Cueille la Nuit

chapitre1/15
prologue        chapitre 2 

1

L'ÉTAT DE CHOC

(6 janvier 1988 - 9 février 1988)


Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé !

Racine

 


Mercredi 6 janvier 1988


        Je me suis réveillé cette nuit et j’ai longtemps pensé aux mutilations dont le petit corps de Clémence allait être bientôt la victime ; son bras ravagé, ses cheveux perdus, son sourire éteint…
        Nous l’avons levée une heure après nous, vers huit heures, après que je fus revenu de conduire Émilie à l’école. Clémence avait oublié qu’elle devait rester à jeun et s’apprêtait à prendre son petit-déjeuner comme d’habitude. Elle a fait sa toilette, s’est habillée, a organisé ses affaires, choisi quelques livres… Tandis qu’elle se peignait, j’étais derrière elle et j’ai longtemps embrassé son épaule, en pressant de mes mains ses petits seins naissants. Elle riait, surprise de ma tendresse démesurée. Puis elle est partie avec Odile, en me lançant des baisers depuis l’escalier.
        Du balcon je la regarde marcher jusqu’à la voiture, dans son joli jeans neuf et avec sa belle veste d’hiver, et je sais que cet instant est le début d’un grand départ. Fasse le ciel que les signes qu’elle me fait derrière le pare-brise de la voiture et les baisers qu’elle me lance ne soient pas les derniers de son enfance !
Son odeur est encore dans sa chambre ; son pyjama traîne sur son lit défait. Le cartable qu’elle vient d’avoir pour Noël est posé sur le bureau où elle était devenue si studieuse. En ce moment, mon ignorance de l’avenir immédiat est telle que je ne sais même pas si Clémence reviendra ici. Nous tournons une page de notre vie, et quelle page que la suivante ! Effondré sur son lit, je pleure.

        18 h 30. Me voici à l’hôpital, faisant connaissance avec l’une de nos nouvelles résidences. Clémence regarde la télévision : « J’ai Canal+, c’est extra ! » Une infirmière lui a donné des chocolats, sa mère est plus attentive et plus aimante que jamais : « L’hôpital, c’est presque formidable ! »
        Le médecin qui s’occupera de Clémence, le docteur Roché, vient se présenter à moi : le voilà donc, celui qui va supporter tous nos espoirs et devenir la pierre d’angle de notre vie ! Il est jeune, 35 ans environ, et il sait parler à la petite de manière douce et gentille. Dans le couloir où je le raccompagne, il m’annonce que le cas de Clémence est extrêmement critique car il a trouvé un ganglion sous l’aisselle gauche, signe possible sinon probable d’une extension métastatique. Il est très inquiet et me fait comprendre que la survie à un cancer de ce type est rare lorsqu’il est pris à un stade aussi avancé. Nous reparlerons demain de pronostics chiffrés dès que sera connu le bilan complet des diverses analyses effectuées aujourd’hui.
        Mon corps s’est glacé, et je rentre en tremblant dans la chambre. La petite est toujours aussi insouciante, alors que l’on vient pratiquement de m’annoncer sa mort prochaine. Je pose ma tête sur ses jambes et voudrais que mon corps s’incrustât en le sien : que ne puis-je lui voler son mal !
En descendant l’escalier, je répète à Odile ce que m’a dit le médecin ; un coup de poignard lui ferait moins mal. Elle éclate en sanglots tandis que, pudique, une infirmière monte en baissant les yeux.
        Nous sommes couchés et parlons en pleurant. Nous prenons conscience de la nécessité, autant pour nous que pour Émilie et Clémence elle-même, de dissocier au maximum notre vie quotidienne de la maladie. Si celle-ci imprègne tous nos actes dans leur causalité et leur réalisation, nous n’aurons plus de vie en dehors de cela ; le malheur fera de nous des épaves et d’Émilie une enfant abandonnée à l’observation de notre détresse. À nous de tout donner à Clémence en enlevant le moins possible à Émilie et à nous-mêmes.
        Notre chagrin est total. Nous nous endormons enveloppés du même désespoir.


Jeudi 7 janvier

        J’arrive à l’hôpital vers 7 heures. Alors que nous parlons de tout et de rien, Clémence s’étonne soudain qu’on ne lui ait pas encore dit le nom de sa maladie. Mon explication est longue, rassurante, floue certes, mais elle reste aussi peu mensongère que possible. Anticipant sur les souffrances qui seront bientôt les siennes, voilà que je lui parle de quelques fatigues importantes mais inévitables… et aussi d’une éventuelle perte de cheveux, suite au long traitement qu’elle va subir. D’abord horrifiée, incapable de comprendre, elle ne parvient à cacher son trouble que pour ne pas me peiner, ou parce que la suite moins dramatique de mes propos la rassure.
        Son refus de poser des questions de fond, sa confiance aveugle dans ce que j’affirme, son insouciance feinte, sa volonté de montrer une joie qu’elle ne ressent pas vraiment, tout cela révèle la crainte qu’a Clémence de découvrir la gravité qu’elle devine. Je sais qu’elle lutte intérieurement et ne veut rien laisser paraître de sa première angoisse : Clémence est en train de forger et de tester sa première arme.
        Allongée sur son lit, elle regarde la télévision, tandis que je caresse les pieds que m’offrent ses jambes repliées et qui, penchant légèrement de côté vers moi, me cherchent. Dans quelque temps, que ne donnerais-je pas pour revivre cet instant d’amour !
        La salle d’attente du scanner. Beaucoup de gens portent un bonnet ou une perruque. Devant tout le monde j’embrasse les beaux cheveux de ma petite fille dont les reflets roux qui l’agacent vont bientôt s’éteindre. Une femme nous regarde et sourit.
        De façon à pouvoir mesurer leur future décroissance, on a marqué et photographié les contours des tumeurs. Celles-ci sont devenues énormes, de six à sept centimètres chacune. Le pauvre petit bras en est tout déformé et me rappelle les visions de cauchemar qu’offrait le dictionnaire de médecine de mon père lorsque j’étais enfant, et que je feuilletais, horrifié, avant de le refermer vite. Mais Clémence aime son bras ainsi qu’une mère aime un enfant malade, et en embrassant et caressant les zones marquées, elle le retient.
        Le directeur du Centre et le docteur Roché ont décidé pour demain le début de la chimiothérapie, et c’est avec beaucoup de tact et de gentillesse qu’ils sont venus prévenir Clémence des « inconvénients » du traitement. Que de courage il va nous falloir à tous !
        Dans le couloir où je les raccompagne, les médecins m’annoncent que le scanner du poumon n’a rien révélé d’anormal, mais qu’un troisième et très petit nodule existe sur le biceps à l’endroit où Clémence s’était plainte hier d’une légère douleur. Leur crainte essentielle est l’existence de métastases qui traduiraient déjà la généralisation de la maladie ; celles aux poumons seraient les pires, et le fait que le scanner n’en ai pas révélé ne signifie pas qu’il n’y en ait pas de très petites qui ne demandent qu’à croître, rapidement et terriblement. Il est clair que la découverte du troisième nodule, d’origine vraisemblablement métastatique, rend les deux médecins extrêmement pessimistes.
        Le traitement a été choisi en collaboration téléphonique avec une spécialiste de Villejuif, Mme Chavent ; il associera chimiothérapie et radiothérapie, puis, plus tard seulement, une exérèse chirurgicale. Je craignais qu’on ne parlât d’amputation immédiate, mais il n’en fut rien ; cela aurait sûrement été le cas il y a quelques années, mais les immenses progrès de la chimiothérapie permettent aujourd’hui d’éviter cette solution extrême.
        Je pose enfin la question que je retenais et qui me brûle les lèvres. La réponse est : deux chances sur dix de survie à trois ans ! Au regard du docteur Roché je crois même déceler qu’il n’en pense rien. C’est une bombe ! Je n’ai pas envie d’en savoir plus pour l’instant ; je veux seulement revoir tout de suite ma petite fille. Je tremble.
        Odile part à un conseil de classe d’Émilie. Il est nécessaire que l’un de nous y soit pour ne pas atténuer la pression de notre intérêt pour elle, ce qui aurait des conséquences fâcheuses sur son psychisme, sur son comportement et sur nos relations. Sa vie, à elle aussi, s’apprête à subir des modifications de fond qu’il nous appartiendra de contrôler pour en minimiser la dérive. J’ai parfaitement conscience de vivre en ce moment le début du régime transitoire de notre malheur : l’état de choc ! Je ne sais combien de temps il va durer, ni quel état stabilisé le suivra, mais j’essaie déjà de me rendre compte des erreurs qui peuvent être évitées, pour Clémence d’abord, pour Émilie et nous ensuite.
        Je reste avec Clémence pendant son repas : « Goutte, Papa, c’est superbon. Il est formidable cet hôpital. »
        Cet optimisme volontaire, poussé jusqu’à la caricature pour nous faire plaisir, est déjà mon supplice. Demain les tortures de ma petite fille vont commencer. Quand je m’apprête à franchir la porte, c’est ma propre angoisse que je décèle sur le joli visage que mon regard ne parvient pas à quitter : la tête en arrière, le menton en avant, les lèvres en position de baiser… Et j’incruste en ma mémoire cette merveilleuse image qui va devenir la raison de mon combat ; elle ne pourra plus disparaître qu’avec ma propre vie !


