Cueille la Nuit

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2

LES AFFRES AU QUOTIDIEN

(10 février 1988 - 29 juin 1988)


Il fait jour ton regard exilé de ta face
Ne trouve pas tes yeux en s’entourant de toi
Mais un double miroir clos sur un autre espace
Dont l’astre le plus haut s’est éteint dans ta voix.

Joë Bousquet

 







Mercredi 10 févrie
r 1988

        La semaine se passe bien. Clémence est gaie, plus que jamais même, car entourée d’une attention qui la comble. Dans cette situation idyllique, je me surprends à être heureux moi-même entre les instants où la réalité échappe à ma conscience. Après l’état de choc et l’idée fixe des toutes premières semaines, j’arrive maintenant à concentrer mon attention sur un sujet quelconque sans que les mêmes visions de cauchemar ne viennent m’assaillir à chaque minute. Je me suis remis à parler, et même à plaisanter parfois avec mes collègues de bureau, ce que je n’avais pu faire durant tout le mois de janvier.

        Hier soir après dîner, j’ai participé à la vie de Clémence en poursuivant avec elle la réalisation laborieuse de son grand puzzle. Assis sur le sol, l’un près de l’autre, elle était toute contente de me voir participer avec intérêt à son jeu, et de me posséder ainsi à elle toute seule dans l’aire de sa chambre. En cette communion, voilà qu’elle a posé sa tête sur mon épaule, un long moment, immobile et silencieuse, me laissant seul à la recherche d’un élément particulièrement difficile du puzzle. Elle semblait si heureuse et si insouciante soudain, si amoureuse de moi, que je dus faire semblant de poursuivre mon occupation pour masquer le désarroi que me procurait, là sur mon épaule, la source d’une émotion aussi intense. Je guette de tels instants, mais sans les provoquer afin qu’ils restent rares et naturels, et j’étais conscient que celui-ci dépassait par sa force tous les autres moments inoubliables dans mes collections en mémoire. Je fermai les yeux à mon tour, m’abandonnant…
        Émilie était dans sa chambre ; comme si elle avait senti dans l’atmosphère un courant peu habituel ou une magnétique vibration, elle était venue nous rejoindre, semblant obéir à un mystérieux appel ; elle fut suivie aussitôt d’Odile qui aurait été incapable aussi de dire pourquoi elle avait ressenti soudain la nécessité d’arriver là. Que se passait-il donc pour qu’elles vinssent ainsi, ensemble et sans raison apparente, participer à notre silence ? Par quoi ou par qui avaient-elles été appelées ?
        Nous voyant dans la chambre de Clémence, tous les quatre serrés devant l’image apparaissante d’une envolée de montgolfières, sans prononcer un seul mot, sans penser même, chacun heureux et attiré par les trois autres, qui aurait pu songer à la densité de notre malheur face à l’évidence d’un bonheur lui-même si dense et si parfait ? Oh ! quel instant ! Comme si la somme de nos joies et de nos chagrins accumulés avait dû rester neutre, notre long et grand malheur venait de nous livrer ce soir une impulsion infinie de sa négation. Comment pourrais-je exprimer ici le vertige et l’immensité d’un bonheur aussi surnaturel et aussi bref ? Qu’était donc cet infini qui venait de nous réunir ? Était-ce Dieu qui nous visitait ? Et quelle était donc cette vérité qui venait d’être révélée à nos subconscients profonds ?
        Cet instant diffusera désormais dans toute ma vie, je le sais. Déjà nous n’étions plus les mêmes lorsqu’un bruit extérieur vint briser la grâce fragile à laquelle nous étions en train de communier…
        … Et ce n’est que plus tard dans la soirée que me vint la certitude que Clémence allait mourir !


Jeudi 11 février

        Pour justifier la longue et dure chimiothérapie, je dis à Clémence que j’ai eu des kystes moi aussi, et que leurs répétitions auraient pu être évitées si j’avais été soigné comme elle l’est actuellement. Cette similitude forcée entre elle et moi se rajoute à toutes celles qui sont réelles et qu’implique une évidente hérédité de ses caractères physiques et psychiques. Cette nouvelle coïncidence la protège, et pour m’en remercier elle vient se blottir contre moi et me dire qu’elle est contente de me ressembler, jusque dans son mal !


Lundi 15 février

        Il s’appelle P. ; c’est lui qui aura donné à Clémence son premier coup de poignard ; à la récréation, il l’a bousculée et lui a arraché sa perruque ; il lui a dit ensuite qu’elle avait un cancer.
        Clémence a été seulement sensible à la vexation d’être vue de tous dans sa nouvelle nudité. Désespérée, elle ne s’est arrêtée de pleurer que lorsque sa sœur et d’autres amies sont venues la consoler et la protéger de la cruauté du garçon inconscient. Mais elle n’a pas cru au cancer, car elle pense que tous les cancéreux sont à l’hôpital, et elle ne retiendra de cette journée que son humiliation, la méchanceté de son camarade, mais aussi la joie d’avoir senti autour de son cou le bras consolateur et protecteur de sa chère grande sœur.
        Ce premier contact de Clémence avec le mot cancer ne restera pas sans suite. Car il est clair que beaucoup de parents d’élèves connaissent la nature de sa maladie et que certains en ont librement parlé à leurs enfants. Parmi ceux-ci il en est d’autres qui ne pourront éviter l’accident d’un aveu malheureux ; Clémence se posera donc encore la terrible question, et ce sera à nous de lui en démontrer l’absurdité à l’aide d’arguments aussi irréfutables que mensongers. J’y suis prêt.


Mardi 23 février

        La troisième cure de chimiothérapie aurait dû commencer la semaine dernière, mais une mauvaise numération sanguine avait obligé à différer le traitement. Clémence n’était pas mécontente de ce délai qui lui offrait trois beaux jours de vacances, mais notre désappointement portait ombrage à sa joie primaire.
        La numération sanguine est redevenue normale aujourd’hui, et la cure a pu débuter. Le goutte-à-goutte s’égoutte donc à nouveau, et nous regardons s’écouler les secondes empoisonnées en rêvant aux années sans prix qu’elles sont supposées nous promettre. Singulière disproportion des échelles de temps entre le malheur vécu au présent et un bonheur futur imaginé dans l’hypothèse !
        Clémence souffre, refuse qu’on la touche, ne parle pas. Elle est absente et bien lointaine quand je la vois ce soir sous son attirail de poches et de tuyaux. Ses yeux clos dévoilent les larges absences de cils, tandis que le bonnet un peu trop remonté laisse voir la détresse surréaliste qu’il est supposé cacher. Ses lèvres, sans couleur, sont fermées, et les paupières sombres accentuent une pâleur qui trahit la souffrance que les calmants impuissants libèrent par instants. Son visage angélique reflète une sérénité d’ailleurs. Seule sa faible respiration nous indique qu’elle vit encore.
        Après examen des derniers scanners et échographies, Roché confirme le manifeste succès de la chimiothérapie sur Clémence. Au bout de six semaines de traitement, toutes les tumeurs ont disparu, et on peut déjà parler de rémission totale. Mais ce premier succès, qui est évidemment une condition nécessaire de guérison, était déjà pris en compte de façon certaine dans les mauvais pronostics initiaux, et ceux-ci n’en sont donc pas affectés et restent toujours aussi bas. Il est désespérant de savoir que l’espérance de vie de Clémence n’est même pas modifiée par le fait que tout aille mieux et bien.
        Roché me montre dans une revue américaine les statistiques de survie pour des rhabdomyosarcomes pris en « stade 1 » ou « stade 2 ». Les chances de survie à trois ans sont de 50% pour les cas embryonnaires mais de 30% seulement pour les cas alvéolaires ; ces derniers sont sept fois plus rares que les premiers. Aucune statistique n’est présentée pour les « stade 3 » ni pour les « stade 4 » (extensions ganglionnaire et métastatique), et je me doute bien qu’elles sont catastrophiques.
        Les deux premières années sont particulièrement meurtrières, la troisième l’est moins, et on ne peut vraiment parler de guérison qu’à partir de la cinquième année. Les rechutes à plus long terme sont pratiquement inexistantes pour des cancers d’enfants. La mortalité de la première année intervient essentiellement après la chimiothérapie, le traitement lui-même constituant, durant son application, un solide rempart contre l’envahissement de la maladie. Les formes de rechute sont de nouvelles tumeurs locales ou des métastases aux poumons. Le premier cas traduit l’échec complet de la chimiothérapie et l’amputation est alors fréquente malgré peu de chances de guérison. Les métastases pulmonaires peuvent donner lieu aussi à une opération de soulagement ou de prolongation, mais sans aucun espoir.
        La maladie de Clémence a été prise au dernier stade de la classification, et nous savons bien que sa guérison ne peut plus relever que d’un miracle.


