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UN ESPOIR BREF
(25 août 1988 - 22 décembre1988)
Et en ce point extrême de l’attente,
que nul ne songe à regagner les chambres !
Saint-John Perse
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Jeudi 8 septembre 1988
C’était lundi la rentrée des classes avec tout son cortège d’anecdotes et autres histoires de retrouvailles. Nous les écoutions avec une délectation avivée par la crainte de ne plus entendre bientôt ces joies. La journée de Clémence n’avait été que légèrement assombrie dans la matinée par une injection d’Oncovin sans surprise et vite passée.
Lisant une encyclopédie, j’ai appris que ce perfide Oncovin est extrait de la pervenche. C’est vraiment son seul côté « fleur bleue ». On voit ici quelles sont les pages choisies pour mes joyeuses lectures.
Ce devrait être aujourd’hui un grand jour pour moi : mon livre de mathématiques (1) est sorti après plusieurs années de travail et de mise au point. Quelle joie eût engendré ma fierté si le malheur n’avait infusé le moindre de nos plaisirs ! Champagne cependant, pour ne rien laisser paraître et pour que la vie continue !
(1) « Résolution numérique des équations aux dérivées partielles ».
Lundi 12 septembre
J’étais aujourd’hui à l’enterrement du fils d’un ami. Le chagrin de la cérémonie m’a bouleversé, et en revenant de Bagnères-de-Bigorre je ne pouvais m’empêcher de penser à la mort probable de ma petite. Mes larmes brouillaient la route.
Clémence, à mon retour, voit ma tristesse et la partage ; elle me console en me disant cette phrase invraisemblable :
— Heureusement que ce n’est pas ta petite fille chérie qui est morte !
Il faudrait des pages et des pages pour rendre compte de toutes ces petites remarques quotidiennes de Clémence, innocemment faites en des occasions diverses, et qui pourraient être interprétées en relation avec son propre drame. Je suis très réceptif à ces phrases anodines, aussi bien qu’à toutes les coïncidences d’événements qui jalonnent notre vie de chaque jour. Même si leur rapport avec le destin de Clémence est faible, insignifiant ou ambigu, la perception de ces détails me glace toujours du même effroi.
Mercredi 14 septembre
Grand jour ! Lors d’une visite de routine à l’hôpital, Roché nous annonce la fin de la chimiothérapie. La dose totale de produits toxiques a atteint le seuil maximum au delà duquel il y a risque de complications rénales. Nous entrons donc dans une phase d’attente et une phase aussi d’espoir qu’il ne se passera plus rien. La petite est folle de joie, mais sous la grande gaieté qui règne chez nous ce soir, c’est la structure d’une angoisse nouvelle qui se trame.
Mercredi 4 octobre
J’avais provoqué pour ce matin une visite de contrôle de l’état de Clémence, une peur injustifiée m’ayant incité à faire avancer une visite prévue ultérieurement. Tout va bien. Toutefois la radio pulmonaire présentait une anomalie suspecte, et après avoir longtemps examiné l’image avec des collègues, Roché a ordonné un scanner immédiat, abandonnant Odile à une folle angoisse. Mais le défaut incriminé n’était dû qu’à une mauvaise position de Clémence durant la prise du cliché ; ou, plus probablement, c’est son cœur un peu trop gros qui aura été injustement suspecté une fois de plus.
Nous restons donc toujours attentifs aux moindres signes de fatigue de Clémence. Mille craintes et interrogations nous harcèlent quotidiennement et nous rongent doucement, alors que la moindre tristesse dans son regard nous précipite vers elle pour la consoler d’un rien. Clémence a ordre de nous signaler toutes les douleurs qu’elle ressent et toutes les bizarreries qu’elle peut observer sur son corps, et cela sans décider elle-même de l’importance ou non de ses observations. Elle nous obéit, et notre vie est ainsi ponctuée de signalements de bobos, anodins jusqu’à présent mais que nous recevons toujours comme des impulsions de crainte brute dont les effets ne se dissipent ensuite que lentement. Il n’est de nuit (ah ! mes nuits !) où cette nappe de crainte ne remonte au bord de mon âme, devenant cauchemar et plongeant mon demi-éveil dans un brouillard d’angoisse et d’impuissance ; je revis alors notre calvaire en le prolongeant dans des scénarios de catastrophe et d’absurdité.
Mais malgré tous ces épisodes nos vies ont repris un cours presque normal. Les souffrances de Clémence nous paraissent bien éloignées depuis la fin des abominables cures de chimiothérapie, et leur trace n’est plus faite aujourd’hui en nos esprits, que de la volonté d’en fuir le souvenir et d’en débarrasser notre quotidien.
