement déplacé de ses propos m’ont agacé. De plus, ma mère a la mémoire qu’elle veut et elle s’arrange toujours pour oublier ou gommer certain comportement ancien qu’elle eut et que ma sensibilité et ma mémoire dénonceront toujours.
        Dès neuf ans je fus envoyé en pension, et mon exil ne s’arrêta jamais malgré la profession lucrative de mon père et le vaste logement dont nous disposions pour vivre en famille très aisément. Bien qu’habitant à Brest, mon frère et moi fûmes d’abord pensionnaire dans un collège de cette même ville, mes parents ayant trouvé leur triste confort dans cette facilité. Plus tard on nous envoya à Redon où il y avait un collège en vogue dans une certaine bourgeoisie. Redon était loin de Brest, et nous ne rentrions plus à la maison qu’une fois par trimestre. Le coût de la pension était élevé, mais l’effort pécuniaire était négligeable pour mes parents et l’illusion qu’ils voulaient en donner ne fut jamais que le masque vain de leur faute et l’artifice inutile de leur disculpation.
        Mon enfance et surtout mon adolescence ont été cafardeuses. Les psychanalystes de tous bords trouveraient chez moi matière à dissection et à dissertation. Et mon attitude excessive envers mes enfants, la peur que j’eus toujours d’être éloigné d’elles et de les perdre, la véritable hantise de leur mort qui me poursuit depuis qu’elles sont nées, ne sont pas étrangers à l’abandon (ne fût-il qu’un fantasme !) dont j’ai souffert depuis ma première année de pension à l’âge de neuf ans. Aujourd’hui ce sentiment me torture encore et je ne trouve aucune explication acceptable parmi les mille suggestions que j’invente pour tenter de me libérer en justifiant mes parents.
        Dans la nature, tout dépassement et tout excès sont suivis d’un rebond en sens inverse ; tout équilibre n’est atteint qu’à la fin d’un régime transitoire oscillant sous l’effet de forces antagonistes. La forme sans doute excessive de la protection dont je couvris toujours mes enfants, et particulièrement la malheureuse Clémence, est peut-être le dépassement consécutif au manque que j’ai éprouvé.
        J’écris cela aujourd’hui en raison de ma conversation avec ma mère qui a donc dérivé une fois de plus vers cette blessure, et aussi à cause d’un rêve fait il y a quelques nuits et dont le sournois poison se dissipe mal. Dans ce rêve, le vieux cloître du collège de Redon est venu me hanter une fois de plus avec son cortège de prêtres vieillis et à la connaissance desquels je livrai le malheur nouveau qui m’accable. J’étais donc là avec eux, tel que je suis aujourd’hui, et en face de moi il y avait aussi le jeune garçon que j’étais alors. Je leur ai dit à tous et à moi-même : « Voyez ! » Et c’est là que toute mon enfance, effrayée, prenait connaissance et terreur de son tragique devenir, comme dans une certaine et terrible prédiction, et qu’elle obtenait enfin la compassion de ceux qui eurent, en leur temps, l’indifférence de mon abandon. C’est ainsi que mon subconscient remonte le temps, porteur du chagrin présent, et tente de libérer mon enfance de son ancienne solitude.
        Ma mère, qui voulait hier ignorer les spasmes de ma sensibilité excessive et provoquée, et qui n’avait pas voulu être là pour recueillir mes secrets d’enfant, ne mériterait pas plus aujourd’hui la confidence de mon terrible chagrin.
        En écrivant ici mes cafards d’autrefois, je cherche à les lier à la souffrance de ma fille, et à faire de son mal la prolongation et l’aboutissement du mien. Son malheur d’enfant plonge ses racines dans mon désarroi d’enfant, et c’est mon mal psychique d’alors qui a engendré son mal physique démesuré. Que ne puis-je alors assumer seul la pourriture de sa chair ! Pourquoi donc cette catastrophe qui s’abat sur elle aujourd’hui et non pas sur moi qui, songeant hier dans la solitude glacée des dortoirs, avais parfois invoqué puérilement la mort ? Le retard de celle-ci à répondre lui aura fait se tromper de cible !


