Cueille la Nuit

chapitre 3/15
chapitre 2        chapitre 4  

3

UN ÉTÉ EN ENFER

(30 juin 1988 - 24 août 1988)


Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer ! (…) Je brûle comme il faut. Va, démon !

Arthur Rimbaud

 

 

 






Samedi 2 juillet 1988


        La perruque de Clémence nous était devenue insupportable. Les faux cheveux trop volumineux écrasaient son visage amaigri, et même s’ils respectaient vaguement sa coiffure originelle, il faut admettre que l’exigence de ce détail n’aura pas gâté cette enfant têtue. Il était impensable qu’elle pût se montrer ainsi à Carantec et affronter à nouveau les risques de remarques douloureuses.
        Bien que Clémence ne voulût pas d’autre perruque, c’est de force qu’Odile l’a emmenée en ville aujourd’hui et lui a imposé une nouvelle coiffure courte. Et c’est une métamorphose que la petite elle-même est obligée de reconnaître. Il n’y a plus de délimitation précise sur le front, et ses cheveux en paraissent plus naturels ; des mèches tombent maintenant en un désordre organisé qui masquera un peu la perte prochaine des nouveaux sourcils. La nouvelle perruque est beaucoup plus en harmonie avec la forme de son visage et nous la trouvons même jolie.
        Émilie retourne en Angleterre dans la même famille que l’an passé, là où elle s’était trouvée bien. Clémence étant d’un tempérament plus fragile, nous avions décidé que ce serait elle qui aurait séjourné cette année dans cette maison connue. Elle avait même déjà écrit à Jemma, la petite anglaise, pour lui dire « hello ! » et lui annoncer son arrivée prochaine. Mais le destin a voulu que Clémence regarde à nouveau sa sœur partir et qu’elle se pose ce soir des questions sur le déroulement anormal de sa vie ; elle nous dit sa crainte de ne jamais connaître, à son tour, la joie et l’angoisse mêlées d’un départ.


Lundi 4 juillet

        Vacances, Carantec. La blanquette sacrée de Mamie est au bout de la route. La forme radieuse de Clémence nous fait oublier nos tourments, et la joie de tout_le_monde désigne comme marginal le cauchemar qui nous suit en parallèle.
        Six mois aujourd’hui depuis le jour terrible où la maladie de Clémence nous fut connue, un chagrin infini concentré en un court instant, une impulsion de malheur total. Cette seconde inoubliable diffuse dans toute notre existence. Le temps pour nous a recommencé là, et les secondes qui s’enchaînent procèdent toutes désormais de cet instant premier, infiniment bref et dense, explosion instantanée qui projette continûment sa maléfique puissance.
        Six mois déjà. Que d’angoisse et de courage, que de mensonges et d’optimisme feint, que d’espoirs, que de découragements, que de larmes, que d’amour ! Il nous faut avoir connu cela pour savoir le prix d’une seconde de bonheur présent. La joie intensément perçue d’un simple sourire, la force d’amour contenue dans un regard, s’accumulent en nos cœurs et en nos mémoires avides.


Mercredi 6 juillet

        Aujourd’hui j’ai rendu visite à ma mère, à Ploudalmézeau. En raison de son état dépressif je ne souhaitais pas encore la mettre au courant du malheur qui nous frappe, et j’étais donc venu seul. Quelques mots énigmatiques m’échappèrent cependant qui ont trouvé résonance dans son cœur ; intuitive, elle a bien senti que quelque chose ne va pas chez moi, mais c’est sur des paroles rassurantes que je l’ai quittée en remportant mon lourd secret et mon chagrin entiers.
        Je l’avais longuement promenée au bord de la mer, vers Porspoder d’abord, le long de la côte sauvage ensuite, puis de Portsall à Tréompan, Lampaul et Saint-Pabu. Je roulais à vitesse lente et nous écoutions un opéra de Mozart. Nous parlions peu, rêvant le long de ces dunes superbes où s’inscrivirent son enfance puis la mienne. Sur le sable des immenses grèves, nous observions que la violence d’aucune marée n’a pu encore effacer les empreintes de nos jeux d’alors, et la magnifique tempête d’aujourd’hui me paraissait bien sécurisante en comparaison des noirs orages où je me débats chaque jour.
        Pas un mot n’a donc été dit de Clémence, ma mère s’étant étonnée seulement de son absence à cette visite. Et ce fut bien dommage que le vaste champ de mes premières rêveries, celui qui participa à mon caractère et auquel je révélai mon devenir d’aujourd’hui, n’ait pu recevoir l’écho et la trace, en cette communion, de la fugitive tendresse de sa petite-fille.