Vendredi 8 janvier

        Me voici sujet à de terribles réveils nocturnes où je passe brutalement de rêves encore libres à l’insupportable réalité. L’incompréhension et le chagrin, amplifiés alors dans la solitude, le silence et le noir, y prennent une dimension d’effroi.
        8 heures. Je passe à l’hôpital avant de me rendre à mon bureau. Clémence regarde la télévision ; un bras autour de son cou, je la caresse et parfois l’embrasse, car elle est heureuse ainsi : c’est qu’elle n’a que douze ans ! Chère petite enfant qui ne sait pas encore que son martyre va commencer tout à l’heure ! Le regard qu’elle me porte quand je la quitte est-il le dernier de son bonheur intact ?
        11 heures. Je ne comprends pas le retard du début du traitement. Voyant la rapidité de l’évolution, pourquoi donc les médecins ne l’ont-ils pas commencé dès mardi ? Si la précocité des soins est aussi importante qu’on le dit, tout retard est une erreur et tout laxisme est criminel.
        15 heures. Bien que les perfusions soient en place depuis midi, on n’injecte encore que du glucose. Mais qu’attend-on ? Clémence a pleuré quand on lui perçait les veines, son euphorie forcée disparaissant avec la première torture.
        15 h 30. Le docteur Roché vient de faire part à Odile de l’inquiétude extrême de Mme Chavent au sujet de l’apparition du troisième nodule. En conséquence, il va prélever immédiatement un peu de moelle osseuse afin de vérifier qu’elle n’est pas encore contaminée ; car si elle l’était, le protocole de soins ne serait évidemment plus le même. On a emmené au bloc opératoire notre chère petite qui pleurait et qui disait qu’elle allait craquer. Odile est en larmes au téléphone ; nous pensons à une dissémination foudroyante.
        20 heures. La chimiothérapie est commencée. Clémence est étendue sur son lit de douleur avec trois perfusions meurtrières. Elle est mal réveillée de son anesthésie, nous voit mal, vomit souvent, se plaint du ventre, mais elle fait un effort pour dire que notre présence lui fait plaisir. Sa sœur lui offre un dessin ; sa mère n’est que tendresse.

        La page est donc tournée et notre descente vers l’enfer est amorcée. La vie confrontée de si près à sa négation n’est qu’absurdité, et dans la vue des premières contorsions du corps souffrant de ma petite fille, je crois vivre le début de ma propre mort.


Samedi 9 janvier

        Le jour pointe, et la chambre de Clémence est vide ; la porte et les volets étant restés ouverts, une pâle clarté s’infiltre jusque dans le couloir et affirme la tragique absence de l’enfant.
        Vers huit heures je prends le relais d’Odile qui est épuisée après cette toute première nuit de veille. Et voici que commencent les heures les plus atroces que j’ai vécues, mais des heures qui ne seront rien pourtant à côté de celles qui nous attendent encore. On vient de mettre en place une perfusion d’actinamycine, un produit à ce point immonde qu’il craint d’être vu et se cache dans une poche métallique. Pendant trois heures il va déformer l’innocent visage de Clémence dans d’épouvantables contorsions de douleur.
        Ses nausées sont violentes, et elle n’arrête pas de vomir un affreux liquide jaune dans de douloureux efforts. En ces instants son visage se congestionne, et une horrible grimace en déforme l’angélique dessin, laissant apparaître la face monstrueuse du mal qui l’habite. Au cours d’un de ces efforts Clémence est prise d’une petite hémorragie nasale ; au vomissement suivant elle rejette le sang avalé et se prend de panique :
        — Mais qu’est ce que j’ai ? Je vais mourir ?
        Je ne quitte pas Clémence de mon regard ni de mes caresses, guettant ses vomissements, surveillant le goutte-à-goutte, et attentif à ce qu’elle n’écrase pas les robinets de perfusion. Vers onze heures, on juge que ses souffrances sont excessives et on lui administre un calmant.
        Le docteur Roché m’a dressé un bilan complet de la maladie de Clémence. Il s’agit donc d’un rhabdomyosarcome, cancer de muscles striés. La première tumeur observée est probablement la tumeur primitive, et le gros nodule apparu ensuite au coude en est la continuation. Mais la grosseur décelée au biceps est sans doute d’origine métastatique, et il y a lieu de penser que d’autres métastases ont aussi migré plus loin, aux poumons par exemple ou dans la moelle osseuse.
        La présence de métastases permet de classer la maladie en « stade 4 ». C’est le dernier de la classification et donc le plus critique : la probabilité de survie à trois ans y est inférieure à 20%, chiffre optimiste, et je crois même comprendre qu’il n’est avancé qu’à titre de non-désespoir, car la probabilité issue des statistiques est nulle.
        Si les deux nodules du coude et du biceps étaient d’origine ganglionnaire, hypothèse peu probable mais que n’exclut pas un chirurgien venu examiner Clémence hier, alors la maladie ne serait qu’en « stade 3 », avec des chances de survie un peu plus grandes. Les « stade 1 » et « stade 2 » correspondent à des tumeurs très localisées et diffusant seulement dans des tissus voisins.
        La thérapie à mettre en œuvre aujourd’hui pour Clémence est parfaitement codifiée, et le docteur Roché me montre un document indiquant sa programmation. Elle a fait l’objet d’un protocole d’accord national et européen, et c’est la seule qui puisse être utilisée à part des thérapeutiques expérimentales isolées pour cas désespérés. En raison du peu de connaissance que l’on a de cette maladie, le traitement est issu d’expérimentations souvent empiriques. La médecine, me répète Roché, n’est pas une science exacte.
        Le protocole du « stade 3 » implique dix cures de chimiothérapie. Si aucun résultat encourageant n’était observé après la troisième, on changerait alors de traitement et cela aurait été autant de temps perdu que d’espoirs envolés. Il y a cependant de grandes chances pour qu’une sérieuse régression tumorale soit observée, et on procéderait alors à l’ablation chirurgicale du muscle malade. La chimiothérapie prime sur la chirurgie à cause de la fondamentale nécessité de détruire aussi les éventuelles métastases disséminées.
        En « stade 4 », trois cures de chimiothérapie sont à effectuer d’abord ; ensuite, soit sept nouvelles cures, soit une chimiothérapie lourde avec autogreffe de moelle osseuse. Le choix entre ces deux options est laissé au hasard, tant les statistiques sont maigres et tant il est vrai que le cas est alors désespéré. Alors que l’intervention chirurgicale pourra être effectuée à Toulouse, il n’en serait pas de même pour la greffe de moelle dont la rareté fait de Paris et Villejuif les seuls théâtres possibles.
        Roché m’a tenu un langage honnête et précis, en termes de probabilités. La rareté de la maladie lui ordonne d’appliquer un protocole thérapeutique bien codifié et rien ne sera décidé sans Mme Chavent, la spécialiste de Villejuif avec laquelle il est en relation constante. Hormis les inévitables délais de transmission qu’il faudra minimiser, les soins à Toulouse seront exactement les mêmes que ceux qui seraient dispensés là-bas, et les transports ou séjours fastidieux ne sont donc pas nécessaires. Voilà qui me rassure et me soulage !