Jeudi 25 février

        Bien que les cures de Clémence ne durent jamais que quarante huit heures, ses souffrances y sont toujours telles qu’elle semble à chaque fois revenir de loin et de longtemps.
        Odile est épuisée physiquement et moralement par deux jours complets passés à l’hôpital, sans sortir, guettant à chaque instant le moindre besoin de Clémence, et remarquant à peine mes visites. Elle a refusé mon relais, en invoquant son entière disponibilité en cette période de congés scolaires.
        Je comprends bien sûr que Clémence tienne à la tendresse incomparable et aux soins féminins de sa mère, mais je n’admets pas que ma présence ne soit pas utilisée pour libérer un peu Odile et lui éviter de sombrer dans un état qui pénalise ensuite toute l’ambiance familiale. Nous devrons désormais optimiser le partage des tâches en tenant compte d’un critère plus général que le seul désir de Clémence. Je le dis à Odile, un peu trop sèchement sans doute, et en lui expliquant qu’un comportement basé sur un rendement immédiat pour Clémence peut avoir dans la suite des effets contraires à ceux qui sont escomptés. La preuve en est là : nous sommes tous les deux déprimés et énervés, si tristes ! Et notre tristesse se rajoute à celle de Clémence qui ne trouve plus sur nos visages l’espoir auquel elle aspire.
        Une journée complètement ratée !


Samedi 5 mars

        Clémence a perdu beaucoup de ses cils et sourcils, le duvet velouté de sa peau est parti aussi, et son teint pâle commence à trahir une faible nuance jaunâtre ; tout cela donne à son visage un aspect lunaire et irréel. Son regard est parfois étrange aussi, quand elle nous observe comme si elle était ailleurs. Clémence semble prendre une forme différente de la nôtre, comme dans ces feuilletons télévisés où des êtres venus d’autres planètes retrouvent leur identité primitive après avoir adopté, le temps du film, notre apparence humaine. Le mal qui détruit Clémence, venu d’ailleurs également, lui est désormais indissociable ; il la possède et la signe d’une apparence distincte. C’est le cinquième personnage de notre famille, invisible mais terriblement présent, présent encore comme dans certains films de terreur où on s’attend à chaque instant qu’un monstre caché ne surgisse sous une forme violente et insoupçonnée.
        Dans mes cauchemars, j’imagine parfois le monstre à l’intérieur de Clémence, dévorant ses entrailles et l’étouffant en un combat qu’elle ne devine même pas. Parfois il est à l’extérieur d’elle, horrible et finale matrice, fluide invisible qui l’enveloppe et dont elle se nourrit ; j’assiste impuissant à cet embrassement diabolique où, pour sauver mon enfant, il me faudrait traverser cet éther empoisonné et ne la retrouver que dans notre même mort.


Mercredi 9 mars

        C’est aujourd’hui que Clémence a rendez-vous à Villejuif. Depuis une semaine je préparais cette entrevue en me faisant communiquer par Roché les pièces essentielles du dossier : il serait fâcheux que notre expédition n’ait pas le rendement maximum qu’on en espère ; aussi me suis-je assuré que les coupes de la biopsie de décembre avaient bien été envoyées à Mme Chavent et que celle-ci avait été mise au courant de l’état exact de Clémence. Cette visite n’est cependant pas sans me faire craindre pour la petite la connaissance du nom de sa maladie et une prise de conscience brutale de sa gravité.
        C’est un bien triste spectacle qui s’offre à nous dans la salle d’attente. Beaucoup de très jeunes enfants hospitalisés y jouent ; je suppose qu’ils sont là pour voir du monde et rompre la monotonie de leur journée, mêlés aux autres enfants et parents venus en consultation. Ils ont tous le crâne lisse, le teint jaune, ils sont maigres et pitoyables ; des femmes en blouses roses, pleines d’attention et de gentillesse, s’occupent de ces petits moribonds en les occupant à des jeux simples. Le spectacle est aussi effrayant qu’insolite, et Clémence le regarde avec incrédulité, figée de stupeur. Où l’ai-je donc amenée ?
        Après avoir rempli des papiers administratifs, nous prenons place dans une niche de la salle d’attente, la plus isolée pour que Clémence s’identifie le moins possible à ces épouvantables malades. Pourtant, sans sa perruque elle inspirerait à n’importe qui la même terreur, et c’est bien cette atroce vérité-là que je voudrais pouvoir fuir ; mais c’est en vain, car notre place est dans ce périmètre maudit où on nous regarde comme nous y regardons les autres. Tous, nous y aspirons à la même chance et nous y rêvons de la même victoire.
        Outre les très jeunes enfants hospitalisés, des parents sont déjà là ou arrivent : plusieurs couples avec des bébés sans cheveux, un père avec sa fille de treize ou quatorze ans vient pour une première consultation ; un autre couple, élégant, enveloppe d’affection un petit garçon dont les cheveux commencent à repousser ; un jeune homme de dix-sept ans environ, le teint gris, le visage triste, une jambe manquante, attend non loin de nous ; un autre jeune homme, habillé sobrement, le teint étrange aussi, arrive accompagné d’un ami vêtu de manière exubérante ; une jeune noire d’une quinzaine d’année est là avec une amie dont la chevelure blonde et volumineuse, lourde, contraste ici indécemment.
        Quand vient notre tour, je présente Clémence à Mme Chavent qui l’examine rapidement, le temps d’observer qu’il n’y a heureusement plus rien à observer. Mme Chavent a analysé les coupes de la biopsie et elle m’annonce que la maladie de Clémence est de nature embryonnaire et non pas alvéolaire comme le suggéraient les statistiques. C’est dire le soulagement relatif que je ressens, ayant suffisamment décrit ici les plus sombres pronostics de ce dernier type de maladie. Que de chagrins auraient été atténués si cette information nous avait été connue plus tôt !
        Mme Chavent parle essentiellement à Clémence ; le but de cette consultation est la création d’un contact entre elles afin que le suivi médical ultérieur puisse s’appuyer sur une connaissance humaine concrète. Il est clair que Mme Chavent n’avait rien à apprendre aujourd’hui qu’elle ne savait déjà. Elle explique à la petite, et à moi en même temps, la nécessité d’une opération chirurgicale prochaine après la cinquième cure. Cette intervention sera suivie d’une radiothérapie dont Clémence est avertie des séquelles : arrêt de la croissance du bras, diminution de sa grosseur, perte de flexibilité aux articulations, fragilité osseuse interdisant tout effort excessif et la pratique de certains sports comme le volley.
        Clémence écoute, effrayée, incrédule mais souriant de timidité, Mme Chavent lui dire que ces inconvénients valent mieux que de ne pas guérir. Comment pourrait-elle comprendre qu’elle peut ne pas guérir — et ce que cela signifie — alors que la disparition remarquable de ses « bosses » a déjà fait l’admiration de « son » cher docteur Roché ! Certes elle sait que son cas est assez grave, et la nécessité du traitement abominable est là pour le lui rappeler. Mais les propos de Mme Chavent sont très réalistes, et il est clair que sans aller jusqu’à avouer aux enfants la gravité réelle de leur mal, elle n’a pas pour politique de trop minimiser ses propos ; cela est sans doute nécessaire pour que les enfants acceptent la lourdeur et la longueur des soins, nous sommes bien d’accord sur ce point, et j’admets aussi que c’est envers eux une marque de respect, mais je crains cependant qu’elle n’aille trop loin dans l’exposé de certaines réalités médicales. Avant qu’elle n’effraie trop Clémence, je l’interromps parfois en disant à la petite : « je t’expliquerai » ; Mme Chavent doit comprendre alors que Clémence n’est pas aussi au courant de son sort qu’elle le pense ou, peut-être, qu’elle le souhaiterait.
        Dans le taxi qui nous ramène à l’aéroport, Clémence me dit son inquiétude de sa future infirmité. Je n’ai que de piètres arguments pour soutenir son moral, n’ayant que mon affection pour la protéger de l’épouvante : c’est beaucoup et c’est peu. À l’aérogare, nous bavardons un peu avec une amie qui revient des Bahamas et qui repart demain en Égypte. Que son sourire nous est lointain aujourd’hui ! Mais elle n’a pas remarqué la perruque qui signe notre grand malheur, et cela aura été la seule joie de notre journée sombre.