Dimanche 10 juillet

        Treize ans. Fasse le ciel que Clémence connaisse beaucoup d’anniversaires encore, et aussi joyeux que celui d’aujourd’hui ! Peu de gens ont connu à cet âge une pareille densité de malheur. Le gâteau n’avait pas de bougies, et s’il en avait eu je n’aurais pu m’empêcher de voir un désastreux symbole dans l’extinction des petites lumières.


Lundi 11 juillet

        Clémence écoute des cassettes dans ma voiture. Je la rejoins et je lui apprends un peu à conduire. Nous sommes bien là, ensemble, plaisantant de mille choses. Et puis voici que Clémence rit.
        Ai-je déjà décrit ici le rire de Clémence ? Ce n’est pas rien. Clémence rit souvent, par tempérament, et tous les prétextes lui sont bons pour cela. C’est ainsi depuis qu’elle est toute petite, et notre rieuse communique son rire à qui veut, et plus on la raisonne et plus elle rit, et plus elle rit et plus elle est heureuse… Son rire est cristallin, de timbre et d’âme, et il s’accompagne de mots gentils pour tout le monde, prononcés au superlatif, des mots d’amour qui incitent à la suivre et à partager son exubérant bonheur. Peut-on rêver de joie plus pure que celle-là qui déborde directement de l’âme ? Clémence est une source de joie, et elle en donne à tout le monde, autant que l’on veut, et j’aurais évidemment quelque remords à raisonner de pareils débordements. Quelle merveille !
         Voici que Clémence ne peut plus parler tellement elle rit. La voici qui se moque de moi parce que je ris moins qu’elle, et plus elle se moque et plus elle rit, et plus cela continue. Que je l’aime ! Mes propos modérateurs, incongrus dans une telle divergence, ne sont évidemment pas entendus, et c’est parfait ainsi. Nous pleurerons assez lorsque ces rires se seront éteints et lorsque nous ne pourrons plus alors que regretter et ne pas comprendre toute action qui aurait été tentée pour en atténuer le merveilleux excès.
        Mais une ombre passe et le rire s’arrête… Qui va là ?