Dimanche 10 janvier

        7 heures. Dans la salle de séjour, une belle lumière matinale se pose sur les meubles, sur les tableaux et sur les objets dont elle harmonise l’ordre : qu’il y a eu de bonheur ici ! Mais assis là comme devant les vestiges de passions devenues dérisoires, seul et dans le silence, voici m’assaillir les premières angoisses de la journée. L’impuissance dans laquelle je me trouve de comprendre les événements et d’orienter leur suite, accroît mon effondrement ; et je ne vois plus de différence entre « stade 3 » et « stade 4 », mais seulement des stades dix, cent, mille… La mort de mon enfant est présente, elle plane, infiltre la merveilleuse lumière qui elle-même s’insinue dans mon âme où elle me désigne la rupture soudaine de ma raison d’être.
        Odile est admirable et son cœur est immense. Nous communions dans la même douleur, et l’entendre me fait du bien, quoique dans une diabolique arithmétique, je suis certain que l’unique chagrin de nous deux réunis est plus grand que l’addition de nos peines prises isolément. La perception et la compréhension symétriques et synchrones de nos chagrins respectifs induisent une résonance amplificatrice : le chagrin de l’un trouve écho dans celui de l’autre qui en multiplie l’horreur avant de le réfléchir. Est-ce dire qu’à moins communiquer on souffre moins ? Voilà un paradoxe sur lequel l’avenir ne manquera pas de m’éclairer.
        9 h 30. Le regard de Clémence fixe la télévision sans aucune attention. J’écris ces lignes devant elle ; livrée à sa lutte, elle ne dit pas un mot. Quand je passe une serviette humide sur son visage, je n’y décèle ni satisfaction ni soulagement : Clémence est absente. Parfois elle regarde les flacons des perfusions et le goutte-à-goutte meurtrier qui égrène son premier martyre ; la tête en arrière, la bouche entr’ouverte, muette, elle observe avec incompréhension couler la source de sa souffrance. Quelle tristesse sur ce visage, que de questions non formulées derrière ces yeux mi-clos, que de résignation et quel courage déjà ! Peut-être son corps malade fait-il naître perfidement en son esprit incrédule l’intuition d’une terrible vérité.
        11 h 30. Le déjeuner de Clémence sera pour moi. L’odeur de la nourriture multipliant ses nausées, je vais dans le cabinet de toilette ; assis sur la cuvette des W.C., le plateau posé sur le lavabo, je mange là parmi les odeurs médicamenteuses et fortes. À chacun de ses mouvements mon bras caresse le petit ours brodé de la serviette de bain de Clémence, et j’effleure aussi avec tendresse quelque petit linge qu’Odile a lavé et qui sèche.
        14 h 30. J’abandonne à Odile le témoin de notre souffrance. Sur le chemin du retour je m’arrête à un marché de brocante où je me traîne, passion éteinte. Passe une belle et grande jeune fille, comme celles que Clémence fixe parfois avec envie en se projetant dans l’avenir dont elle rêve, jeune fille qu’elle ne sera sans doute jamais. Tel un voyeur, je me retourne sur le passage de la belle passante : puisse-t-elle être un jour ma fille !
        Au jardin du Grand Rond où tant de fois notre bonheur a poussé le landau de nos enfants, je m’assieds sur un banc ; une petite fille sur son vélo s’arrête, me regarde étrangement, puis passe. De quel terrible côté suis-je donc ?
Arrivé à l’appartement, Émilie travaille sa géométrie ; mon aide superflue n’est qu’un prétexte pour me rapprocher d’elle.
        18 h 30. Fin du supplice, retour de l’enfer, et nous voici tous autour d’un délicieux repas de ce que Clémence préfère.
        Que nous revenons de loin, mais que nous y retournerons souvent ! Odile et moi décidons de prendre au jour le jour les instants de bonheur que le destin nous laissera. Notre enfant est là, heureuse chez elle et avec nous, quoique étourdie du choc imprévu de tant de souffrances, et nous sommes heureux ensemble autour de son sourire retrouvé. Le destin vient déjà de la marquer, mais pas trop encore, et la purée pressée par sa mère lui a toujours ce même goût rassurant de famille et d’amour.
        Bien que Clémence dîne allongée sur le canapé, la table est dressée pour quatre, et nous retrouvons notre quiétude habituelle du dimanche soir. Aucun détail, aussi minime soit-il, n’est exclu de notre attention pour Clémence. Son pyjama est au chaud sur le radiateur de sa salle de bain (nous l’avions d’abord placé sur celui de sa chambre, puis déplacé pour ne pas gêner la diffusion de la chaleur : quel symbole de nos futurs excès est déjà contenu dans ce détail !) Toutes ses poupées, bien rangées sur son lit et simulant l’impatience, attendaient son retour. Avant que Clémence ne s’endorme, nous l’inondons de nos caresses et des expressions diverses de notre joie. Elle dit qu’elle est bien. Nous aussi.


Lundi 11 janvier

        7 heures. Tout est calme encore dans l’immeuble et dans la rue, tandis que le mal silencieux et lent progresse dans le corps de ma petite fille qui sommeille. L’infernale et négative alchimie : c’est un cancer ! Est-ce possible !
        Au milieu du dîner Clémence se plaint soudain de la gorge et des mâchoires. Tandis que je palpe son cou en y découvrant avec effroi un ganglion, elle scrute mon regard pour y déceler l’inquiétude que je pourrais laisser paraître : « Ce n’est rien » lui dis-je, et comme pour se rassurer encore plus, elle confirme en invoquant les banales petites douleurs que l’on a toujours quelque part. C’est en feignant l’indifférence, mais sur des jambes tremblantes que je rejoins un fauteuil. Ma tête se vide ! Que tout cela va donc vite !
        Odile et moi sommes devant la télévision, sans rien voir. Notre proximité silencieuse conjugue nos impuissances, et la densité de notre détresse rend les mots dérisoires. Nous sommes en véritable état de choc, et nous pensons trop à l’unisson pour que nos paroles échangées puissent être autre chose que les expressions peu différenciées d’une douleur unique. Nous nous parlons donc peu, et il ne me reste que ce journal où déverser en vrac, le matin et le soir, tous les sentiments que la nécessité d’une attitude stoïque ou mensongère m’oblige à cacher durant la journée.


Mardi 12 janvier

        Clémence se remet lentement. Émilie, tout excitée à table, parvient même à lui transmettre son fou rire. Odile et moi nous buvons avec délices toutes leurs petites bêtises, nous en redemandons, et elles n’en sont pas avares. Nous nous efforçons alors de ne plus penser à rien d’autre, et de nous concentrer seulement sur les rires joyeux dont l’extinction nous hante.
        Mais dès que nous nous retrouvons seuls, l’angoisse refait surface et nous oublions la joie fugace de tout à l’heure. Clémence fait à la fois notre bonheur et notre malheur, dans la mesure où ces deux principes ne sont pas disjoints mais sont la négation active l’un de l’autre, tout comme vie et mort. « Tout ce qui est mort fait vie », écrit Claudel dans L’Otage. Fasse le ciel qu’une dissertation sur ce sujet ne soit jamais la rédaction ultime de ce journal !

        Clémence a toujours ses douleurs de mâchoires, auxquelles s’ajoute maintenant un mal de dos diffus. Pris entre l’expérience du passé d’où l’on sait le souci qu’elle a de son corps et son inquiétude d’un rien, et sa maladie actuelle dont ces douleurs pourraient révéler la désastreuse extension, nous ne savons plus quelle importance attacher à ses maux. Mais Clémence finit encore par se convaincre que tout cela n’est rien, comme si son insouciance et son optimisme simulés allaient entraîner les nôtres et puis exorciser le mal. Ô la stratégie qui se confirme ! Je sais déjà que le courage de Clémence sera grand et qu’elle se plaindra peu, autant par amour pour nous et nous laisser en dehors de ses craintes que pour trouver elle-même, dans l’absence de notre angoisse, la quiétude à laquelle elle aspire.
        Chaque instant de notre bonheur vécu ensemble, aussi court soit-il, aura désormais une dimension infinie, l’infini étant le rapport entre ce qui est et ce qui n’est pas, et, plus douloureusement pour nous, entre ce qui est et ce qui ne sera plus. La perception simultanée de ces deux extrêmes permet d’apprécier la banalité de la vie quotidienne avec vertige. Un exemple.
        Clémence est allongée sur le canapé, ses pieds reposant sur les genoux d’Odile qui lui caresse les jambes. Assis dans un fauteuil, légèrement en retrait, j’observe. Un doigt d’Odile vient de pénétrer délicatement sous la chaussette de Clémence et effleure, en petits cercles lents, la peau que l’on devine à cet endroit marquée des stries dues à la pression de l’élastique. Puis les cercles se transforment en de longs trajets de reconnaissance allant du tibia au mollet, avant que la main, complètement disparue maintenant sous la chaussette, ne parvienne au talon, puis au pied où elle s’attarde à de longues et fortes caresses ; un doigt audacieux vient parfois ponctuer cette lente douceur par l’égrenage des petits orteils qui se cambrent. La chaussette, plissée d’émotion, a perdu de sa hauteur et un fil désordonné s’en échappe. Clémence a les yeux fermés, mais elle les ouvre parfois lorsque l’ongle de sa mère vient à gratter mignonnement un point sensible, ou lorsque je devine qu’avec une voluptueuse cruauté il amorce une amoureuse et savante morsure de la peau tendre. En cet instant béni, le journal télévisé ne parvient pas jusqu’à moi, évidemment.
        Les enfants sont couchées. Odile s’accroche de toutes ses forces aux probabilités restantes de survie :
         — Si 20% des malades survivent, dit-elle, pourquoi pas Clémence ? et donc Clémence !
        Elle décide ainsi que sa fille vivra, et ses paroles me sont un baume à moi qui suis trop logique et trop sec dans mon analyse probabiliste, trop pessimiste aussi dans mon pressentiment de la fatalité. Un bref instant je laisse mon esprit s’absenter et je m’abandonne avec Odile à ce rêve fou où l’espoir devient certitude, puis réalité…
        …Mais la vraie réalité, celle qui me rappelle ensuite, est-elle moins absurde que ce rêve ?