Samedi 12 mars

        Eugénie est venue tout l’après-midi, l’amie fidèle. Clémence lui dit tout, les souffrances des perfusions, le drame constant des cheveux perdus, l’angoisse de l’opération, le futur handicap physique… Eugénie compatit et prend la part qu’elle peut. Chère Eugénie !
        Ce soir, alors que nous partons dîner chez des amis, Émilie et Clémence se chamaillent, n’étant pas d’accord sur le choix du film qu’elles vont regarder à la télévision. J’interviens en élevant la voix. Au regard effrayé de Clémence, je me rends compte que c’est la première fois que je la gronde depuis bientôt trois mois ; flottant sur son nuage où la bercent nos marques permanentes d’affection, elle avait oublié l’existence de ces accrocs. La voici qui se lève et vient vers moi, cajoleuse, pour éteindre au plus vite une colère qu’elle ne veut plus jamais entendre !


Mercredi 15 mars

        C’était ce matin la kermesse de l’école. Avec ses amies Clémence y tenait un stand de vente de gâteaux, mais le temps pluvieux est venu contrecarrer ses projets, et toute la joie espérée ne fut donc pas au rendez-vous. Je suis navré de cette infortune, si minime soit-elle, car Clémence est très sensible à ce genre d’événements heureux vécus dans le rapprochement des êtres qui lui sont chers ; elle les prolonge ensuite longtemps dans le bonheur facile du souvenir. À un moment où notre seul souci est de faire vivre Clémence au superlatif, cet incident de temps nous attriste beaucoup plus qu’on l’imagine. Mais la perspective de la chimiothérapie qui doit commencer ce soir et dont la crainte lui nouait déjà le ventre, avait aussi ombragé la matinée de Clémence.
        En un coup d’assommoir le destin a fait basculer la vie de Clémence, et sans qu’elle le sache encore, ruiné beaucoup de ses espérances. Que ne pouvons-nous faire plus pour elle ? Son mal nous ronge aussi et nous obsède. Cependant je ne peux pas, en la voyant évoluer presque normalement chaque jour, imaginer en permanence une issue fatale, tant la vitalité de l’enfant semble alors dénoncer l’absurdité de mon imagination. Je commute donc sans cesse entre la routine inconsciente, l’angoisse sourde qui demeure, les flashes de terreur, et l’espoir qui fait mal tant il est l’antagoniste du malheur. Les moments que je vis actuellement sont le point culminant de ma vie ; tout mon passé n’a servi qu’à me mener à ce point de sinistre présent, et tout mon avenir ne sera plus fait que d’efforts pour en sortir et l’oublier, ou que de larmes pour y avoir échoué.
        Et pourtant la maladie de Clémence s’est bien banalisée dans notre vie depuis le choc brutal et meurtrier du 4 janvier. Odile et moi nous vivons la plupart du temps comme si tout était normal ; nous rions, parlons peu de notre malheur et sortons à nouveau. Mais dans ce normal déroulement de la vie, il me vient souvent des impulsions de terreur, éruptions épisodiques d’une vérité bien présente et que rien ne saurait étouffer ni masquer. Que toutes mes autres préoccupations me paraissent alors futiles et mesquines ! Et comme j’aimerais, en ces moments de chagrin, serrer dans mes bras l’enfant tant chérie dont le départ me hante ! Quel abîme entre sa certitude de vivre et ma crainte d’une mort que je sais présente et qui l’envahit un peu plus à chaque instant ! Pour préserver l’enfant, continuons donc à vivre banalement le quotidien, à feindre l’indifférence, et à infiltrer tous nos propos de la certitude de sa guérison proche et du retour de notre parfait bonheur à tous !
        Mais que me sont douloureux alors les baisers que je pose sur les cheveux absents et sur le cher visage maladif et défiguré ! Et comme me font mal l’innocence, la joie et la crédulité de l’enfant en réponse à l’infini que je lui cache !


Jeudi 16 mars

        7 heures. Je prends la relève d’Odile. Clémence vomit de temps en temps, émergeant du bain cotonneux dans lequel la maintiennent les calmants associés aux produits lourds.
        N’ayant rien d’autre à faire que surveiller le goutte-à-goutte, je rédige pour un concours un texte qui doit comporter cent mots exactement sur le thème de la liberté. Je cherche naturellement mon inspiration du côté de Clémence, et suivant un fil étrange, me voici dans un bagne sud-américain, réminiscence d’une ancienne lecture de bande dessinée. Fasse le ciel que, transposée en termes de Clémence, mon histoire devienne vraie !


ÉVASION

Sous la violence du souffle, le toit du pénitencier s’était écroulé sur Pedro. Voulant dégager son bras écrasé, il tentait désespérément d’allier ses forces déclinantes à quelque dérisoire outil de fortune ; une sensation glaciale l’envahissait. Mais c’est un éboulement tardif qui eut pour miraculeux effet d’atténuer la pression meurtrière et de permettre à Pedro, en un ultime et formidable effort de survie, d’arracher son bras aux ruines de sa prison. Incrédule et comme s’il eût enfin pu saisir le soleil, Pedro savoura le nom de la douleur qui déchirait son bras levé : liberté !



Samedi 19 mars

        Effondré sur le canapé du studio, j’observe les tableaux abstraits que j’ai achetés ce matin au marché de Saint-Sernin : ils me semblent fades soudain, et la recherche de leur compréhension devient sans intérêt. Voilà même qu’ils deviennent inintéressants et laids alors qu’ils me passionnaient il y a quelques heures à peine ! C’est que toute possession matérielle devient absurde lorsque m’envahit la pensée de perdre Clémence. Car quel secours trouver dans une matière lors que s’enfuit l’âme de toute ?
        Ce matin, en me voyant arriver avec les cinq tableaux, Odile n’a même pas cherché à les voir, ne manifestant aucune des marques d’humour que cet achat excessif aurait pu appeler, et restant muette de tout commentaire et de toute critique. Mon acquisition est d’autant plus absurde qu’elle rate aussi cette finalité : Odile en est absente.
        Bien qu’il soit perçu et vécu différemment par chacun de nous, le malheur qui nous frappe ne nous sépare pas, mais force m’est de constater qu’il ne nous rapproche pas non plus ; en un moment où cela serait une absolue nécessité, autant dire qu’il nous éloigne de façon relative.
        Très lointaine, Odile parle peu et traîne son malheur dans ses propres espaces. Hier soir elle n’a fait aucun commentaire non plus à propos de mon texte sur la liberté, tant il devait lui paraître aussi insignifiant que les objets qui m’entourent en ce moment. Ayant écrit ces lignes-là en souhaitant créer un sujet de discussion critique entre nous, j’espérais aussi qu’il aurait pu focaliser notre intérêt et synchroniser, si je puis dire, nos chagrins et nos espoirs. Il n’en fut rien, et chacun est donc reparti errer dans son moi propre.
        Cela est terrible. Parfois j’éprouve le besoin immensément fou de me confier à Clémence elle-même ; toute solution n’est elle pas déjà dans la source du mal ? Je comprends finalement les avancées de Mme Chavent dans le voisinage de la vérité. Mais que pourrais-je dire à Clémence sinon des choses infiniment petites par rapport à l’infiniment grand de ma hantise ?
        Je crains enfin que mon agressivité ne devienne excessive envers Émilie qui fait un peu les frais du changement d’atmosphère familiale. Je me surprends souvent à la gronder pour des riens et à m’énerver de manière injustifiée. Mais sa capacité à pardonner et à glisser sur les aspérités d’une vie quotidienne bouleversée est étonnante. Cette Émilie chérie qui comprend tout, qu’a-t-elle donc compris ? Je n’ose le lui demander de crainte d’avoir à mentir à la réponse qu’elle me ferait.