Mercredi 13 juillet

        C’est la dure réalité qui nous réveille ce matin. La prochaine cure de Clémence doit commencer aujourd’hui à l’hôpital de Rennes, le seul hôpital en Bretagne où on peut s’occuper de son cas. La formulation sanguine a été vérifiée très tôt à Morlaix, elle est bonne, et nous n’allons donc pas faire quatre cents kilomètres pour rien.
        Rennes. L’hôpital est neuf et propre. Après les formalités administratives d’entrée, nous nous présentons au troisième étage, tous les trois ensemble, soudés. On nous attendait seulement demain, erreur de transmission malgré mes appels téléphoniques clairs et précis ; mais qu’importe, et c’est avec beaucoup de gentillesse et de sourire qu’on nous conduit dans une chambre où un petit garçon se trouve déjà !
        Clémence ne sera donc pas en chambre individuelle ! Nous soulevons d’emblée la nécessité d’une personne accompagnante, en expliquant que les spasmes vomitifs de notre enfant sont à ce point violents et douloureux qu’ils exigent une présence permanente auprès d’elle, ne serait-ce que pour contrôler le débit des perfusions et aussi un rythme cardiaque soumis à d’inquiétantes palpitations ; et nous racontons brièvement les péripéties de nos drames passés comme s’ils étaient uniques. La responsable du service nous écoute avec attention, mais elle ne semble pas impressionnée par notre discours :
        — Nos personnels sont parfaitement compétents pour assurer en permanence tous les soins dont votre enfant aura besoin : c’est leur métier. D’ailleurs aucun accompagnant nocturne n’est prévu ni admis dans ce service de pédiatrie.
        Le désarroi d’Odile la fait paniquer un peu nerveusement ; je l’arrête avant qu’elle ne porte a priori un jugement sur un séjour dont nous ne pouvons pas anticiper sur le déroulement. Certes notre inquiétude est grande d’abandonner Clémence pour la nuit ; certes aussi nous ne l’avons jamais fait, mais certes encore nous n’avons pas à nous substituer ici à un personnel spécialisé, qui en a sûrement vu d’autres et dont la compétence ne peut être mise en cause, et surtout pas par nous. J’interromps donc Odile désemparée, avant que sa crainte n’agace l’infirmière dynamique que nous avons en face de nous. Pour justifier notre réaction d’appréhension, j’explique que Clémence était à Toulouse dans un service d’adultes où les malades, plus autonomes, sont moins surveillés ; et de toute façon Clémence y était d’autant moins surveillée qu’elle était précisément toujours accompagnée. J’affirme donc ma conviction que tout se passera bien.
Le service comporte une quinzaine de lits seulement, et six à huit personnes s’y activent en permanence. Outre la responsable que nous avions rencontrée d’abord et plusieurs filles de salle toutes charmantes, c’est à une animatrice de jeux d’enfants que nous avons affaire ensuite lorsqu’elle vient proposer à Clémence livres et bandes dessinées. La stupéfiante beauté de cette jeune fille pénètre notre malheur, et j’observe qu’Odile la suit du regard, comme fascinée elle aussi…
        Nous rencontrons ensuite le chef de clinique et Isabelle, l’interne, tous deux jeunes, sympathiques, et dans la suite de la merveille précédente, leur bronzage d’été ne les défavorisent pas non plus ; un stagiaire qui les suit semble quant à lui tout droit sorti d’une revue de mode. En riant, nous nous demandons si nous ne sommes pas ici dans un studio d’Hollywood. Les jeunes infirmières qui n’arrêtent pas de s’affairer avec empressement et vitalité sont sympathiques aussi, souriantes, et donc jolies. La luminosité et la propreté de la chambre, l’attention et la gentillesse actives de tout ce monde nous laissent abasourdis. Je sais que c’est notre espoir qui éclaire ainsi tous ces gens-là, et qui les fait ensuite rayonner vers nous. Nous avons hâte de rencontrer le chef de ce microcosme hors-espace et hors-temps, si brillamment précédé d’un tel état-major. Le professeur Le Gall se présente à nous chaleureusement. Sourire aussi, regard vif, joyeux, sympathique… Notre espoir s’accrochera-t-il à son amitié ? Mais non, nous sommes son quotidien, c’est un médecin, il passe, il est passé… Voilà pour les personnes.
        Le système de perfusion est fixé au bras par une attelle qui empêche tout mouvement relatif de l’aiguille par rapport à la veine et qui élimine ainsi le risque de perforation interne dû à des mouvements incontrôlés. L’attelle est d’une telle simplicité, et sa nécessité est si importante quand on sait que l’infiltration d’Oncovin dans le muscle entraîne sa nécrose rapide, que je m’étonne que cette précaution ne soit pas systématique. La perforation accidentelle survenue lors de la cinquième cure de Clémence, inoffensive heureusement puisque c’était durant une perfusion de glucose, aurait pu ainsi être évitée. De plus les débits sont ici régulés automatiquement par une pompe électronique, de sorte que la perfusion dure exactement le temps fixé ; une alarme se déclenche lorsque le débit s’arrête, par accident ou quand la perfusion est normalement terminée.
        Bien que cet appareil soit sûrement peu coûteux, Clémence n’en a jamais bénéficié jusqu’à présent. Il a été remplacé par notre vigilance constante et par nos yeux braqués en quasi-permanence sur le goutte-à-goutte dans la régulation manuelle duquel Odile est devenue experte. Que de fatigues et de soucis nous auraient été épargnés par cette technique simple !
        Clémence étant soumise à autant de permanentes attentions de la part des personnes et des machines, nous avons moins d’appréhension à la laisser pour la nuit. L’hôtel près de l’hôpital paraît lugubre et peu accueillant, et nous préférons dîner en ville puis profiter d’une maison mise à notre disposition par des amis. Rennes semble une ville désertée ; il fait froid. Nous errons dans le centre, retrouvant là des souvenirs lointains de nos vies estudiantines. Qui eût cru alors à notre errance d’aujourd’hui ? La vivante ambiance de la brasserie où nous dînons nous aide à parler moins tristement.
        Vers minuit Odile téléphone à l’hôpital. L’infirmière de nuit, grande bavarde, lui explique longuement que tout va bien.