Mercredi 13 janvier

        J’ai avancé à vendredi prochain une mission professionnelle prévue pour la fin du mois à Paris, de façon à la combiner avec une visite à Villejuif. C’est que je tiens absolument à rencontrer au plus tôt cette Mme Chavent qui va orchestrer le traitement de Clémence, et je veux aussi avoir l’assurance que la petite sera aussi bien soignée à Toulouse qu’elle le serait à Paris. L’angoisse de pouvoir regretter un jour de ne pas avoir fait le maximum, m’oblige aujourd’hui à l’effort minimum de ce voyage.
        Le docteur Roché m’a passé le dossier que j’emporterai avec moi. La gravité, l’avancement critique de la maladie, le pessimisme des médecins…, tout ce que nous savons déjà est écrit là. Par contre, on y apprend que le résultat de la biopsie osseuse effectuée jeudi est négatif, et nous nous consolons, si on peut dire, en imaginant la détresse qui serait la nôtre si ce résultat avait été positif. Une scintigraphie osseuse réalisée ce matin n’a rien décelé d’anormal non plus, et nous esquivons là un rude coup. Un réel chagrin se lisait sur le visage de la petite à qui on imposait de retourner si tôt sur le lieu de son supplice à peine achevé. Dans la salle d’attente, ce matin, en voyant une femme enlever sa perruque, c’est une Clémence terrifiée qui a pris conscience de l’injure abominable qui va lui être faite aussi.
        En début d’après-midi, j’ai conduit Émilie au cours de tennis, pour la première fois sans Clémence. N’entendant plus dans la voiture le concert habituel et joyeux de leurs querelles, j’observais la rupture d’une habitude familière, et je n’entendais qu’un silence nouveau et prémonitoire.


Jeudi 14 janvier

        La présence de certaines pièces est indispensable dans le dossier que je dois porter demain à Villejuif, et j’essaie en particulier de récupérer les résultats officiels de la biopsie du mois de décembre.
        Or le docteur Roché n’a eu du diagnostic qu’une connaissance téléphonique ; le docteur X, le chirurgien qui a effectué la biopsie, ne peut être joint car il opère ; et malgré la diligence qui fut la sienne pour m’envoyer sa facture, le laboratoire de la clinique prétend qu’il n’est pas habilité à me communiquer le résultat. Le docteur A., prescripteur de la biopsie, n’a lui-même pas reçu ce résultat écrit, et à l’hôpital Purpan, où des analyses complémentaires avaient été effectuées, les gens concernés m’envoient promener en prétendant qu’ils n’ont pas à savoir qui je suis, ni à avoir un lien direct avec un quelconque malade.
        Suite de mon enquête cet après-midi, mais une leçon déjà : lorsqu’une telle épreuve arrive, dans le doute et la crainte c’est à l’hôpital qu’il faut aller directement puisqu’il s’avère que l’analyse se fera là de toute façon. On gagne ainsi un temps précieux, et je reste persuadé que le diagnostic de la maladie de Clémence aurait pu être connu avant Noël si le laboratoire de la clinique avait été totalement compétent et s’il n’y avait donc pas eu ce délai obligé de vérification par un service hospitalier. De plus, tant qu’à être pris pour un imbécile et à mépris égal, plutôt l’être par un service public que par un service privé dont le libéralisme consiste plus à encaisser rapidement de l’argent que d’offrir la relation personnelle et commerciale que l’on est en droit d’attendre en échange.
        Dès 14 heures je recommence ma série d’appels téléphoniques afin de récupérer les bilans d’anatomopathologie et je réussis enfin à obtenir un rendez-vous immédiat avec le docteur X. Non sans réticence, c’est en voyant sourdre ma colère qu’il accepte de me remettre un double de son rapport, ainsi qu’une copie de la lettre envoyée par le docteur Roché à tous les médecins ayant approché Clémence. Mais le compte-rendu de l’analyse supplémentaire effectuée à l’hôpital ne figure pas là non plus, et cela est aussi incompréhensible que lamentable.
        Bien que le contenu des quelques papiers que l’on vient de me remettre me soit déjà connu, lire sous une forme différente les catastrophiques pronostics de vie de mon enfant me glace à nouveau du pire effroi, et c’est bien pessimiste que j’arrive à la maison pour prendre Clémence et la conduire à l’hôpital Purpan pour un examen de RMN.
        Nous ne connaissons pas l’intérieur de l’hôpital Purpan, mais en imaginant que les difficultés de stationnement y sont les mêmes qu’à La Grave, nous profitons de l’opportunité d’un emplacement libre près de l’entrée principale. Mal nous en a pris, car le centre de RMN est à l’autre extrémité de l’hôpital, et nous nous retrouvons tous les trois, marchant à la file indienne sur des trottoirs étroits, en quête du lieu de notre rendez-vous. Clémence a froid, est fatiguée, se plaint encore du dos (mais qu’a-t-elle donc au dos?) ; sa démarche est lourde. La grotesque absurdité de notre situation oblige Odile à retourner chercher la voiture, tandis que par souci de ne pas arriver en retard, la petite et moi poursuivons notre chemin, demandant notre direction aux rares passants de la zone isolée que nous traversons. Progressant toujours, nous arrivons dans une zone quasiment déserte du campus ; le ciel est couvert, la nuit commence à tomber et la petite s’inquiète de ne pas voir revenir sa mère ; elle a peur. Je crois bien que nous sommes perdus en cet endroit pour le moins inhospitalier et une ambulance à laquelle je fais un signe ne s’arrête pas. Nous prenons un raccourci en traversant des pelouses gorgées d’eau, évitant de marcher dans la boue et guettant sur les façades mortes des bâtiments l’indication que nous cherchons : un bref instant, j’ai le sentiment de vivre un cauchemar surréaliste et le côté irréel et caricatural de cette situation serait amusant si Clémence n’était aux bords des larmes et si nous ne vivions un véritable drame. Une immense tristesse m’envahit, et je serre bien fort la main de la petite en lui disant des paroles gentilles et rassurantes afin qu’elle ne me suive pas dans mon abattement sinistre.
        Nous parvenons à la RMN, en même temps qu’Odile qui s’était perdue elle aussi. Le radiologue s’impatientait en nous attendant, sa secrétaire s’étant de toute évidence trompée en me communiquant l’heure du rendez-vous. Mais très aimablement il minimise l’incident, prend Clémence en charge et me renvoie chercher les clichés de scanner que l’on avait aussi oublié de me demander d’apporter ! La séance de Clémence s’achève lorsque je suis de retour, après une heure d’impatience et d’énervement dans les embouteillages.
        La petite a dû garder son bras immobile pendant une heure, elle a eu des crampes et cet examen lui a été très pénible. Tandis qu’elle se rhabille et qu’un assistant fait les contretypes des clichés que je porterai demain à Villejuif, le médecin observe l’identité parfaite des images des deux premières grosseurs et il en déduit leur nature tumorale commune. Il ne peut toutefois confirmer l’extension métastatique de la maladie, celle qui serait révélatrice du « stade 4 » si critique, car Clémence a bougé à la fin de l’examen et l’image si importante du nodule au biceps est ratée ! Il faudra donc revenir.
        C’est complètement déprimés et épuisés que nous rentrons tous les trois, indifférents aux embouteillages, nos regards perdus quelque part et nos espoirs aussi.
        Notre soirée ne peut pas être plus triste.