Lundi 21 mars

        Le rythme cardiaque de Clémence est anormalement élevé depuis la fin de sa cure, suite sans doute à une perfusion mal réglée. La petite se rend bien compte que si nous nous alarmons pour cet ennui mineur, c’est que pour elle tout est grave déjà. Roché, à qui je fais part de mon inquiétude, verra Clémence en fin d’après-midi et procédera à une prise de sang afin de vérifier que tout cela ne traduit pas une quelconque déficience métabolique.
        Je passe donc vers 17 heures chercher Clémence à l’appartement après son retour de l’école (elle avait quand même tenu à y aller !) et je lui annonce que nous repartons en enfer. Par avance résignée à tout, elle se prête encore à cette torture, mais l’annonce d’une probable prise de sang la plonge dans une immense détresse. Après sa biopsie, ses multiples radiographies, ses RMN, ses prises de sang continuelles, toutes ses perfusions, ses injections d’Oncovin, la perte de ses cheveux, ses maux de ventre, ses aphtes dans la bouche, l’annonce de son opération, celle des séquelles de la future radiothérapie, celle aussi de sa future infirmité…, voilà maintenant que son cœur la reconduit au supplice, son petit cœur dont elle ne remarque même pas la cadence rapide et irrégulière. Elle ne s’est jamais sentie malade et se demande bien pourquoi on fait de sa vie cette torture continue. Tout lui semble absurde, elle se dit totalement malheureuse et elle l’est. Je conduis, une main posée sur sa jambe, la caressant ; de temps en temps, je regarde son visage nouveau, maigre, pâle, maladif, et si triste, oui si triste !
        L’infirmière du service de jour embrasse Clémence en lui souhaitant une bonne fête. Roché arrive ensuite, abattu lui aussi face au désespoir qu’il découvre ; partageant réellement la tristesse de sa petite malade, il cherche et trouve les arguments médicaux qui lui remontent le moral tout en essayant de la convaincre de la nécessité du traitement fastidieux et long qui l’attend encore. Du fond du cœur je remercie Roché pour la réelle amitié qu’il manifeste à Clémence, et pour la manière douce avec laquelle il sait lui parler. Je lui saurai gré de cette gentillesse et aussi de la confiance et de la joie avec laquelle Clémence l’aime en retour.
        Roché observe quelques anomalies sur l’électrocardiogramme, mais rien de vraiment alarmant. Et en affirmant catégoriquement le caractère héréditaire des petites difficultés respiratoires de Clémence, j’élimine le diagnostic déjà improbable de métastases aux poumons, ce que Roché craignait évidemment par dessus tout, mais sans toutefois le dire.
       Il n’y a pas eu de prise de sang, et Clémence est presque heureuse d’avoir échappé à sa hantise. Tout retour d’hôpital lui est victoire.


Mercredi 30 mars


        Aujourd’hui injection intermédiaire d’Oncovin, c’est de la routine désormais. Roché en profite toujours pour examiner complètement Clémence ; elle n’a pas de fièvre, son pouls est redevenu normal, pas d’irritations de la muqueuse buccale ni de picotements dans les doigts, l’appétit est excellent… Odile et moi songeons à tous les écueils auxquels Clémence a échappé et qui auraient pu faire de notre vie quotidienne un enfer plus terrible encore.
        Quant à son extrême fatigue de ce soir, Clémence en évacue toutes les possibilités graves et affirme que cela est dû au passage à l’heure d’été : une évidence qu’elle nous ordonne implicitement — une supplique — d’approuver.
        La bonne forme de Clémence est donc revenue, et son rire qui devient chaque jour plus précieux résonne à nouveau chez nous. De plus, elle vient d’obtenir les encouragements du conseil de classe pour ses résultats du trimestre ; une telle réussite et un tel surpassement en une période aussi difficile et malgré ses innombrables absences, méritaient bien que nous l’inondions de notre satisfaction.
        Depuis trois mois, Clémence fuit la réalité de sa maladie dans notre affection, dans la chaleur de sa chambre, mais aussi dans un travail acharné, comme si la victoire de sa volonté et de son esprit devait compenser la défaillance de son corps. Elle refuse qu’on l’aide dans ses devoirs, préférant y passer beaucoup plus de temps, et elle découvre la satisfaction de réussir seule, sans rien devoir à personne, s’émerveillant de la confiance qu’elle acquiert en elle-même.
        Cette même volonté, nous l’observons aussi dans l’acceptation courageuse de son sort, une force de caractère inattendue et qui nous surprend : voilà une arme qui l’aidera à surmonter ses futures épreuves et qui ne nuira pas à sa guérison. Mme Chavent m’avait déjà dit que ces qualités de travail, de courage, de confiance en soi, d’indépendance, étaient souvent révélées chez ces jeunes grands malades comme des armes propres à vaincre leur mal ou à braver un destin trop tôt écrit.


Jeudi 31 mars

        Après être allée se confesser, Clémence en revient aujourd’hui sereine et pieuse, brûlant intérieurement de sa foi en Dieu. Mais à la chapelle avec tous ses copains, espiègle et turbulente, elle s’est bien amusée aussi, et elle a même été grondée.
        Clémence m’a raconté cela, tandis que mon regard plongeait dans ses yeux limpides et rieurs. Et face à une telle pureté et une telle innocence, je me disais que les petits péchés qu’elle avait avoués devaient être si frêles et si jolis qu’ils en devenaient presque des offrandes à Dieu. Et je pensais encore que pouvoir vivre et commettre ces mignons péchés-là au cours d’un tel martyre, savoir ensuite les extraire d’une telle souffrance, avait été non seulement une leçon de vie, mais déjà aussi une véritable et merveilleuse prière.


Dimanche 3 avril

        À la télévision l’autre soir, nous avons regardé le film de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’Espace. J’avais déjà expliqué aux enfants la signification métaphysique de ce film, la représentation de Dieu qui y est donnée sous la forme symbolique d’une géométrie pure et abstraite, la volonté de l’homme de rencontrer son créateur pour accéder à sa connaissance parfaite, le désir de l’ordinateur de le rencontrer aussi pour pouvoir accéder à son tour à une propre intelligence, et enfin la divergence de toutes les valeurs finies au fur et à mesure qu’on croit approcher de l’infini métaphysique et de la Vérité. Cette inaccessibilité de l’intelligence de Dieu est représentée dans le film de Stanley Kubrick par une succession rapide d’images abstraites, et par une séquence étonnante de scènes surréalistes.
        Dans ce film, la grande valse des vaisseaux spatiaux est accompagnée de la musique de Strauss Le Beau Danube Bleu qui revêt ici une singulière puissance. La somptueuse musique cohabite avec le silence éternel sans qu’elle le pénètre et sans qu’il l’écrase, et cette bipolarisation entre le créé et le vide place le spectateur au point commun de la beauté, de l’interrogation et de la crainte, et elle engendre chez lui les vertiges de fascinants mystères.
        Clémence a été subjuguée par ce film grandiose dont elle a tout compris le message, et elle a voulu que je lui enregistre la musique. Nous sommes donc là tous les deux ce matin, réécoutant à fort volume une musique qui nous revient de l’infini et qui nous transporte à nouveau dans les éthers où l’Homme cherchait Dieu. Populaire et divine à la fois, sa force nous aspire, puis nous relâche, puis nous cueille à nouveau en de vertigineux mouvements d’âme…
        Tout proche de Clémence, à la veille de grandes peines et au seuil de mystiques et secrètes résonances, je refoule par moments un besoin de pleurer.