Samedi 16 juillet

        Vers dix-huit heures, hier, les perfusions de Clémence étaient terminées ; nous avons quitté la chambre, saluant discrètement et souhaitant bon courage aux parents aussi tristes que nous d’un petit garçon qui venait d’arriver et dont la tête maladive était couverte de longues cicatrices. Deux mots et un sourire nous avaient suffi pour signifier à quel point nous étions proches ici les uns des autres. Une même famille !
        Clémence a bien supporté sa cure, et cela malgré le retour de l’actinamycine. À son début d’appétit hier soir, nous savions déjà qu’elle se remettrait vite. Mais faible quand même après deux jours de jeûne intégral, elle a ce matin un début de syncope à la charcuterie ; une resquilleuse mégère, qui avait déjà tenté de se faire servir avant son tour chez le poissonnier, en profite.


Dimanche 31 juillet

        C’était aujourd’hui le baptême du petit neveu d’Odile. Cette cérémonie avait déjà été programmée l’an passé mais avait dû être reportée en raison du décès du parrain. Clémence était la marraine, et c’était un grand jour pour elle, autant par le bonheur de cet exercice maternel que par l’orgueil d’une responsabilité affichée. À l’église, au moment où elle lisait le texte que le cérémonial lui imposait, l’émotion m’étreignit et je ne pus m’empêcher de pleurer. Tout le monde ici était ému et priait pour que, dans une affreuse coïncidence, la mort n’emporte pas aussi l’adorable petite marraine qui était si fière, si aimante et si heureuse.