Vendredi 20 janvier

        L’état de Clémence reste à ce point terrifiant que je suis outré que l’on puisse abandonner une personne, et a fortiori un enfant de treize ans, à des douleurs d’une telle intensité. Il existe pourtant des médicaments qui permettent de ne pas souffrir, mais personne ne nous en a jamais parlé. Sans doute la bonne vieille mentalité judéo-chrétienne qui infiltre notre système social veille-t-elle pour que la dignité de Clémence s’accomplisse dans une souffrance rédemptrice. Mais de quelle faute cette innocente enfant aurait-elle à se racheter ?
        Accompagnant cet après-midi Clémence à l’hôpital pour les nouveaux repérages de radiothérapie, j’y ai fait part du martyre que vit la petite en ce moment, de ses vomissements encore, de toutes ses douleurs multiples et indescriptibles. J’attendais qu’on lui prescrivît un quelconque dérivé morphinique, mais la Clémence présente n’était que maigre et pâle et ne semblait pas mériter une telle faveur. On nous a donc conseillé les médicaments habituels.
        Après le scanner (encore un), la radiothérapeute m’a expliqué ce qui sera fait. La dose importante prescrite par Mme Chavent sera répartie entre rayons X (de cobalt) et rayonnement d’électrons. Les premiers, très pénétrants, atteindront la face opposée de l’avant-bras, ce qui est dommage mais on n’y peut rien. De toute façon l’heure n’est pas au détail ni à la finesse :
        — Il faut faire ce qu’on peut, et vite, me dit-on.
        Mais puisque l’urgence des soins est telle, pourquoi a-t-on a déjà attendu si longtemps ? Pas de réponse.
        Alors que nous regagnions la voiture sur le parking de l’hôpital, Clémence a eu un léger malaise ; son cœur battait à 150 pulsations et elle était au bord de la syncope. C’est qu’elle est pratiquement à jeun depuis mardi matin, et le petit effort de marche qu’elle venait de faire était beaucoup. Avant de partir, j’ai attendu d’être certain qu’elle n’avait pas besoin de soins médicaux immédiats et que tout irait bien. Arrivés à l’appartement, je l’ai obligée à avaler quelques sucres et deux petits suisses innocents qui lui ont fait rapidement mal au ventre. La femme de ménage était là, et j’ai donc pu partir travailler.


Samedi 21 janvier

        La tension de Clémence est à huit. Son poids est tombé au dessous de 39 kilos alors qu’il était de 41 mardi, et de 44 à la fin du mois de décembre. Sa faiblesse est telle qu’elle frôle la syncope au moindre déplacement, et que nous avons dû lui interdire d’aller seule aux toilettes. Le foie gras qu’Odile est allée acheter aux halles pour exciter l’appétit de Clémence symbolise ridiculement nos vains efforts : la petite n’y touche pas, pas plus qu’aux autres bonnes choses qu’elle aime habituellement. La dérive de la situation est lamentable, et nous ne pouvons que faire benoîtement confiance aux innombrables médicaments prescrits par Garson, en souhaitant d’abord que Clémence puisse ne pas les vomir. Mais il est évident que cette chimiothérapie présente un risque dramatique nettement engagé, et que Clémence, déjà empoisonnée, ne pourrait en supporter d’autres cures : elle en mourrait !


Dimanche 22 janvier

         Quelle silencieuse consternation ! Que notre dimanche est sinistre ! Émilie rôde d’une pièce à l’autre, sans dire un mot, consciente du drame qui se déroule et partageant la peine que nous ne parvenons plus à dissimuler. Peut-être même sait-elle déjà tout de la gravité de la maladie de sa sœur, une gravité qu’elle devine depuis longtemps dans nos visages fermés et dans les chuchotements qu’elle surprend entre nous ; et peut-être aussi préfère-t-elle simuler habilement l’ignorance pour continuer à servir de frein à notre propre dérive. Émilie est assez intelligente et fine pour avoir compris l’importance d’une telle attitude.
        Dans sa condition, il est impensable que Clémence puisse retourner à l’école avant longtemps, et je lui parle même d’un redoublement possible de son année scolaire. Quoi ? Que n’ai-je pas dit ! La perte de ses amies si chères s’ajouterait donc à son malheur ?
        — Oh ! non ! Papa ! dit-elle en pleurant.
        Je reviens vite alors sur ma prédiction en admettant que l’idée du redoublement était sans doute trop pessimiste, et que des cours d’été particuliers feront sûrement l’affaire. Je lui annonce parfois des mauvaises nouvelles comme cela, en faisant marche arrière aussitôt après ; les choses ayant été suggérées restent en son esprit, et elles ont un impact moins douloureux lorsqu’elles se réalisent ensuite.