Cette apparente normalité m’entraîne à retrouver envers Clémence une sévérité modérée. Son laisser-aller scolaire actuel vient du refus systématique de se faire aider ; elle ne veut plus réussir que par elle-même, sacrifiant parfois à cette exigence la bonne compréhension des choses. Bien que cet entêtement parte d’une qualité louable, je la réprimande parfois. Pourtant, après que je l’ai grondée, quel remords j’emporte de lui avoir fait ce chagrin pour des études qui ne serviront probablement jamais à rien ! Quel vertige devant l’infinité d’amour et d’affection dont nous serons privés si elle nous quitte, et quelle tendresse dans les baisers d’excuses dont je viens vite l’inonder peu après !
Vendredi 27 octobre
La démystification de la maladie de Clémence est une démarche essentielle de notre volonté de croire à sa guérison. L’anecdote suivante traduit notre état d’esprit permanent.
Émilie commence à avoir des cheveux très longs et arbore une coiffure à la mode dite « coque » et qui fait évidemment l’envie de Clémence. Ce soir, à table, je me permets de dire que l’une de mes filles est coiffée « à l’œuf » et l’autre « à la coque ». Dans l’amusement qui suit mon terrible jeu de mots, nous décrivons la future coque de Clémence, et la petite en rit de bonheur.
Il fallait oser, mais c’est aussi cela l’espoir !
Mercredi 2 novembre
C’était aujourd’hui l’ouverture du grand salon annuel des antiquaires de Toulouse. Présent dès la première heure, j’ai trouvé pour un prix très bas un rarissime appareil photographique ancien auquel j’avais rêvé durant les longues années où ma collection en ce domaine était active et durant lesquelles mes recherches sur l’histoire de la photographie occupaient tous mes loisirs. La découverte de cet objet introuvable a entraîné chez moi une réaction d’euphorie pour le moins curieuse. Autant par jeu que par l’assurance d’une réponse négative, j’ai répondu par un prix élevé à la demande de rachat que me fit un marchand parisien auquel je montrai victorieusement ma trouvaille. Ma grossière erreur d’estimation fit que ma proposition fut acceptée sur-le-champ, et que je ne pus que voir partir mon interlocuteur avec son trophée, fiévreux à son tour. Rentré à l’appartement et après consultation de mes livres, j’ai pu me rendre compte que cet objet valait beaucoup plus que ce prix, et surtout que j’aurais dû me taire et rester fidèle à ma passion ancienne.
Mon dépit et ma colère m’affectent beaucoup en cette soirée ; tel que je me connais, il me faudra un certain temps pour me remettre de ma stupidité et d’avoir failli aussi lamentablement dans un domaine où je me croyais infaillible.
La relation ici de cet épisode n’est pas étrangère au sujet unique de ce journal. Car si mon obsession de la maladie de Clémence, avec le chagrin qui est ma vie depuis dix mois, a pu être écarté ainsi par cette grossière question matérielle, c’est que le futile refait surface en prouvant donc que tout va mieux, non ? Cela révèle que mon optimisme en la guérison fait désormais partie de ma routine, et que le spectre fatal donc n’est plus fixe en mon esprit.
Cette prise de conscience vaut évidemment une fortune : j’ai donc fait quand même une excellente affaire !
Mercredi 30 novembre
La relation quasi-quotidienne de notre calvaire m’aura été d’un grand secours au long des terribles mois passés. Le plaisir que j’éprouve à écrire et à manipuler l’ordinateur m’aura aussi permis d’occuper beaucoup de mes soirées sans quitter l’enfant à laquelle je me dois entièrement. J’aurai trouvé loisir à exprimer ici mes craintes et mes espoirs, dans l’alliance sacrilège du jeu et de la prière.
Mais actuellement je délaisse vraiment mon journal, et c’est tant mieux car cela traduit l’absence d’événements nouveaux et donc l’heureuse continuation de la rémission de la maladie. La mise en veilleuse de mon écriture m’évite de trop analyser ; mais pour autant je ne repousse aucune pensée sombre qui me vient, car ce n’est pas en m’enfonçant dans une fausse réalité, sécurisante et trompeuse, que je trouverai l’espoir réaliste auquel j’aspire ; celui-ci continue donc de s’abreuver à la crainte de fond, sourde et latente, qui demeure.
Vendredi 2 décembre
Un an déjà. Il fallait que cette banalité fût écrite. Un an déjà depuis la découverte, ce soir-là, de l’étrange objet qui déformait le bras de Clémence et que nous regardions, idiots muets et inconscients, avec une crainte refoulée. Que de malheurs en cette année ! Les hésitations de décembre, l’indifférence des médecins, notre voyage en Égypte, les affres de janvier, celles de février, celles de mars… Comment avons-nous donc pu parvenir jusqu’à aujourd’hui ? Et certains des épisodes vécus me semblent à ce point invraisemblables que je me demande si mon imagination ne les a pas amplifiés ou même inventés.
Au moment où j’écris ces lignes, je n’ai pas encore osé relire ce journal, tant je suis effrayé chaque jour par ce que j’ai vécu la veille, et aussi, dans une sorte de pudeur envers moi-même et dans le refus de toute pitié, tant je crains de porter sur mes propres écrits le regard d’une narcissique compassion.