Mardi 2 août

        La dixième cure de chimiothérapie doit commencer aujourd’hui. La numération sanguine, effectuée très tôt à l’hôpital de Morlaix, n’a jamais été aussi mauvaise, mais selon les normes de l’hôpital de Rennes, différentes de celles de Toulouse, elle autorise tout de même le début du traitement. Le recul de la maladie prime ici sur la crainte d’une infection due à une numération basse. Vers dix heures nous quittons donc Carantec et la chère Mamie qui retient mal ses sanglots.
        Pensant que le seul calmant qui convienne à Clémence lui avait été administré dans la continuité de la cure précédente, nous nous apercevons trop tard que les cinq précieuses gouttes ont été oubliées. Dès dix-huit heures les spasmes commencent, et lorsque nous la quittons, obligés, Clémence est déjà en proie à d’épouvantables vomissements. La nuit sera dure.
        Déjà épuisés nerveusement et physiquement par cette première demi-journée de veille, nous cherchons un bon restaurant où nous reposer un peu, et nous nous retrouvons dans une brasserie où j’allais parfois fuir les mathématiques lorsque j’étais étudiant. Après l’ambiance oppressante de l’hôpital, nous prenons plaisir à la vie bruyante d’ici et participons à la conversation brillante et rabelaisienne d’un voisin de table à l’état éthylique avancé. Mais celui-là ignore que derrière notre gaieté nous songeons à notre petite qui, en ce moment, vomit sa bile jaunâtre et malodorante, la bouche ouverte et déformée en une horrible grimace, le visage congestionné, les yeux révulsés et injectés de larmes, et essayant dans un râle effrayant d’extraire le démon qui lui déchire le ventre. Comment pouvons-nous nous amuser en cet instant de la drôlerie de notre voisin ? Et comment pourrait-il imaginer que sous nos airs intéressés et rieurs nous puissions cacher un drame intérieur d’une telle intensité ?
        Comment aurions-nous pu, il y a sept mois, imaginer la force qui est la nôtre aujourd’hui ? Après nos larmes incontrôlables des premières semaines, plus rien de notre chagrin n’apparaît dans notre comportement extérieur. Nous sommes parvenus à simuler la normalité, et cette performance me laisse songeur. C’est cette volonté constante et nécessaire qui nous permet d’éviter la catastrophique spirale de la détresse. Bien qu’Odile et moi nous parlons généralement peu de notre malheur, nous sommes quand même l’un pour l’autre de solides appuis, et qu’importe notre silence puisque nous sommes totalement ensemble, et que nos pensées sont suffisamment à l’unisson pour ne pas nécessiter une expression verbale dégradée de notre chagrin et de nos craintes. C’est aussi une certaine pudeur qui nous interdit de parler d’avenir, un avenir que nous savons noir ; aurions-nous alors compris que c’est le présent qui est espoir ? Voilà un sujet qui ne manquera pas d’être analysé ici.


Mercredi 3 août

        Les spasmes de Clémence se sont prolongés très tard, et le reste de sa nuit a été difficile aussi. Nous la retrouvons ce matin, vidée et malheureuse, et nous ne pouvons que rester auprès d’elle, lui sourire et ne rien dire. Depuis longtemps Clémence ne veut plus qu’on la touche ni qu’on l’embrasse quand elle souffre ; elle ne se plaint jamais et ne dit pas un mot. Je me souviendrai toujours de la première cure, au plus fort de l’incompréhension de l’enfant, lorsque nous rafraîchissions son front avec des serviettes humides, et que nous la caressions en permanence pour lui signifier notre présence et notre intégration à sa souffrance. Elle a beaucoup mûri depuis et refuse ces artifices de confort ; elle a compris qu’elle ne gagnera son combat qu’avec les propres armes de son corps et de son âme.
        La petite voisine de chambre, Fabienne, est bien à plaindre, mais l’est-elle vraiment plus que Clémence ? Elle fait des séjours prolongés à l’hôpital depuis un an. Son petit crâne chauve laisse apparaître des cicatrices immenses sur l’arrière de la tête, sa maigreur est extrême, et elle ne mange absolument rien ; mais c’est une grande bavarde qui fait preuve à longueur de journée d’une étonnante vivacité d’esprit. Vers dix heures Clémence va mieux et joue au monopoly avec elle. Odile, dont on connaît l’aversion pour tout jeu, tient la banque, ne perdant pas une seconde de présence active auprès de sa fille.
        La journée se poursuit dans son épuisante routine, et nous terminons au même restaurant qu’hier, heureux de pouvoir fuir l’atmosphère écrasante de l’hôpital ; et en nous félicitant que Clémence soit si bien prise en charge, nous rions de notre première appréhension.