Lundi 23 janvier


        Clémence quitte la table au milieu du déjeuner, le pouls à 150. C’est en vain qu’Odile a essayé de lui faire avaler quelques cuillerées de légumes amoureusement pressés, et les médicaments eux-mêmes ne passent plus. Affalée sur les coussins du canapé, son petit bonnet bleu enfoncé jusqu’aux oreilles, Clémence dépérit lentement, ou meurt peut-être. Tout signe de vie sonne mal chez nous et paraît incongru.
        Odile et moi parlons peu sinon pour admettre, et c’est nouveau, la disparition de notre enfant. Des tensions inexplicables se créent entre nous, étrange compensation de nos excès permanents et obligés envers Clémence. Nous sommes à bout, exacerbés par la vaine volonté de comprendre et par l’impuissance de notre lutte. Je reproche tacitement à Odile de ne pas parvenir à lui dire tout le chagrin qui est le mien, et de ne pas pouvoir m’exprimer auprès d’elle comme je le fais en ce journal. Mon refus de communiquer ma faiblesse à quiconque fut sans doute l’une des raisons qui m’avait secrètement poussé à entreprendre cette écriture, raisons que je ne percevais pas encore en cette soirée du 4 janvier 1988, mais dont quelque chose m’avait soufflé l’impérieuse nécessité. Quant à Odile, il est probable qu’elle refuserait toujours de lire ces confidences s’il m’arrivait un jour de lui en proposer quelque lecture.
        Je trouve une autre fuite dans ma nouvelle voiture, que je conduis lentement en écoutant toujours des opéras de Mozart. Je regrette, quand j’arrive là où j’allais, de quitter l’état second dans lequel la musique me retenait et d’affronter le réalisme du quotidien. Ce n’est pas que la musique étouffe ma sensibilité, bien au contraire ; elle ne fait que la déplacer sur un autre registre où je ressens d’une manière différente toutes mes craintes accumulées. Cela m’est nécessaire. Une violente résonance casse parfois le rythme subtil de cette perception, lorsque la musique, synchronisée sur une pensée sombre, s’amplifie avec elle jusqu’à m’en faire éclater la tête et le cœur.


Mardi 24 janvier


        Il y a du sang noir et rouge dans les vomissements de Clémence ce matin. Son poids est tombé à 37 kilos. Je n’ai que trop attendu et décide de demander son hospitalisation d’urgence.
        La petite étant à la limite de la syncope, sa descente de l’appartement jusqu’à la voiture est laborieuse. Sur le parking de l’hôpital elle est prise en charge par un brancardier qui la conduit jusqu’à sa chambre en fauteuil roulant. L’interne qui l’examine observe son lamentable état de dénutrition et procède immédiatement à la perfusion des solutés dont elle manque totalement depuis une semaine. En apprenant qu’elle va rester ainsi pendant plusieurs jours, Clémence pleure beaucoup et crie son désespoir, les mains jointes vers le ciel.
Tandis qu’on lui perce à nouveau la veine, elle cache sa tête contre moi et me serre du peu de vigueur qui lui reste.
        — Oh ! Papa ! murmure-t-elle en un souffle.
        Que mon chagrin est infini alors, qu’il l’est encore à l’instant où j’écris ces lignes, et comme il le sera toujours chaque fois que ces deux mots-là résonneront dans mon cœur !
        Clémence continue de vomir d’inquiétants caillots de sang. Par instants son cœur s’emballe ; elle sent aussi des fourmillements dans tout son corps et comme un poids qui lui oppresse le ventre. Elle est assoupie, les yeux entr’ouverts et fixes, le visage blanc et décharné ; je surveille qu’elle ne soit pas morte.
        Roché arrive vers midi, constate les dégâts, et laisse entendre qu’il faudra bien arrêter cette chimiothérapie aux effets secondaires si néfastes. Il avoue n’avoir jamais vu une réaction aussi violente au « platine », le produit qu’il désigne comme le responsable de ce désastre. Mais si les vomissements de sang sont la manifestation la plus inquiétante aujourd’hui, rien ne dit que dans d’autres viscères des effets non décelables ne sont pas plus terribles encore ; on sait que les chimiothérapies ont leurs propres risques vitaux.
        La première séance de rayons a eu lieu dans l’après-midi. Après le dîner je prends le relais d’Odile au chevet de la petite ; elle reviendra plus tard pour passer la nuit auprès de sa fille. Elle donne quatre heures de cours demain matin et quittera directement l’hôpital pour le lycée. Quelle vie !