Dimanche 4 décembre
Printemps si attendu de notre automne, la repousse des cheveux de Clémence n’est pas une affaire mineure. Alors qu’aux yeux de la petite la perte de ses cheveux fut la manifestation la plus cruelle du sort qui la frappa, leur retour si attendu est l’événement le plus important depuis celui-là. Le crâne blanc et lisse a commencé à s’assombrir à la mi-septembre puis à râper délicieusement nos mains peu avares de caresses. Dès le dixième de millimètre Clémence passait son temps devant la glace, caressant le velours ras et précieux, se contorsionnant pour tenter d’observer sa nuque, et échafaudant dans son propre regard le plan sans cesse reformulé d’un bonheur nouveau. La coiffure qui serait bientôt la sienne, longue et ondulante un jour, courte et moderne le lendemain, était le principal sujet de conversation à table, et c’est avec un délice partagé que nous écoutions ces divagations chargées d’espoir. Le soir, quand nous l’embrassions dans son lit, nos doigts effleuraient les pousses timides et nous participions un peu avec elle à l’évocation sacrée de ses lendemains inspirés.
Aujourd’hui Clémence ressemble au petit garçon que j’étais lorsque je revenais de chez le coiffeur après que ma mère lui eut stipulé de me coiffer très court. Les cheveux, serrés et soyeux, sont arrivés à deux centimètres et ils sont mesurés tous les jours. Ils semblent plus fins que la toison originelle, et l’épi frontal, caractéristique et héréditaire, est bien présent, signant le retour de l’identité et du moi disparus. La main de Clémence ne quitte plus cette petite fourrure douce et jolie, et nous-mêmes y promenons souvent nos doigts et nos lèvres pour le plus grand bonheur de l’enfant qui sent, dans la douceur retrouvée de ces caresses, renaître des émotions oubliées.
J’ai suggéré à Clémence de ne plus porter sa perruque, mais elle refuse car ce n’est pas encore le jour, dit-elle. Nous lui expliquons cependant que la repousse des cheveux sera très longue et que chaque mois n’apportera pas une transformation aussi visible que celle du premier centimètre. Nous ne pouvons que l’exhorter à la patience et à savoir apprécier l’état de chaque jour pour lui-même, indépendamment de l’état de la veille dont il découle et de celui du lendemain qu’il va induire. Chaque jour doit être vécu isolément ; attendre le lendemain, c’est vivre le quotidien au rabais ou à l’échec, et donc ne pas vivre du tout. C’est au travers de ce principe essentiel que nous avons nous-mêmes évité de sombrer dans l’état de terreur qui nous a menacés si longtemps.
Clémence a été mise en garde aussi contre une rechute de sa maladie qui impliquerait une autre chimiothérapie et donc la perte encore de ses nouveaux cheveux. Il serait irresponsable de la laisser dans la certitude d’une guérison définitive alors qu’une rechute reste très probable, hélas !
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Mercredi 21 décembre 1988
Je mène aujourd’hui Clémence à sa visite de contrôle. Dans la salle d’attente, quelques enfants « guéris » offrent le spectacle de leurs handicaps, tandis que des femmes devisent de leurs problèmes en des termes où la maladie est crûment appelée par son nom ; je parle à Clémence de choses et d’autres pour lui éviter l’écoute de ces propos.
Roché palpe Clémence partout et constate que tout va bien. La petite a grossi de deux kilos depuis la visite d’octobre, les échographies effectuées sont bonnes, la radio des poumons aussi ; une inquiétante douleur, qui était apparue au bras la semaine dernière, a disparu. Roché est satisfait et nous communique son optimisme ; la radiothérapeute aussi, qui observe la symétrie rassurante de la repousse des cheveux depuis la terrible erreur de juin. J’en suis tout joyeux et je communique ma joie à Clémence qui la guettait. Je lui assure qu’elle est guérie, et, bigre ! j’y crois. J’aime cette petite et je l’embrasse. Quelle belle journée !
Samedi nous partirons en Bretagne pour y passer en famille les fêtes de fin d’année. Nous allons revoir la chère Mamie, bavarder avec nos amis de là-bas, marcher sur la plage dans le vent frais et iodé, faire du vélo ; nous irons au Mont Saint-Michel, à Pont-Aven peut-être… Au retour nous passerons une nuit chez des amis à Perros-Guirec… Tout sera bien et nous serons heureux. Clémence a hâte. Il est midi et justement les vacances commencent. Vivons.
Tous les autres élèves étant absents, c’est une leçon particulière de tennis que Victor donne à cette élève appliquée, heureuse de l’attention unique dont elle bénéficie, et qui redouble d’efforts pour parachever sa victoire sur elle-même et la prouver aux autres.
Bien, Clémence ! |