Vendredi 15 janvier

        Il est 9 h15 lorsque j’arrive au service de pédiatrie de l’Institut Gustave-Roussy, à Villejuif, et que je demande à rencontrer Mme Chavent. Ce médecin m’a donc été désignée par Roché comme l’un des spécialistes français du rhabdomyosarcome. Le traitement de Clémence émane d’elle au travers des protocoles thérapeutiques utilisés un peu partout en Europe, et puisqu’elle focalise tous nos espoirs, sa rencontre et son avis oral me sont psychologiquement indispensables. Si la maladie devait emporter mon enfant, au moins aurais-je le sentiment d’avoir fait mon devoir, échappant ainsi aux tourments d’éternels remords. Quand je pénètre dans son bureau, je sais que la vie de Clémence va tenir pour beaucoup à cette femme.
        Après lui avoir fait l’historique de la maladie de Clémence, je montre à Mme Chavent les clichés obtenus hier à la RMN ; elle les regarde, vaguement comme si elle les connaissait déjà, en remarquant l’énormité des tumeurs. Mme Chavent s’indigne qu’on ne m’ait pas donné les résultats d’anatomopathologie, mais elle se chargera elle-même d’obtenir les plaques, car il est fondamental, dit-elle, de savoir si le rhabdomyosarcome de Clémence est de nature « alvéolaire » ou « embryonnaire ». Cette classification est nouvelle pour moi, et Mme Chavent m’explique que les sarcomes alvéolaires présentent en général une dissémination nodulaire plus importante et rapide, comme dans le cas de Clémence, avec donc des risques de métastases accrus. De plus, ce type est plus fréquent chez les adolescents (l’âge moyen de l’apparition de cette maladie étant, tous types confondus, de quatre ans). Les sarcomes alvéolaires sont évidemment les plus dangereux, et compte tenu de l’âge de Clémence et des métastases déjà suspectées chez elle, c’est vraisemblablement ce type de cancer qui est le sien. Toutefois, les résultats négatifs de l’analyse de moelle et de la scintigraphie sont, pour Mme Chavent, des points extrêmement encourageants qui permettent de ne placer le mal de Clémence qu’en début de « stade 4 ».
        La chimiothérapie, précise-t-elle, a déjà donné dans ce type de maladie des guérisons totales ; cependant, la rareté des rhadomyosarcomes (cinquante cas par an en France, Belgique, Hollande…), le manque d’années de recul pour observer l’effet des dernières thérapeutiques, et surtout l’unicité des cas individuels, enlèvent une part de la fiabilité des pronostics énoncés, faute pour les statistiques d’avoir pu être établies sur un nombre suffisamment grand de cas semblables. Voilà une déviation qui pourrait être consolatrice mais qui permet surtout à Mme Chavent de ne pas parler des pronostics catastrophiques qu’elle sait que je connais déjà.
        Une exérèse chirurgicale effectuée maintenant ne servirait à rien puisque des cellules malades demeureraient inévitablement en raison de leur diffusion quasi-certaine dans un large domaine du tissu musculaire. L’amputation, qui aurait vraisemblablement été pratiquée il y a encore quelques années, n’est plus de règle actuellement puisqu’on sait que le véritable danger ne vient pas des tumeurs primitives mais des métastases qui ont déjà pu se développer loin de cette origine, en particulier au niveau des poumons, du foie ou des reins. Le protocole de soins consiste alors en une combinaison de chimiothérapie, de chirurgie tardive et de radiothérapie.
        La chimiothérapie a fait des progrès énormes depuis quelques années et elle constitue le traitement de base. Les produits injectés par perfusion ont pour mission d’arrêter ou de freiner les développements cellulaires rapides et donc de faire régresser la tumeur-mère et de détruire les extensions de métastases. Malheureusement, cette destruction n’est pas assez sélective pour ne pas perturber en même temps le développement rapide normal de certains tissus sains, comme les cheveux et les muqueuses des parois digestives. Il s’ensuit des troubles violents en période de perfusion, des maux de ventre longtemps ensuite, ainsi que de pénibles inflammations de la bouche (aphtes, mucites…) et des reins (sang dans l’urine). Les effets secondaires sur la moelle sont encore plus à craindre puisque celle-ci génère les globules du sang et que la baisse du taux de globules blancs peut entraîner une diminution importante du potentiel d’immunologie ; cela peut obliger à espacer davantage les séances de chimiothérapie, le temps pour la formule sanguine de redevenir correcte, mais avec donc des chances moindres de guérison ; parfois il est même nécessaire de procéder à de pénibles transfusions. Mais les risques vitaux immédiats dus aux effets secondaires de ces traitements restent faibles — et j’entends donc qu’ils existent. Quant à la stérilité systématique entraînée chez les garçons par certains traitements, elle ne s’étend pas aux filles.
         Au bout d’un certain nombre de séances, si les résultats laissent penser que la rémission est acceptable, une intervention chirurgicale sera effectuée pour enlever les résidus de tumeurs, puis une radiothérapie pour assurer le maximum de chances de destruction totale. Les effets secondaires de la radiothérapie sont des brûlures des tissus sains avoisinant les tissus malades, des troubles de croissance des membres irradiés, et aussi des risques de leucémie à l’âge adulte plus importants que la moyenne.
        Si les effets de la chimiothérapie se révélaient insuffisants, il faudrait utiliser un traitement plus lourd avec des risques secondaires accrus en particulier au niveau de la moelle osseuse. C’est que la chimiothérapie lourde détruit la majeure partie des globules blancs, et par conséquent elle réduit de façon critique les capacités immunologiques du corps ; dans ce cas il est donc nécessaire, pour favoriser le redéveloppement des globules, de réinjecter de la moelle osseuse qui a préalablement été prélevée sur le malade puis congelée. Cette autogreffe a ses propres risques vitaux et c’est évidemment une solution ultime et de grand désespoir.
        Par suite d’une inévitable accoutumance des cellules malades aux produits d’une chimiothérapie déterminée, Mme Chavent propose pour Clémence l’alternance de deux traitements différents, laissant ainsi plus de temps aux cellules de mieux recouvrer leur vulnérabilité à chacun des produits. Mme Chavent est en train de rédiger actuellement — elle me montre le document manuscrit sur son bureau — un protocole codifié de ce traitement alterné, et elle transmettra au docteur Roché le détail de son application à Clémence, puisque je n’en refuse pas le principe. Elle souhaite rencontrer Clémence après la deuxième cure, le contact avec elle lui étant évidemment nécessaire, ne serait-ce que sur le plan humain. Toutefois, et bien que Mme Chavent m’assure que seule la vie de Clémence est d’intérêt, je ne puis m’empêcher de penser que ma fille va peut-être faire les frais d’une méthode expérimentale dont les succès et les échecs ne sont bénéfice que pour les malades à venir ; chaque patient profitant des expériences faites sur d’autres avant lui, il joue inévitablement à son tour un rôle partiel de champ d’expérience, et c’est là le prix du droit à sa guérison, à payer d’avance.
        Il est bon, me dit Mme Chavent, que le volume des tumeurs ait commencé à diminuer, car c’est le signe premier et nécessaire qui permet d’affirmer que le traitement est adapté à la maladie et au malade. Après trois séances de chimiothérapie, les tumeurs devraient avoir perdu les trois quarts de leur volume initial, et Mme Chavent souhaite que des RMN soient effectuées entre les séances de façon à observer l’influence de chacune sur la régression et pouvoir ainsi en contrôler la dynamique. Cette approche toute scientifique est évidemment bénéfique au suivi médical, mais elle permettrait aussi, bien sûr, de mieux mesurer les effets d’une thérapeutique expérimentale ; car la lourde prescription de ces RMN multiples et coûteuses ne serait-elle pas l’aveu d’une incertitude trop grande quant au choix des traitements alternés ? Mais ai-je vraiment le choix de me poser cette question ?
        Mme Chavent me donne quelques conseils sur le plan psychologique et en particulier celui de ne modifier en rien notre comportement familial habituel tant que la fatigue de l’enfant ne l’exigera pas. Elle me dit la nécessité de vivre chaque instant de bonheur présent de manière totale, en oubliant en ces moments les malheurs du passé et l’angoisse de l’avenir ; c’est une conclusion à laquelle Odile et moi nous étions déjà arrivés. Je lui parle du choc qui a été le nôtre face à la terrible nouvelle d’abord, puis face aux premières souffrances de Clémence. Elle m’écoute avec bienveillance et la franchise des propos qu’elle tient conforte soudain mon vague espoir. Je lui parle de ce journal où je consigne tout ce qui touche à la maladie de ma fille et où le récit précis des événements et l’analyse méticuleuse de mes réactions psychologiques immédiates sont à la fois un dialogue nécessaire avec moi-même, un exercice d’arrangement et de clarification de mes pensées, un essai de canalisation rationnelle de mes espoirs et de mes craintes, et surtout un empêchement de diverger et d’oublier. Elle comprend le bien que cette écriture peut m’apporter, à moi personnellement et donc à toute ma famille en retour, et j’ai l’impression que d’autres avant moi ont eu recours à cette forme d’autoconfidences psychanalytiques.
        Notre entretien a duré une heure. Je quitte Mme Chavent, quelque peu fasciné par la force que lui confèrent sa position de médecin et sa notoriété face à mon ignorance et mon malheur, mais surtout par l’image concrète qu’elle représente de nos espoirs. Sa sérénité face aux malheurs qu’elle partage quotidiennement, son intelligence rationnelle, son autorité, la bonté aussi que je crois deviner chez elle, lui donnent l’aura des individus de grand caractère. Pouvais-je mieux placer mon espoir ?
        De retour à Toulouse, Odile perçoit le renouveau d’espoir qui est le mien, auquel je m’accroche, et elle le partage déjà avec volonté et force. Nous sommes loin heureusement de notre abattement d’hier soir, et en revenant de l’école les enfants aussi ne peuvent que sentir une joie réelle poindre sous notre bonheur feint. Ce soir nous irons au restaurant, tous les quatre bien ensemble.