Jeudi 26 janvier

        J’ai déjà disserté sur l’espoir dans ce journal, et sur le fait qu’il ne puisse se nourrir dignement que d’une réalité objective. Notre réalité objective c’est toute la terrible année écoulée, c’est l’affligeante observation du présent, et c’est leur désastreuse extrapolation à l’avenir. Maigre espoir, donc ? Pas forcément. Car mon expérience à ce jour m’indique que notre espoir est fait de deux composantes.
        La première de celles-ci, concrète et évidente, réside dans le réconfort d’une certaine probabilité de guérison. Qu’elle soit réelle ou inventée, c’est grâce à elle que nous n’avons pas en permanence la vision globale de la maladie, de son déroulement, de son symbole, de son issue, ni donc une conscience vive et constante de notre malheur. Les modifications physiques apportées à Clémence par son traitement ne font que décaler sa normalité d’un biais que l’on remarque moins après de longs mois d’habitude. Même si l’écriture pessimiste de ce journal pourrait donner à un hypothétique lecteur une fausse idée de nos vies, nos quotidiens se passent pourtant de façon pratiquement normale, hors des cures de Clémence bien sûr, et loin de l’intolérable souffrance physique qui la ronge alors.
        Notre état de chaque instant est ainsi une pondération de ces deux ingrédients antagonistes que sont l’espoir concret et le chagrin. Selon l’air du temps et les événements extérieurs, l’un ou l’autre de ces pôles est privilégié, mais il nous appartient d’en maintenir toujours un équilibre lucide, raisonné et intelligent, où la notion même d’espoir implique la conscience du désespoir, et où le plus grand des malheurs n’exclut pas la recherche permanente d’impulsions d’intense bonheur.
         C’est autour de ce bonheur étrange qu’intervient la deuxième composante de l’espoir, la plus subtile. Abstraite et complexe, c’est elle qui permet de vivre le présent malgré tout.
        La guérison de Clémence étant très peu probable, notre espoir — j’affirme qu’il existe ! — puise forcément ailleurs la nature de sa substance et l’essentiel de son énergie ; cet ailleurs est la concentration d’infini que représente notre enfant, et dont la densité croît à chacun des jours qui nous rapprochent de sa mort. Plus que jamais — et avec quel vertige ! — l’accélération de sa vie nous désigne Clémence comme le véritable sens de toute vie et de la nôtre. Voici qu’elle devient une apparition, source éphémère de joie absolue et à laquelle il faut vite nous abreuver ; cette soif et cette hâte constituent alors un rempart qui nous permet de ne pas subir dès aujourd’hui la formidable pression du malheur que nous vivrons demain.
        Même si l’exercice mental qui mène à cette conclusion est rude, et bien que n’ayant pas la foi religieuse qui m’eût apporté l’aide idéale pour exprimer et transcender cette idée, j’affirme que dans la perspective de la mort de Clémence, notre bonheur est celui, illogique mais bien réel, d’une extase merveilleuse et d’autant plus surnaturelle qu’on se rapproche de la rupture finale. Dans la suite de cette contemplation, les durées de nos vies perdent de leur importance, et elles deviennent même toutes égales face à l’immensité suggérée du symbole de Clémence et du message de sa vie.
        Peut-être suis-je devenu fou pour écrire une telle chose, mais aussi absurde et paradoxal que cela puisse paraître dans le contexte des pronostics médicaux, la mort programmée de Clémence nous offre donc de pouvoir vivre quand même un véritable bonheur, à la seule condition d’y croire et de le vouloir. Se laisser prendre au jeu de la joie feinte que nous devons montrer à Clémence pour lui éviter de sombrer dans sa vérité, en est déjà le début. Et je comprends mieux maintenant cette nécessité qu’avait énoncée Mme Chavent lors de notre première entrevue : savoir fouiller le présent pour lui arracher la plus infime matière de joie possible. Et j’ajouterais : faire de cette recherche le bonheur lui-même. De même que le trésor que découvrirent les fils du laboureur de la fable fut la vertu de leur seul travail, notre bonheur ne résidera plus désormais que dans la volonté de le trouver ; et vouloir le chercher sera l’avoir trouvé déjà.
        La volonté de bonheur, pouvoir l’extraire des évidences du malheur, bien sûr c’est cela l’espoir !
        Et le courage, qui est le premier moteur de cette recherche, est donc déjà espoir, et donc il est aussi bonheur, et c’est l’exemple lumineux de Clémence qui nous démontre la limpidité merveilleuse de tout cet enchaînement…
… Car pour nous, tous ces mots-là n’en sont qu’un seul : amour !
        Oui, et c’est grâce à l’amour que nos lendemains terribles seront porteurs de plus d’espoir encore !