Jeudi 7 avril

        Clémence est rentrée hier à l’hôpital pour sa cinquième cure de chimiothérapie, sans protester, écrasée par son sort, parfaitement consciente de la torture qui l’attend, mais triste seulement, oui, si triste encore.
        Quand j’arrive à huit heures prendre la relève d’Odile, la terrible actinamycine vient tout juste d’être injectée et les conséquences habituelles de l’ignoble produit ne se font pas attendre. Dans de pitoyables contorsions de douleur, Clémence n’arrête pas de vomir. Pas un mot de plainte, comme d’habitude, mais elle ouvre parfois les yeux pour se rassurer d’une présence.
        Son pouls est rapidement monté à 130, mais le cardiologue que j’ai fait venir ne remarque aucun trouble fonctionnel et ne peut qu’admettre le lien causal évident entre le traitement infligé et une réaction qui, et c’est le moins qu’il puisse dire, est peu importante en comparaison de la maladie qui l’a menée ici. Il s’en va, sachant parfaitement qu’en avouant son impuissance il reconnaît le danger réel que le traitement de Clémence constitue pour son cœur.
        Encore. Le goutte-à-goutte coule mal depuis ce matin, et son débit dépend de la position de la main de Clémence que je dois donc surveiller et modifier en permanence. Les infirmières m’ont expliqué qu’après des essais infructueux pour percer hier la veine habituelle, elles n’avaient réussi que sur une veine plus petite, et voilà pourquoi le débit est plus lent. Mais vers onze heures, voici qu’il s’annule totalement et qu’il faut refaire le pansement pour replacer convenablement l’aiguille. La petite, paniquée, s’inquiète qu’on la perce à nouveau, mais, par chance, la simple diminution de la pression du pansement suffit à rétablir l’écoulement normal ; et je m’indigne que cela n’ait pas été fait plutôt, induisant un retard dans le planning général de la cure et m’ayant obligé toute la matinée à un stress angoissant.
        Encore. Lors d’un faux mouvement, l’aiguille de perfusion transperce la veine de Clémence, et voilà que le liquide s’écoule dans le tissu musculaire en créant une énorme protubérance. L’infirmière arrive, s’affole, arrête tout, retire l’aiguille ; il va falloir percer à nouveau, et Clémence pleurerait si elle en avait la force, tant cela est sa hantise. C’est le bras que l’on pique cette fois-ci, et non pas le poignet ; cela est inhabituel car le bras est sujet à des faux mouvements dangereux, mais il n’y a pas le choix, et les infirmières savent aussi que nous surveillons Clémence avec une attention constante.
        Mais comment font donc les enfants qui ne sont pas assistés par leurs parents autant que Clémence l’est par nous ? Son état actuel d’anéantissement la rend inapte à sonner en cas d’urgence, alors qu’elle vomit sans cesse, et qu’il faut souvent lui porter le bassin. Les épisodes de l’écoulement bloqué puis de la veine percée prouvent la nécessité d’une surveillance sans relâche, et cela d’autant plus que si ce dernier incident était survenu pendant la perfusion d’un produit toxique, l’actinamycine ou l’Oncovin, il aurait provoqué des lésions dramatiques aux tissus accidentellement infiltrés.
        Émilie vient de partir en Bretagne, s’écartant de l’ambiance peu vacancière de cette période difficile. Clémence, qui aurait bien aimé partir aussi, sait et dit qu’elle est maintenant différente des autres, mais elle fait sienne la joie de sa sœur avec une générosité admirable.


Dimanche 10 avril

         Clémence répète parfois qu’elle n’a vraiment pas eu de chance dans sa vie. Ce n’est qu’au retour de ses tortures physiques qu’elle parle ainsi, un peu, du malheur qui l’accable ; après s’être exprimée, elle retourne à son silence, écrasée de tristesse et d’incompréhension, et là elle attend que passe sa lente et longue douleur.
         L’absence de sa sœur accroît aujourd’hui la solitude de Clémence, et voici qu’elle manifeste un vague désir d’être aussi en Bretagne. La réaction d’Odile est immédiate : nous partons ! Et on fait bien peu de cas des arguments que j’oppose par principe à cette décision pour le moins déraisonnable. Car mes restrictions sont légères face au bonheur entrevu par Clémence : la joie d’embrasser sa Mamie, de revoir nos amis, de satisfaire son besoin permanent d’Émilie, la perspective de se régaler d’un bon crabe (!), tout cela réveille pêle-mêle une affection débordante, un appétit endormi et des souvenirs d’été qui ramènent un vague sourire sur un visage qui retrouve soudain quelque lueur.
        C’est évidemment décidé, nous partirons demain matin. Les valises sont bouclées.


Lundi 11 avril

        Il y a exactement un an, nous roulions vers l’Italie, aucune ombre n’entachant un bonheur dont nous eûmes toujours la chance d’être conscients. Nous découvrions Pise, Assise, Sienne, Florence… Que ce bonheur-là me paraît aujourd’hui lointain, tout aspiré que je suis par une route longue et monotone où se projette le film continu et obsessionnel du déroulement probable de la maladie de Clémence.
        Neuf heures de route, puis Carantec (1). La joie de revoir la chère Mamie valait bien le fatigant voyage. La traditionnelle blanquette mijote depuis plusieurs heures, conforme à une recette ancienne et, comme toujours, assaisonnée de joie et d’amour.
        La voix rassurante nous raconte les éternels potins du village, et en nous moquant affectueusement de ses éternelles répétitions, nous l’écoutons avec délices : que nous aimons et avons besoin de cette voix ! Pas un mot n’est dit sur la maladie ni sur l’hôpital ; la chère Mamie ne manifeste aucun étonnement et ne fait pas la moindre remarque qui pourrait assombrir le sourire de Clémence ; ses baisers, sa chaleur, son parler, sont les mêmes que si rien n’était survenu, ni plus ni moins. Elle puise dans notre présence une partie de sa joie, et elle réussit à la retransmettre à Clémence qui sent son bonheur renaître et qui le dit. Chère et merveilleuse Mamie, sans laquelle notre famille serait si incomplète, et qui diffuse ce soir le fluide qui redonne vie à notre enfant et à nous tous ! Quelle perfection !

(1) Petite station balnéaire située à l’entrée de la baie de Morlaix. Nous disposons là d’une maison de famille.


Mardi 12 avril


        Nous passons tous les étés à Carantec depuis quinze ans : c’est ici notre port. Si Clémence nous précède dans la mort, le petit cimetière qui est tout près de chez nous lui offrira son dernier manteau de terre maternelle ; c’est là qu’elle nous attendra, et c’est là que nous viendrons la consoler du malheur qui aura été le sien.
        Il fait beau ce matin ; une lumière diaphane s’infiltre dans la maison toute blanche et baigne notre réveil, mais il me faut beaucoup de volonté pour montrer quelque gaieté lorsque Clémence apparaît, pâle sous son bonnet bleu, les yeux nus, presque chancelante, mais toute souriante cependant à la joie qu’elle projette pour les jours à venir.
        À midi nous déjeunons chez des amis que j’avais avertis hier de la physionomie nouvelle de Clémence ; tout le monde fait donc là comme si rien n’était changé, et la petite perd rapidement son appréhension. Comme d’habitude, le repas est animé et joyeux, et la bonne humeur générale masque le malheur auquel nous sommes enchaînés. Surviennent d’autres connaissances d’été, Raymond et Viviane, dont la visite imprévue me panique car ils ne sont pas au courant. Le choc va être rude et n’est pas près de s’effacer de nos mémoires.
        Pour ouvrir cette séquence inoubliable, Raymond annonce à Clémence qu’elle a beaucoup vieilli et qu’elle semble porter une perruque ; j’arrête son bras au moment où il le tend pour s’en assurer. L’aînée de leurs filles, quatorze ans, fixe Clémence sans lui parler, fascinée et comme si elle ne la reconnaissait pas, et je dois m’interposer pour protéger ma petite de ce regard meurtrier. La cadette dit à Clémence qu’elle ressemble à une mort-vivante puis plaisante aussi sur sa nouvelle chevelure. La plus jeune rit. Viviane, enfin, annonce que le carnaval est terminé, puis accumule d’autres finesses gracieuses.
        Tout cela s’est passé vite, un coup de massue. En trois mois à Toulouse, une seule remarque désobligeante a été faite à Clémence par un enfant de l’école, et à travers l’attitude de ses amies proches nous avons toujours senti la présence distinguée de parents discrets, comprenant et partageant notre chagrin dans une attitude réservée. Le comportement inconscient de nos amis a été aujourd’hui en dessous de tout ; certes toute méchanceté fut absente de leur propos, mais l’effet de surprise n’excuse pas un tel dérapage. Clémence, effondrée de tristesse et folle de rage, fuit la meute et m’affirme qu’elle n’aura plus jamais rien à voir avec ces gens-là.
        Raymond, se rendant compte soudain de la gaffe collective et de l’ampleur de notre drame, effaré à son tour, s’excuse auprès de moi puis détale vite avec sa troupe.