Samedi 16 janvier


        Mme Chavent me disait hier qu’elle parle toujours aux parents avec la plus grande franchise. Elle a raison. L’espoir n’est pas un sentiment statique ; et s’il n’est pas entretenu par des informations diverses, évolutives, contradictoires, optimistes ou pessimistes, alors il ne peut que dégénérer. L’espoir vrai tire son énergie de l’environnement hostile qui le fait être, et il ne peut pas en être isolé. Il s’appuie sur la connaissance permanente de l’état de la maladie et des comparaisons avec les prévisions qui en ont été faites. Cet écart observé est le signal qui à chaque instant remet en cause la thérapeutique adoptée ; et l’espoir rationnel et intelligent n’a de sens que s’il s’alimente à cette vérité ; c’est pourquoi j’ai demandé au docteur Roché et à Mme Chavent de me tenir au courant de tout, sans aucun ménagement.
        Je vais au marché aux puces ce matin, comme tous les samedis depuis dix ans, assurant ainsi la continuation de l’une de mes habitudes les plus chères. J’y suis à six heures, mais le cœur ne suit pas, et je tourne autour de la basilique Saint-Sernin en faisant rouler dans ma tête toujours les mêmes pensées. Comme de coutume, j’attends le lever du jour pour aller sur le boulevard acheter les fruits et les légumes de la semaine, et là encore les mêmes mots se cognent dans ma tête : « Clémence a un cancer, Clémence a un cancer… ; cancer, souffrance, mort… » Mais nous ne changerons pas nos habitudes et ferons ce soir, comme tous les samedis, un excellent repas en famille.


Lundi 18 janvier

        Nous n’arrivons pas à apprécier la cause ni le degré des diverses douleurs que Clémence continue à nous signaler. Elle a toujours été soucieuse de son corps ainsi que de tous ses petits maux anodins, et l’infiltration de nouveaux symptômes graves dans sa collection habituelle déplace l’équilibre de notre appréciation. Dans le doute nous la dispensons d’école ce matin ; mais sa bonne forme revenue à midi nous fait regretter cette décision hâtive, et nous en tirons leçon.
        Il appartiendra désormais à Clémence de s’assumer plus qu’auparavant. En la protégeant trop nous lui ôterions les armes dont elle va avoir tant besoin, et nous ne ferions donc que l’affaiblir. Ce sera à elle de déterminer la limite entre ce qu’elle peut faire et ce qu’elle ne peut pas, entre ce qu’elle doit et ce qu’elle ne doit pas. Tout en la laissant dans l’ignorance de la réalité de sa maladie à cause des épouvantables pronostics associés, notre rôle actif sera de l’aider dans la détermination de cette frontière, d’éviter chez elle tout esprit de démission, et de lui donner ainsi la force morale et physique d’accepter un traitement long et douloureux. Notre rôle est aussi de faire en sorte que notre certitude affichée de sa guérison devienne le premier support de son moral et de son courage.
        Bien que les plus atroces pensées continuent de nous assaillir, le premier état de choc nous quitte lentement en laissant la place à une transition faite de souffrance et de résignation, mais néanmoins aussi de stratégie et d’espoir. Le grand bonheur facile de notre famille est terminé, et il nous faut maintenant en trouver une autre définition, adaptée à un mode de vie structuré par et pour Clémence.


Jeudi 21 janvier

         Ce matin, injection intermédiaire d’Oncovin, un des produits de la chimiothérapie. La perfusion a été rapide, une dizaine de minutes en service de jour, mais il nous avait fallu patienter longtemps et entendre dans la salle d’attente tous les gens qui parlaient de leurs problèmes. Clémence n’a pu qu’écouter ce qu’on disait autour d’elle, incrédule encore mais soumise déjà à son destin et, sans le savoir, intégrée de fait au microcosme des cancéreux.
        Roché a observé la nette diminution du volume des tumeurs et n’a pas caché sa satisfaction de voir que les effets initiaux du traitement sont ceux qu’il avait escomptés ; il n’y a donc pas eu d’erreur de départ, et on échappe là à l’un des pires écueils de ceux qui jalonnent notre chemin. Roché a dit son optimisme à Clémence ; la douceur et la gentillesse de son premier défenseur sont pour l’enfant son essentiel bouclier contre la crainte.
        J’ai manifesté au médecin mon étonnement qu’il n’ait pas encore reçu les clichés de la RMN. Certes rien ne pressait puisque le traitement engagé ne dépendait pas de ce résultat, mais dans l’avenir j’aurai soin de surveiller moi-même la coordination des informations et des décisions qui concernent ma fille ; on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et il serait aberrant qu’une simple lenteur administrative vînt contrecarrer nos efforts et briser nos espoirs.


Samedi 23 janvier

        Du marché aux puces j’ai ramené ce matin un beau tableau représentant un parterre de fleurs, et je suis enchanté de ma trouvaille. Odile et les enfants apprécient aussi cette peinture (disent-elles), mais plus encore elles aiment et ont besoin de la sécurisante continuation de mon habitude du samedi matin où le suspense du retour du chasseur est suivi de la participation de toutes à l’appréciation du trophée. La mise en scène que j’organise autour de mes multiples achats fait partie de notre intimité familiale.
        Mais la participation de Clémence n’est pas aujourd’hui ce qu’elle est d’habitude. Ses cheveux partent par poignées, et la soudaineté de l’événement la panique. Heureusement que la perruque, commandée en début de semaine, sera prête ce matin, car à ce rythme il ne restera plus lundi aucun de ses cheveux.
       Il est midi. On sonne. Je sais que c’est Clémence qui, revenant de la ville avec sa mère, m’annonce que je vais découvrir brutalement sa nouvelle apparence. J’ouvre. L’apparence est nouvelle, en effet. La perruque, beaucoup plus gonflée que sa chevelure naturelle, enlève à Clémence un peu de son charme de petite fille ; cependant la couleur a été respectée, et on a même essayé de reproduire l’épi qu’elle tient de moi et qui ondule sa coiffure sur le côté droit, juste au dessus du front, sa signature. Je m’attendais à pire, mais le choc est dur quand même, très dur. Clémence, qui espérait une réplique exacte de sa chevelure naturelle, est effondrée. Elle ne se reconnaît plus :
        — Je m’aimais, dit-elle en pleurant.
        Oh ! quel chagrin ! Nous passons l’après-midi à persuader Clémence de la similitude de sa nouvelle coiffure et de l’ancienne, et notre affection l’aide à accepter son nouveau sort. Oscillant entre son moi intérieur et le reflet inconnu que lui renvoie un miroir constamment sollicité, elle se réfugie auprès de ses parents et de sa sœur pour s’assurer de la permanence de son identité. Elle nous demande si elle demeure toujours la même pour nous, et si nous l’aimerons toujours autant !
        Ce soir je débouche une bouteille de château haut-marbuzet. Les enfants savent la valeur que j’attache à ce vin ; chez nous il est un symbole de bonheur, de famille, de fête, et aujourd’hui de continuité ; un symbole qui tente ainsi de prouver à Clémence que l’espoir est pour le mieux dans la meilleure des volontés.


Dimanche 24 janvier

        Alors que je suis en train de prendre mon petit-déjeuner, Clémence m’apparaît brutalement sans perruque, vainquant son appréhension de se montrer à moi. Avant même que j’aie bien pu la voir elle me dit :
        — Arrête de me regarder comme ça !
        Son regard guette mon effarement et le trouve : nous ne verrons plus avant longtemps le merveilleux épi qui s’enroulait, rebelle, autour d’un doigt joueur. Dans sa chambre, Odile nettoie l’oreiller et amoncelle sur la moquette les lourds cheveux qui sont tombés par mèches entières.
        Vers 17 heures, alors que je suis occupé dans le studio, Clémence vient m’annoncer qu’elle n’a plus de cheveux sous son bonnet, et elle me demande si je suis prêt à une horrible vision. Je lui réponds qu’une image où elle figure ne peut être que belle, et que mon immense amour elle se charge de me la rendre plus belle encore. Rassurée et inquiète à la fois, elle se découvre alors et me montre les quelques mèches, maigres et isolées, lamentables, qui tiennent encore. Sans manifester de surprise ni même d’émotion, je lui dis que je l’adore ; certaine alors de n’avoir perdu que des cheveux, sécurisée, elle vient m’embrasser avec joie et force.
        Clémence se demande ce qu’elle a fait au Seigneur pour mériter une telle punition. Je me le demande aussi. Elle prie pour que ses cheveux repoussent vite, et à partir d’aujourd’hui ce sera là sa principale prière.