Vendredi 27 janvier

        Clémence est sortie de l’hôpital ce matin, très affaiblie encore mais capable de se nourrir et moins moribonde que mardi.
        Ce soir nous dînons chez des amis avec un prêtre dominicain que nous rencontrons parfois chez eux, Alain Quilici. À la fin du repas, nous annonçons à nos amis qui l’ignoraient encore, le cancer qui nous ronge depuis plus d’un an. Cela fait du bien de parler. Alain Quilici nous écoute, et nous dialoguons avec lui à un niveau plus élevé que celui où nous situons habituellement ce sujet avec les très rares amis auxquels nous nous confions. Nous parlons du chagrin, de la mort, de Dieu ; je lui dis ma notion tardivement découverte de l’espoir et qui est la faculté de pouvoir vivre le présent, comme nous le faisons ce soir par exemple. Alain Quilici reconnaît la similitude de ce que je nomme espoir avec ce que lui appelle la grâce.
        Une grande sérénité habite ce prêtre, cet ami que je découvre et dont la foi imprègne les propos. Je lui envie cette force qu’il possède et dont j’aurais tant besoin, moi aussi, pour que mon espoir fût Espérance et mon enfant immortelle.

Samedi 4 février 1989

        La tumeur au bras de Clémence n’a pas diminué depuis trois semaines ; elle s’est même durcie et enkystée. La chimiothérapie a donc été non seulement inefficace, mais néfaste dans la mesure où elle n’a assuré que son lot d’effets secondaires et indésirables. Roché, à qui nous avons fait part de nos préoccupations, a reconnu enfin que le volume de la tumeur est stationnaire ; il nous annonce aujourd’hui que la terrible chimiothérapie est supprimée, mais qu’une intervention chirurgicale a été décidée pour vendredi prochain. Clémence est assommée par cette nouvelle inattendue, mais soulagée en même temps de l’arrêt du monstrueux traitement qui avait poussé sa souffrance jusqu’à un degré aussi extrême.
        Eugénie et Hélène ont passé l’après-midi à l’appartement. Gaie de sa solitude momentanément brisée, Clémence reconnaît que c’est sa meilleure journée depuis longtemps. Et nous portons ce soir une affection particulière à ces amies-là qui ont su faire renaître sur le visage de notre enfant le sourire véritable dont nous guettions le retour.
        Synchronisés sur Clémence, il en est forcément de même pour nous. Car comment pourrions-nous afficher notre tristesse après le retour de ses rires habituels, de son insouciance apparente et de son affection joyeuse ? Contrairement à ce que je pense parfois, je suis convaincu aujourd’hui que nous avons raison de cacher à Clémence la nature de sa maladie et de la protéger des doutes qui l’envahiraient. Cela lui permet de vivre presque normalement, et l’obligation que nous avons alors de respecter et d’entretenir son bonheur, libère aussi le nôtre. Oui, c’est bien cela l’espoir !




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