Vendredi 15 avril

        Tous les soirs de la semaine Émilie et une de ses amies ont joué au tennis à Pen-al-Lan, sur le nouveau court couvert en terre battue. Je vais les y chercher ce soir ; en arrivant, je vois Clémence assise sur un banc, là-bas, seule, regardant voler les balles sportives de sa sœur. Depuis longtemps elle s’est résignée à sa mise à l’écart de beaucoup de choses, et elle accepte ici sa position de spectatrice. Tandis que je m’assieds auprès d’elle pour assister aux derniers échanges du match, Clémence me fait part pour la millième fois de ses projets d’après-guérison : tennis aussi, nouvelle coiffure, etc. L’évocation de ce lendemain qu’elle voit proche, et mon approbation de tout ce qu’elle dit, lui donnent un accès immédiat à ce bonheur futur ; et, rêvant, elle est toute contente de se blottir contre moi dans l’air froid du gymnase où soudain elle n’est plus seule.


Mardi 26 avril

        Voilà plus de dix jours que je n’ai rendu compte ici de mon quotidien. C’est que j’ai l’impression de raconter toujours les mêmes choses, et je commence à me lasser de l’écriture trop monotone de ce journal. Je n’ai pas encore osé me relire, et je n’y suis d’ailleurs pas tenté. Comme par une étrange pudeur vis-à-vis de moi-même, j’ai peur de m’observer au travers de mes aveux de faiblesse. La relation d’un instant ne dure que le temps de le dire ou de l’écrire, mais l’accumulation de toutes mes confidences a créé une masse de souvenirs qui doit déjà être critique et dont la lecture risque d’être terrifiante. Mais ce journal n’est pas vraiment destiné à être lu ; au plus fort de mon état de choc initial, j’ai éprouvé un grand réconfort dans son écriture et dans la découverte de cet interlocuteur docile, attentif à l’énumération quotidienne de mes chagrins, mon seul confident. J’en ressens moins l’utilité maintenant, et je ne poursuis sa rédaction que pour ne pas rompre la continuité d’une écriture qui me sera, sûrement, encore utile bientôt.
        Depuis que nous sommes rentrés de Bretagne, Clémence n’arrête pas de nous inquiéter avec des poussées de fièvre qui disparaissent aussi vite qu’elles arrivent après nous avoir effrayés démesurément en brandissant le spectre de l’hospitalisation. Visites à Roché et à Garson, perfusion d’Oncovin, se succèdent depuis notre retour. Nous protégeons Clémence excessivement tant est grande notre crainte qu’un état fiévreux ou qu’une numération sanguine insuffisante fasse retarder la capitale intervention chirurgicale prévue pour après-demain.


Dimanche 1er mai

        Clémence a donc été opérée jeudi matin. Le docteur Clément (!) ayant parfaitement repéré les résidus des tumeurs, il n’a pas jugé opportun de pratiquer une exérèse trop large de parties de muscle qui n’avaient pas, selon sa certitude, été contaminées. Les premières conclusions sont que la chimiothérapie a été d’une efficacité rare sur Clémence, et que la mutilation résultant de l’opération ne sera pas celle que l’on craignait. Après la rééducation qui s’impose maintenant, les séquelles probables se borneront à une faiblesse sans gravité de certains doigts ; Clément est tout à fait confiant dans la récupération fonctionnelle.
        Il m’est impossible de décrire ici notre soulagement, tant nous avions craint le pire. Nous attendons maintenant les résultats des analyses pour connaître la malignité du résidu enlevé, et donc pour savoir exactement quelle a été la régression de la tumeur ; on pourra alors juger quantitativement du succès de la chimiothérapie et imaginer aussi son impact au niveau d’éventuelles colonies de métastases inconnues et dangereusement lointaines.


Post-scriptum, très longtemps après : Mais pourquoi donc Clément a-t-il été si timide dans son exérèse ? Chienne de maladie ! Le chirurgien aurait dû savoir que quand on croit avoir tout enlevé, il en reste encore. La guérison de Clémence autorisait bien de couper large et de la mutiler un peu plus. Qu’était-ce qu’un bout de muscle, alors que la vie était l’enjeu du pari !


Lundi 2 mai

        Voyant que tout allait bien, Clément a signé ce matin le bulletin de sortie de la petite, et c’est de l’appartement que Clémence elle-même me téléphone la bonne nouvelle de son retour. Elle est ravie ; notre réelle satisfaction lui démontre que tout va pour le mieux, et elle s’apprête maintenant à être choyée toute la journée par une Mamie à elle toute seule. Mamie, discrète et adorable, arrivée au premier appel, épouvantée parfois lorsque je lui parle de manière trop réaliste de notre inquiétude de l’avenir, et qui se retire alors dans le studio pour pleurer et prier.
        Je pose à Clémence quelques problèmes de mathématiques, car cette dizaine de jours d’arrêt scolaire sera difficile à rattraper. Ce n’est pas que j’attache une grande importance à cela désormais, mais pour son équilibre il est nécessaire que nous continuions à manifester pour son travail la même exigence que pour celui d’Émilie ; toute rupture dans notre comportement ou toute différence trop marquée avec sa sœur pourrait lui paraître suspecte, et je ne prends pas ce risque. J’exige donc, en douceur, qu’elle se remette au travail. Même si son enthousiasme est peu manifeste, de toute évidence Clémence apprécie ma fermeté, y décelant sans doute l’assurance implicite de sa normalité qui revient.


Mercredi 11 mai

        En début d’après-midi je me rends chez un opticien pour l’aviser de la maladie de Clémence en prévision d’une prochaine visite de celle-ci. Il m’annonce qu’il était déjà au courant de sa maladie et qu’il savait aussi mon désir de ne pas en parler ; l’origine de cette information ne peut que me surprendre. Il m’inquiète tout à fait quand il m’affirme, avec assurance et en me fixant étrangement dans les yeux, que Clémence connaît la nature de sa maladie. J’en ai le souffle coupé et je lui assure que non seulement Clémence n’est au courant de rien, mais surtout que son bonheur tient au silence que l’on garde autour d’elle ; cela signifie, et j’espère qu’il le comprend ainsi, que je souhaite que ma fille reste protégée de la cruelle vérité. Cet homme spontané et gentil m’assure de sa discrétion et de sa disponibilité à me rendre service, mais ses propos me révèlent aujourd’hui les discussions apitoyées qui ont lieu à notre insu dans notre environnement proche ; cela est inévitable et j’en ai soudain très peur. Je quitte le magasin, effrayé de la fragilité du fil qui retient au dessus de Clémence la meurtrière vérité.