Lundi 25 janvier

        Une toux de Clémence, apparue il y a quelques jours, s’aggrave. On sait l’ampleur que peut prendre une petite infection alors que la chimiothérapie a déjà fortement diminué ses capacités immunologiques ; inquiet de tout par principe, je m’en inquiète. Roché, joint au téléphone, examinera Clémence à midi. Il a bien reçu la lettre de Mme Chavent, mais il désapprouve l’alternance de deux chimiothérapies tant que la première seule donne de bons résultats.
        — On n’abandonne pas un cheval qui gagne, dit-il.
        Et voilà que je sens poindre entre les deux médecins la mésentente que je craignais. Intuitivement, j’aurais plus tendance à suivre l’avis de Roché, plus pragmatique et soucieux des résultats immédiats d’une méthode connue, que celui de Mme Chavent avec ses tâtonnements expérimentaux. C’est l’opposition du médecin et du chercheur, où les raisons de chacun sont bonnes, mais conçues dans des optiques différentes. Au premier niveau, le médecin soigne « un malade » précis, son malade, avec une méthode dont il connaît l’efficacité relative aussi bien que les limites, et cette guérison-là est son seul objectif. Au deuxième niveau, le chercheur combat « la maladie » avec des outils moins bien connus certes, mais dont la probabilité qu’ils soient meilleurs que les précédents est, espère-t-il, supérieure à la probabilité qu’ils soient moins bons. Le problème pour moi est de choisir du côté où la guérison de Clémence est la plus probable, ce dont je suis évidemment incapable.
        Roché ne peut qu’admettre à son tour le côté empirique de la proposition qui émane de Villejuif. Il n’y est pas favorable et me le dit tout net ; mais toutefois, si je le désire, il appliquera ce nouveau protocole. Le conflit latent que je pressentais commence donc à se révéler, et conformément aux réflexions qui sont les miennes depuis plusieurs jours et qui ont eu le temps de mûrir, je lui dis que je n’ai ni la connaissance ni l’intuition nécessaires pour arbitrer un conflit aussi technique et d’une telle importance, et que je m’en remets à sa décision à lui, en exprimant mon souhait que toutes les motivations de Mme Chavent lui soient connues. Certes, reconnaît-il explicitement, les pronostics associés à la thérapie commencée sont faibles pour une maladie en « stade 4 », mais je l’entends penser que le cas de Clémence n’est pas suffisamment désespéré pour la livrer déjà aux aléas de la recherche clinique. Peut-être, admet-il, si une prochaine RMN permettait d’affirmer à 100% la nature métastatique du nodule au biceps, un traitement plus hasardeux pourrait alors être envisagé. La deuxième cure de chimiothérapie doit avoir lieu en fin de semaine, et il faudra que les deux médecins se soient mis d’accord sur la conduite définitive à adopter. Il serait évidemment absurde que l’on fasse appel à mon incompétence pour un éventuel arbitrage ; dans ce cas, seul face à mon ignorance et à l’équiprobable, je n’aurais plus qu’à tirer à pile ou face puis décréter que le choix ainsi fait était le bon.
        Mais l’opposition apparente de Roché et de Mme Chavent prouve aussi l’autorégulation qui existe au sein du corps médical tout entier : les avis contradictoires, la surveillance mutuelle et le contrôle actif y garantissent l’équilibre des décisions de chacune des parties. Voilà qui est donc forcément bénéfique à Clémence et à tous les malades, et c’est pourquoi le désaccord d’aujourd’hui me rassure plus qu’il ne m’inquiète : un paradoxe !
        Clémence doit rentrer à pied à onze heures, et je passe donc la chercher pour la conduire à l’hôpital. Alors que j’arrive devant l’école, je la vois marchant au loin sur le trottoir désert de la rue de Limayrac. Elle porte son jeans large et sa canadienne bleu marine. La trop lourde perruque dénature sa silhouette et me déchire le cœur : ce n’est pas elle et pourtant c’est elle ! Je la suis quelques instants en voiture, à distance, gravant en ma mémoire sa démarche triste. Face à la solitude de ma petite fille en cette sortie d’école, je repousse les sinistres visions d’avenir que cette image appelle.
        Clémence, elle, ne peut cacher sa tristesse : toute la classe a remarqué sa perruque, et voici la première trahison publique de son corps. Elle a passé la récréation dans les cabinets pour qu’on ne la voie pas ; en classe, priée de réciter une fable de La Fontaine sous les regards de tous, elle a bredouillé et n’a eu que 4 sur 10. Elle est humiliée. Que cette injure est cruelle, comme nous en souffrons ensemble tous les deux, et combien est révoltant le malheur qui frappe l’innocence ! Tandis que je conduis, lentement, ma petite fille triste et aux bords des larmes continue à me raconter longuement son grand malheur, tentant ainsi de s’en libérer auprès de moi.
        La toux de Clémence préoccupe Roché, et si la température s’élevait trop, une hospitalisation serait nécessaire. De plus l’analyse de sang révèle un taux de leucocytes deux fois inférieur au niveau minimum nécessaire pour pouvoir commencer la prochaine cure de chimiothérapie. Celle-ci sera donc vraisemblablement reportée d’une semaine, avec des conséquences évidemment favorables à l’extension de la maladie.
        Nous sommes pris dans un tourbillon infernal qui ne nous laisse aucun répit. Si notre espoir n’est pas nul en cet instant, c’est bien grâce aux sourires de nos enfants, sourires qui traduisent leur besoin de nous voir confiants. Le chagrin d’avoir perdu ses cheveux n’est rien à côté de la détresse qui serait celle de Clémence si elle assistait à notre effondrement ; elle le sait, et c’est pour ne pas provoquer de brèche dans notre optimisme apparent qu’elle se plaint peu, s’obligeant de ce fait à un courage très ouvertement affiché et sur lequel il nous faut prendre exemple. Et c’est ainsi que nous nous remontons mutuellement et que cette journée s’achève à nouveau dans nos mélanges affectueux.


Mercredi 27 janvier

        La chose la plus traumatisante est vraiment de savoir que le mal silencieux et sournois progresse, alors que la forme physique extérieure de Clémence est tout aussi bonne qu’avant, que son appétit est redevenu excellent, et que le moral serait superbe aussi s’il n’y avait l’énorme complexe des cheveux absents mais qui est imputable seulement au traitement et non à la maladie. Alors donc que la santé de Clémence paraît normale de l’extérieur, nous savons que non seulement c’est faux, mais que rien n’est plus grave que ce mal invisible qui la tue sans que nous puissions encore imaginer comment il va bientôt apparaître réellement et frapper.
        Mais quel contraste entre la noirceur de mes pensées et le débordement volubile de Clémence quand je rentre ce soir ! Comment tout cela est-il possible ? Comment aurais-je pu penser il y a seulement un mois à la possibilité d’une situation aussi dure, aussi rare, et aussi insupportable de cruauté et de contradiction !


Jeudi 28 janvier

        Nouveau contrôle de la numération sanguine à l’hôpital. Clémence est désormais habituée à ces petits « pique-au-doigt » ; je l’y mène, et après être retournés déjeuner de ce qu’Odile a amoureusement préparé, la petite n’aura finalement manqué qu’une demi-heure de classe. On apprend ainsi à optimiser nos horaires en fonction des contraintes hospitalières, et c’est chaque jour l’apprentissage d’un nouveau mode de vie qui se met en place.
        Contre toute attente, le taux de neutrophiles est passé de 1000 à 2500 en trois jours, et la cure pourra donc débuter demain comme prévu. Nous convenons de poursuivre le traitement commencé, écartant ainsi pour l’instant l’alternance proposée par Villejuif. Mais j’insiste auprès de Roché sur le fait que je ne refuse pas le traitement suggéré par Mme Chavent, lui répétant que je ne décide rien et que la seule attitude qui m’incombe est de faire confiance à leurs compétences confrontées et conjuguées.
        Nouvelle RMN du biceps. On se souvient que cet examen avait dû être reporté il y a deux semaines parce que la petite avait bougé ; mais à mon avis il aurait dû être refait depuis longtemps car la chimiothérapie efficace fait fondre ce nodule avec les autres, et son identification va devenir rapidement impossible. Cela pourrait être catastrophique car la connaissance de sa nature exacte, ganglion ou tumeur, est fondamentale pour apprécier l’état d’extension de la maladie et décider plus tard d’une intervention chirurgicale à ce niveau. Je crains d’ailleurs qu’on ait déjà trop attendu, et il serait inconcevable que l’avenir de Clémence fût compromis par une quelconque inertie.


Post-scriptum : Il était effectivement trop tard ; le nodule au biceps est transparent à la RMN. Cet examen n’a donc pas été effectué lorsqu’il aurait dû l’être. On devine ma consternation et la faiblesse de ce mot.