Jeudi 4 août

        Fabienne ne va pas bien du tout : violents maux de ventre, vertiges, formule sanguine désastreuse… Isabelle est extrêmement inquiète. Cette petite va mourir, et je pense avec désolation que son état actuel est un futur état possible — sinon probable — de Clémence.
        Clémence, elle, est prise de troubles visuels, et la lamentable erreur d’irradiation pourrait en être la cause. Elle se plaint également d’une relative insensibilité autour de sa piqûre au bras ; la diffusion d’un peu des terribles produits dans les tissus voisins expliquerait-elle cela ? J’en avise Isabelle qui ne se formalise pas trop. De toute façon, elle n’a pas le temps de s’en inquiéter ; car on l’appelle en permanence dans toutes les chambres et pour des raisons bien plus dramatiques que nos simples questions, les prélèvements de moelle lombaire qu’elle effectue sur Fabienne sont là pour le prouver. En cette période de vacances, Isabelle assure seule la marche du service, alliant une énergie et une autorité exemplaires à une gentillesse et un sourire constants ; elle est admirable et donne partout de sa personne avec une abnégation extraordinaire. J’ai presque honte de la déranger au milieu de ces enfants mourants ; et pourtant, ne s’agit-il pas aussi du terrible cancer qui tue ma petite fille ?
        Carantec. Plus amoureusement préparée que jamais, la blanquette des jours heureux a raison de l’appétit endormi de l’enfant, et elle se révèle presque insuffisante. « J’aurais dû en faire plus ! » dit Mamie, heureuse et consternée à la fois, aux bords des pleurs, et dont les marques d’attention, d’affection et d’amour n’arrêtent pas.


Mardi 16 août

        Depuis son retour de Rennes Clémence se traîne sans énergie, épuisée et pâle. Elle sort donc moins que sa sœur, et le soleil, bien présent pourtant en ce superbe mois d’août, n’offre pas à sa peau son habituelle dorure d’été. Nous sommes stricts sur ses horaires de sommeil, et recevons en retour de nos explications des doses massives de mauvaise humeur, mais qui disparaissent vite sous le sourire quasi-permanent qu’épanouit notre affection sans cesse démontrée.
        Pas de devoirs de vacances pour Clémence : qu’importe tout cela ! Cet été n’est-il pas peut-être l’un de ses derniers ? Les cures sont déjà assez atroces pour que je ne désire pas altérer encore les maigres joies de Clémence en l’exposant à mon énervement redouté. Il n’est donc pour elle que liberté ; Émilie, habilement, se faufile dans la brèche ainsi ouverte, trop heureuse de l’aubaine.
        Clémence se réveille ce matin dans un incompréhensible état de fatigue et tombe en syncope avant de prendre son petit-déjeuner. Se rajoute à cela une manifestation d’herpès sur la lèvre, latente depuis quelques jours, et qui déforme aujourd’hui la bouche de Clémence. Je me souviens de la nécessité affirmée par Mme Chavent de soigner avec vigilance ces éruptions avant toute chimiothérapie. Ne me souvenant plus du nom du médicament qu’elle m’avait alors prescrit, je réussis à la joindre au téléphone. Avec beaucoup d’amabilité — et tellement plus encore — elle me demande des nouvelles de l’intervention chirurgicale, de la radiothérapie, et de tout… Elle m’écoute, s’intéresse, pose des questions sur l’état actuel de Clémence. Et moi je parle, je parle, et je lui parle encore…, et que cela me fait du bien ! Et comme elle le sait !