Jeudi 12 mai

        Sixième cure. En raison de la proximité du traitement par radiothérapie qui doit débuter bientôt, il n’y aura pas de perfusion d’actinamycine pour cette fois ni pour la suivante, car la conjugaison des effets de ce produit et des rayons donnerait à la peau irradiée une coloration peu souhaitable. Malheureusement ces deux cures allégées ne seront pas comptabilisées et le nombre total passe donc à douze.
        Roché nous a fait part des résultats de l’analyse des muscles enlevés : pas la moindre cellule tumorale n’a pu être décelée et il ne reste donc absolument plus rien des deux énormes tumeurs primitives. C’est une bonne nouvelle ; la forte chimiothérapie imposée a fait son effet et on ne pouvait souhaiter mieux.
        Suite à ces résultats encourageants, Roché et Mme Chavent se sont mis d’accord pour supprimer la radiothérapie de l’avant-bras. Voilà une autre bonne nouvelle quand on sait les séquelles évitées, et surtout voilà le premier signe d’optimisme des médecins ! L’irradiation du bras et de l’épaule est cependant maintenue à la dose massive prévue, rien ne prouvant que ces régions soient dans le même état de pureté. Enfin, le succès de la présente chimiothérapie exclut désormais tout traitement lourd avec greffe, et voilà encore un autre grand soulagement. Que notre émotion est vive à l’idée des souffrances qui sont ainsi ôtées à Clémence !
        L’espoir existe donc, enfin exprimé, chez les bourreaux forcés de Clémence, et son cas n’est plus aussi désespéré. Si guérison il doit y avoir, on est sur la trajectoire optimale, mais les chances d’y parvenir ne sont toutefois que faiblement accrues car les premiers sombres pronostics anticipaient déjà sur ce franc succès local ; c’est que le danger réel réside dans les extensions métastatiques qui n’auraient pas été détruites, ou encore dans la possibilité que de nouveaux cancers apparaissent pour la même cause inconnue que le premier.
        Il reste trop d’épreuves à subir, et la guérison est encore trop improbable, pour qu’Odile et moi ressentions le besoin d’exprimer notre joie à l’annonce de ces nouvelles. Mais si nous sommes heureux de pouvoir enfin accrocher notre espoir fragile à une bouée concrète, je n’oublie pas que l’espoir vrai est lui-même douloureux car lié par essence au mal antagoniste. Réjouissons-nous seulement que le désespoir total ne se soit pas abattu ; restons sages aussi, et demeurons insensibles aux chants des sirènes et à la tentation de tout mirage !


Post-scriptum, très longtemps après : Suite à l’absence de reliquat malade dans les tissus enlevés, Roché et Mme Chavent ont donc décidé de supprimer l’irradiation de l’avant-bras. Quelle erreur ! Cette maladie qui prolifère partout laisse toujours ses traces : c’est un cancer ! Clément l’avait déjà oublié en réduisant l’exérèse, et les médecins l’ont encore ignoré aujourd’hui. Clémence va bientôt payer cher cet optimisme.


Mardi 24 mai

        C’est pourtant vrai : les cheveux de Clémence repoussent. Une cure de chimiothérapie ayant été remplacée par l’intervention chirurgicale, le rythme de contrainte en a été brisé et la pousse des cheveux s’est libérée. Le cher épi frontal, celui dont Clémence était si fière, sort de son hibernation, identique à lui-même ; ses sourcils aussi apparaissent nettement, et la peau de son crâne s’assombrit d’un petit velours noir et ras qu’elle caresse toute la journée, un doigt sous la perruque ou la main sous le bonnet. Clémence jubile. Ce printemps capillaire nous enchanterait nous aussi si nous pouvions croire à sa continuation ; hélas ! nous savons qu’il n’est que la fausse joie d’une pause.
        Clémence se rend tous les soirs chez Didier Gibert, un kinésithérapeute du quartier et que je connais bien. Jeune et sympathique, drôle et gentil, j’étais certain qu’il plairait à Clémence. En plus des innombrables visites et séjours hospitaliers, les cures quotidiennes de radiothérapie vont saturer encore plus la vie de la petite, et je voulais donc démédicaliser autant que possible ses séances de rééducation de façon à ne pas l’accabler davantage.


Jeudi 26 mai

        Au début de la semaine dernière, Clémence avait rencontré le médecin radiothérapeute ; cette visite avait pour but la localisation de la zone à irradier, et aussi la confection du cache en plomb destiné à protéger les zones saines avoisinantes. Première séance aujourd’hui. Une séance dure cinq minutes. Clémence a dû sécher un cours, mais désormais toutes les séances auront lieu à huit heures de façon à perturber le moins possible son horaire scolaire.
        La plupart des gens, infirmières ou malades que j’entends parler dans les couloirs utilisent le mot « rayons » pour désigner la radiothérapie. Comment ce mot pourrait-il ne pas me faire peur ? Mon grand-père, dans les mois précédant sa mort, allait « faire ses rayons » ; quand j’avais dix ans, passant des vacances près de Guingamp chez une tante, nous accompagnions tous les jours une vieille parente à l’hôpital où elle allait aussi se soumettre à cette bizarrerie. Dans mon esprit, le mot « rayons » était lié à la mort, et je faisais d’étranges rapprochements entre le bien supposé de ce traitement et le mal réel d’autres « rayons de la mort » issus des bandes dessinées de Blake et Mortimer. Le mot « rayons » me faisait peur, autour de moi on le prononçait en baissant la voix, et je voyais partir comme ses victimes tous ceux qui y étaient soumis ; il était pour moi synonyme de vieillesse et d’une irréversible et terrifiante fatalité.
        Il m’est difficile d’associer mon enfant chérie, âgée de douze ans seulement, à un mot abstrait qui m’avait effrayé lorsque j’avais le même âge et dont j’ai conservé la répugnance. Qui eût cru que ma vie serait telle que la hantise de mon jeune âge, implacable, s’abattrait un jour sur mon propre enfant !


Vendredi 27 mai

        Il n’est pas encore huit heures, et nous sommes très en avance pour la séance de rayons. Par la suite il faudra que j’optimise les horaires de trajet pour ne pas avoir à attendre inutilement.
        Trois petits vieux arrivent peu après nous ; assis en rang, face à Clémence, ils la fixent avec incompréhension et pitié, navrés de voir cette petite mignonne les rejoindre dans leur sinistre galère. Ils sembleraient prêts, dans un louable esprit de camaraderie et de clan, à la convier à une belote d’accueil !


Jeudi 2 juin

        Depuis hier, résignée et comme insensible, Clémence subit sa septième cure de chimiothérapie. Malgré la suppression de l’actinamycine, les vomissements et leur cortège de douleurs restent toujours présents. Je deviens moi-même blindé à toute réaction émotionnelle, et je vis ces horreurs qui me furent insoutenables dans une acceptation faite d’efficacité mais aussi d’apparente indifférence si on compare mon attitude d’aujourd’hui à celles des premières fois.


Lundi 20 juin

        Après beaucoup d’hésitations et soumis aux pressions qu’on imagine, je me suis décidé à acheter une voiture neuve. La joie et la fierté que cet achat nous procure à tous m’enchantent autant que ma découverte, étonné moi-même d’un tel gadget.
        Ce soir nous partons l’essayer, tous ensemble, heureux, et notre quotidien habituel s’efface un instant dans la découverte et la fête que nous faisons, avec une naïveté commune, à ce nouvel élément matériel de notre vie familiale. Pourtant, au dessus de ce trajet initial, le spectre de la réalité plane, non observable en cette calme et tiède soirée d’été mais recouvrant en permanence notre présent et se déplaçant avec lui.


Mercredi 22 juin

        Après trois heures d’une attente incompréhensible et épuisante, début de la huitième cure. À l’écart de la petite, la responsable de la radiothérapie est venue annoncer à Odile une terrible nouvelle. Suite à l’observation, faite et signalée par nous, de la chute des nouveaux cheveux de Clémence sur une surface parfaitement rectangulaire allant de l’arrière du crâne jusqu’à la tempe gauche, il ne subsiste aucun doute qu’une calvitie aussi régulièrement délimitée n’aie sa cause dans une irradiation accidentelle de cette zone. Avec l’aide d’autres médecins, de physiciens, et des manipulateurs de l’appareil, le dossier de Clémence a été complètement réétudié. Il apparaît clairement qu’une énorme et grave erreur a été commise et que, pour une raison encore inexpliquée, le champ irradié a dépassé le cache protecteur des zones saines : la tête de Clémence a donc été touchée !
        La radiothérapeute semble affolée. Roché ne cache pas son découragement. Odile et moi sommes atterrés.