Vendredi 19 août

        C’est aujourd’hui qu’Odile et moi avons effectué notre promenade annuelle à Pont-Aven. Après la visite de quelques galeries de peinture et celle du musée, nous avons souscrit à notre habitude estivale de déjeuner au Moulin de Rosmadec. Après Pont-Aven nous avons continué au musée de Quimper où les salles réservées aux écoles bretonnes nous attirent toujours, puis nous sommes passés dans des boutiques d’antiquités et autres galeries qui ont toujours constitué nos points de chute ici.
        J’avais obligé ma mère à nous accompagner. Elle parlait beaucoup, semblait heureuse… Mais c’était la dernière fois qu’elle me voyait de l’été et elle était triste de me voir partir. C’est sa fragilité qui m’aura empêché encore de lui confier la détresse qui me ronge, et j’en suis frustré car cette confidence m’aurait libéré quelque peu. Mon amour pour Clémence est la continuation de celui qu’elle a pour moi : c’est celle de notre même vie. Ma mère serait la seule personne à pouvoir comprendre et partager mon chagrin et à le faire sien totalement, puisque c’est aussi le sien. Actuellement c’est donc moi qui porte sa part ; c’est bien ainsi, mais plusieurs fois j’ai failli lui faire l’abominable révélation, me retenant tout juste d’arrêter là ses commentaires sur mon bonheur qu’elle croit parfait.


Dimanche 21 août

        Mes vacances sont terminées, et j’arrive à Toulouse vers minuit. J’ai laissé ma famille avec regrets : Odile sans laquelle je suis moins que la moitié de nous deux, Émilie dont l’équilibre, l’assurance et la joie de vivre sont notre sécurité, et Clémence avec laquelle je m’efforce de partager le plus intensément possible des instants qui ne seront peut-être bientôt que des souvenirs et dont la relation en ce journal constitue une terrifiante comptabilité.
        Malgré les souffrances endurées, fasse le ciel que l’avenir nous ménage encore d’autres vacances comme celles-ci, d’autres enfers peut-être, et que Clémence soit encore près de nous l’été prochain, faisant de sa vie la nôtre !


Mercredi 24 août 1988

        La onzième cure de Clémence a commencé lundi selon le scénario habituel. L’horreur. L’infirmière de nuit a affirmé à Odile qu’elle n’avait jamais vu de spasmes aussi violents, et cela s’accorde avec les observations du personnel infirmier de Toulouse. Les souffrances de Clémence, peu communes donc, seraient-elles dues à un traitement particulièrement lourd imposé par le stade avancé de sa maladie ?
        Avant de quitter, Odile a demandé son avis au professeur Le Gall sur la suite de la maladie de Clémence. Sans se risquer à des pronostics chiffrés, il pense aussi que la guérison est sur une trajectoire « optimale », et que l’efficacité observée des radiothérapies et des interventions chirurgicales — due à l’isolement et l’accessibilité des tumeurs — autorise actuellement les meilleurs espoirs. Le professeur Le Gall pense qu’une rechute éventuelle serait locale, au bras, plutôt que métastatique. Je pense alors qu’une amputation précoce nous aurait définitivement épargné cela, et que la boucherie pratiquée il y a quelques années aurait peut-être encore été le bon choix.
        Clémence n’a pu toucher à la blanquette préparée par une Mamie désespérée. Son état d’épuisement rappelle celui d’après la sinistre cinquième cure. J’essaie de lui parler un peu au téléphone mais, lasse et désabusée, elle est vite retournée à sa solitude pour s’y assumer sans plainte.

        Nos séjours à Rennes, bien qu’ils fussent provoqués et vécus dans des circonstances infiniment tristes, nous avaient apporté, à Odile et moi, la satisfaction de quelques dîners tranquilles et calmes après des journées harassantes passées à observer et aider notre enfant. L’un en face de l’autre, enfin, nous nous étions offert le luxe de sourire sans arrière-pensée, et nous avions pu parler d’autre chose que de notre problème permanent. Je sais que c’est l’espoir qui nous autorisait cette attitude paradoxale, et la conscience que nous en avions confortait notre optimisme timide et contribuait à libérer quelque peu nos esprits. Ces moments intimes de bien-être relatif font que le souvenir global que je garde de nos enfers rennais n’est pas totalement noir ; ils font aussi que je souhaiterais ce soir être à nouveau avec Odile, non seulement pour prendre et assumer ma part de l’épreuve qu’elle vit seule, mais aussi pour retrouver avec elle cette lueur d’espoir que j’entrevis là-bas.




chapitre 2             chapitre 4