Post-scriptum : Suite à cette catastrophe, le patron du service de radiothérapie me recevra personnellement pour entendre les arguments précis et scientifiques de mes craintes. Il tentera de minimiser l’importance de l’accident, excluant d’autorité et d’emblée toute défaillance technique qui laisserait penser que d’autres malades aient pu être victimes d’une erreur identique. Le patron n’avait d’autre politique à suivre que celle qui garantissait l’image de marque de son service, et je ne m’attendais donc pas à ce qu’une vérité quelconque n’émergeât de cette inutile confrontation. Mais l’irradiation fut importante sûrement, et la joue gauche de Clémence en restera définitivement pâle, son visage ayant donc laissé là sa rose et harmonieuse symétrie.


Lundi 27 juin

        Une petite protubérance était apparue il y a deux mois sur un doigt de Clémence, et sa persistance inquiétait Roché. Bien que d’autres médecins eussent affirmé qu’il s’agissait là d’un simple kyste synovial, nous n’avions accepté une nouvelle opération que pour n’avoir pas plus tard à regretter de nous y être opposés.
        L’intervention a eu lieu ce matin, et Clément a aussitôt rassuré Odile en lui confirmant le kyste sans gravité. Une meilleure concertation de tous les médecins aurait sans doute permis aux cancérologues, incompétents en matière de kyste synovial mais légitimement suspicieux, de s’assurer du caractère bénin de cette excroissance et d’éviter ainsi à Clémence les fatigues physique et psychique de cette nouvelle épreuve. Elle a déjà subi assez d’hospitalisations comme cela, et ses perspectives d’avenir dans ce domaine restent prometteuses !
        Odile est très lasse et on le serait à moins. Ce matin elle a eu un début de syncope, et quand je lui parle son esprit est ailleurs. Elle est complètement épuisée par ses multiples veilles au chevet de Clémence, par la surveillance constante et obsédante des perfusions, la chaleur de ce début d’été, les nuits blanches, les journées baignées dans le flux mielleux et stupide des feuilletons américains que Clémence regarde à la télévision sans les voir vraiment et pour se raccrocher seulement à un monde extérieur vivant… Quelle vie nous menons !


Mardi 28 juin


        À peine sortie de l’hôpital, affaiblie par ses jeûnes continus, Clémence a quand même tenu à se rendre à l’école pour dire au revoir à ses amis et recevoir son bulletin scolaire. Elle est huitième pour l’année et obtient les félicitations du conseil de classe. Cette appréciation est liée bien sûr au mérite évident qui est le sien d’avoir aussi bien réussi malgré ses multiples absences. Un tel courage et une aussi extraordinaire ténacité méritaient bien ce minime excès ! En une période de sa vie si bouleversée, je ne puis que manifester à Clémence mon admiration. En lui disant ma joie, mes yeux sont tout embués d’une émotion difficile à contrôler.
        Le premier jour que nous étions allés au Centre Claudius-Regaud, nous y avions rencontré une ancienne collègue d’Odile soignée depuis huit ans pour un cancer du sein ; elle avait compati alors au malheur qui venait de nous frapper. Odile l’avait à nouveau rencontrée à Pâques, alors que son état venait de s’aggraver. On apprend aujourd’hui son décès, et cela nous effraie dans la mesure où il nous est impossible de ne pas associer l’avenir de Clémence au trajet de cette femme qui fut en quelque sorte sa marraine au Centre Claudius-Regaud, tant par sa gentillesse que par les quelques connaissances qu’elle nous donna sur le fonctionnement du Centre. En raison du caractère désespéré de son cas il y a sept ans, on l’appelait affectueusement ici « la miraculée ». Fin d’un miracle.
        Je crains plus que tout les manifestations de pitié, et c’est l’une des raisons qui font que je continue de parler le moins possible de la maladie de Clémence, et seulement à un nombre d’amis très limité. Je crains que les gens ne prennent avec moi des airs affligés qui me seraient insupportables, et les rares amis auxquels j’ai éprouvé le besoin de me confier le savent bien, eux qui m’écoutent plus qu’ils ne me parlent, s’abstiennent de me plaindre, et se gardent bien de verser dans un mauvais goût mélodramatique. Ils savent garder leur distance en restant pudiquement à une écoute bienveillante et amicale, plus technique que psychologique, comprenant bien que l’intensité de mon chagrin leur est inaccessible et que ma fierté fait fi de toute pitié déplacée et inutile.
        J’écris cela car nous avons rencontré aujourd’hui en ville une amie qui est au courant de ce qui nous arrive mais que nous voyons peu. Elle passait près de nous et était venue nous saluer gentiment, mais en nous assurant fort tristement — et à plusieurs reprises — de ses pensées constantes. Ces propos à allure de condoléances nous ont été insupportables bien qu’ils fussent sincères et, certainement, le témoignage de l’amitié d’une femme de grand cœur.
        Aujourd’hui encore, nous recevons une lettre d’amis qui viennent seulement d’apprendre indirectement la maladie de Clémence. J’aurais préféré les en informer moi-même, mais plus tard, de vive voix. Peut-être sont-ils vexés et déçus, pensant que leur tenue à l’écart de notre épreuve révèle une amitié qui n’est pas celle qu’ils pensaient. Je me suis suffisamment expliqué ici sur les raisons de ma discrétion pour pouvoir les assurer, plus tard encore, qu’il n’en fut rien.
        Malgré nos efforts, la rumeur enveloppe donc Clémence de ses multiples réseaux qui déjà s’enchevêtrent ; la pauvre petite ne sait pas qu’elle est irrémédiablement prise dans un piège fait à la fois de pitié, de crainte et de commérage, et que tout son avenir, s’il existe, en est déjà grevé. Un jour est proche où Clémence va savoir ce qu’elle a, absorbée par la connaissance qui croît sans cesse autour d’elle et dont la pression vaincra tôt ou tard le rempart dérisoire dont Odile et moi nous la protégeons.


Mercredi 29 juin 1988

        Après tout ce qu’elle vient de subir en un mois et malgré son état physique, le moral de Clémence est au beau fixe, et la seule faille reste l’obsession des cheveux absents qui revient toujours dans ses propos. Paradoxalement, une part de son optimisme vient de l’assurance et de la hâte qu’elle a de retrouver très bientôt son apparence normale. Son espoir, et la joie qu’elle en retire, sont à ce point excessifs qu’elle ne peut les garder pour elle toute seule et qu’elle nous y associe en permanence. Les revues de mode nourrissent ses rêves de chevelure, et nous participons avec elle à ses choix futurs. Pour mieux nous intégrer à son idéal permanent et le rendre plus concret déjà, Clémence promet même de tenir compte de nos avis lorsque ce temps béni sera arrivé. Et c’est donc ensemble que nous regardons les images qui annoncent à notre petite la beauté qui chassera demain l’injure qui lui est faite d’aujourd’hui.

        La chute des nouvelles et si mignonnes pousses de cheveux, suite à l’irradiation accidentelle, se poursuit cependant. La surface apparente de la peau rougie et brûlée s’élargit maintenant à partir de la zone rectangulaire touchée, et cela est affreux. On trouvait Clémence si jolie avec ses petits millimètres de velours nouveau et soyeux, et on lui suggérait même de ne plus porter sa perruque. Elle passait son temps devant la glace à caresser cet espoir duveteux et à guetter l’instant où son ancien visage allait lui apparaître à nouveau. Las ! Non seulement les dramatiques conséquences de l’accident la défigurent une nouvelle fois, mais l’effet pervers des chimiothérapies revient et nous savons que notre petite sera, encore et très bientôt, complètement chauve. Clémence, elle, accepte tout cela comme une nouvelle étape transitoire, dure mais incontournable, et elle se replie encore dans le rêve et dans de lointaines projections d’avenir : la repousse n’est que retardée. Et comme toujours, pas une plainte ne vient ternir le courage de cette grande âme.




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