Vendredi 29 janvier


        Le traitement avait mal commencé ; après plusieurs vains essais dans l’avant-bras, l’infirmière avait dû chercher une veine du poignet. Clémence a beaucoup pleuré, puis s’est calmée en même temps que l’appréhension et la douleur. Mais après qu’Odile l’eut laissée seule vers 16 heures pour se rendre à un conseil de classe, elle a fait une violente crise de nerfs, et une infirmière a dû rester auprès d’elle en permanence pour la consoler, et pour éviter aussi que dans ses mouvements incontrôlés elle ne débranchât les robinets qui l’attachent à son supplice. Clémence a dit tout son désespoir d’être là, livrée à elle seule, et sans rien comprendre aux raisons d’une telle différence et d’un tel malheur. Dans tout son monde, pourquoi elle et pourquoi elle seule ? Et que répondre à cette question ?
        Clémence refuse toute nourriture, ne parle pas, et fixe l’infini quand elle ouvre les yeux. Je la quitte ce soir, effondré par le récit qu’Odile vient de me faire de ses tortures physiques et morales, bouleversé aussi par la vue de ce visage triste et muet qui fait songer à un petit oiseau déplumé et maladif ; et par ce bras qui s’offre innocemment aux tuyaux barbares où s’effectue le troc inconcevable d’une santé hypothétique contre une merveilleuse âme d’enfant.


Mercredi 3 février

        Le retour de chimiothérapie ressemblait à celui que nous avons déjà connu, et nous savons désormais ce qu’est sa normalité : absence totale d’appétit, maux de ventre, aphtes, brûlures d’œsophage, fatigue permanente, et cette si grande tristesse ! Le cortège de misères était au complet depuis dimanche, et nous attendions qu’il passât et que revînt quelque gaieté sur le visage éteint de notre petite fille.
        Clémence a repris l’école aujourd’hui et nous nous retrouvons donc comme il y a trois semaines, l’état de choc en moins, mais plus proches des échéances de bientôt : l’opération chirurgicale et la radiothérapie. L’ampleur que Mme Chavent envisage pour l’une et l’autre traduit la gravité du cas de Clémence. J’ai donc commencé à avertir celle-ci des faiblesses qu’elle aurait au bras et à la main après tout cela, et de l’impossibilité qu’elle aurait de récupérer complètement certaines fonctions perdues. Mais la petite ne s’est pas bien rendu compte de ce que je lui annonçais, tant mon discours était mesuré et tant la perte actuelle de ses cheveux lui semble être déjà le comble de l’infirmité.
        Dans ce magma de prédictions apocalyptiques, Odile et moi pouvons passer du pessimisme le plus noir à des moments rares d’oubli et de bonheur, lorsque nous percevons le sourire de notre enfant refleurissant avec innocence dans cette vallée de misère.

        Le courage d’Odile est grand. Sa gaieté est toujours la même devant Clémence, et elle réussit aussi à ne pas rendre suspecte la multiplication de ses marques d’attention et d’affection. Mais son chagrin est immense et je sais qu’elle pleure souvent l’après-midi en corrigeant ses copies dans la solitude de notre chambre.


Samedi 6 février

         C’est respecter un adulte que de lui laisser la dignité d’affronter sa mort. S’il a assumé complètement sa vie, son âme s’est armée du courage nécessaire pour accéder à cette connaissance. Sans pour autant accorder à la souffrance une quelconque vertu purificatrice ou rédemptrice, c’est sans doute honorer un individu que de le laisser se réaliser et se grandir en cette dernière épreuve.
        Il n’en est pas de même, me semble-t-il, pour un enfant qui connaît dès le début de sa vie la fatalité que ces autres-là ont eu le temps de voir venir, si ce n’est parfois le loisir de la provoquer. Pitié pour l’innocence et épargnons à un enfant la souffrance de cette certitude ! À défaut d’avoir connu la vie, prolongeons, si cela est possible, le difficile et bref bonheur de Clémence en lui cachant sa mort. Nous préférons la voir heureuse sinon insouciante durant l’année qui vient, plutôt qu’épouvantée par l’idée de sa fin ; notre respect pour elle est intact, et sa dignité inaltérée.
        Que dire de la diffusion de la nouvelle de la maladie dans l’environnement d’un malade ? Cette diffusion n’est souhaitable que si elle est à l’origine d’un mouvement de retour convergeant vers le malade et à son seul profit. Trop de diffusion va à l’encontre de cela, car la dilution dégrade ce potentiel de retour de façon irréversible, croissante, entropique… Le malade devient objet que l’on montre et dont on parle, au détriment de sa dignité et du respect dû à sa solitude, à sa souffrance, à ses angoisses et ses interrogations. Dans nos divers environnements, on parle déjà beaucoup de Clémence, et de nous aussi. On nous plaint, et les gens veulent en savoir plus sans oser nous le demander. La lente rumeur qui s’étend fait de Clémence l’objet central de conversations desquelles elle est exclue ; on la prend en pitié tandis qu’elle ignore tout et ne demande rien.
        En parlant de la nature du mal dont souffre Clémence, en associant ainsi son image à la psychose collective du cancer et de la mort, en aidant donc les gens à anticiper avec certitude sur un sort dont nous nous accrochons précisément à l’incertitude, nous aurions conscience de séparer notre fille du reste du monde et de nous éloigner d’elle aussi. D’un pur point de vue d’éthique, de décence — et de logique ! —, il serait absurde que notre attitude loin de Clémence fût différente de celle que nous avons auprès d’elle, et absurde aussi de répandre dans son environnement la vérité dont nous la préservons de tous nos efforts. Quelle que soit la vanité de notre silence, nous pensons que c’est une marque minimale de respect pour Clémence, et d’espoir aussi, que de ne pas être les complices de la vérité qui court, et de ne pas alimenter, par la nouvelle de la terrible maladie, les courants de commérage qu’engendre la fascination de la mort.
        Si la vérité doit servir notre enfant, ce ne peut pas être sous une forme dégradée et désordonnée, ni par des canaux de curiosité douteuse. En dévoilant à d’autres ce que nous n’osons lui dire à elle-même, non seulement nous la trahirions, mais aussi nous la mettrions en danger dans la mesure où le risque dramatique serait accru que les mots effroyables « cancer » et « mort » ne parviennent jusqu’à elle par un incontrôlable et perfide rebond.
        Au tout début de notre état de choc, nous avons divulgué la nouvelle de la maladie à des gens trop peu concernés, et nous avons joué perdant en manquant au faible espoir auquel nous nous devons. Clémence n’a rien à gagner dans l’extension inutile de l’information et dans la multiplication des pitiés. Laissons donc faire les choses et ne les provoquons pas inutilement : cela sera désormais notre souci constant.
        L’espoir est pour nous un devoir, l’affichage de notre optimisme est une nécessité, la diffusion de notre chagrin est une faute ; tout ce qui ne sert pas Clémence est exclu de nos actions et, a fortiori, tout ce qui risque de la desservir. Aux questions déplacées dont la rumeur a sans doute déjà fourni les réponses, notre méfiance nous fait désormais répondre que Clémence va bien, indépendamment du fait que l’on nous croie ou non : c’est la seule réponse que nous jugeons devoir faire !


Dimanche 7 février 1988


        Clémence a passé chez Eugénie les deux après-midi d’hier et d’aujourd’hui ; elles ont étudié un peu et Clémence, qui s’est fait dire par son amie qu’elle était douée en mathématiques, ne se lasse pas de répéter ce compliment inattendu. Toutes les amies de Clémence sont attentionnées envers elle, et ses professeurs aussi minimisent gentiment l’importance de ses fréquentes absences. Cela ne coûte rien et donne à Clémence un courage multiplié pour rattraper ses retards. Tout ce climat révèle chez elle une volonté que je découvre ; mais si sa maladie et la gentillesse de tous constituent pour son travail scolaire des éléments moteurs efficaces, on se serait toutefois volontiers passé de cette conjugaison !
        Nous aspirons en permanence à être avec Clémence, d’une part parce que ces moments précieux ne seront peut-être bientôt que des souvenirs, et d’autre part parce que sa gentillesse et sa générosité font de sa présence un délice ; le courage qu’elle se forge pour entraîner le nôtre finit par rendre naturel l’optimisme forcé que nous affichons face à elle. C’est un comble, et il est vrai que « l’aveugle a parfois consolé le voyant ». Parfois je pense même que si Clémence connaissait l’ampleur de son mal, son courage serait encore le même. Enfin, sa bonne santé apparente efface le cauchemar que l’avenir nous laisse entrevoir lorsque le cafard imprègne notre solitude.
        Hormis les périodes de chimiothérapie où elle souffre trop et lorsqu’elle ne pense pas aux derniers cheveux qui tombent (adieu aussi, derniers fidèles !), Clémence est valorisée par l’intérêt permanent qu’on lui manifeste et par la façon réaliste et adulte dont on lui parle de sa maladie ; sécurisée par notre présence constante et par la densité de notre protection, même nos leçons de courage et de volonté, ringardes parfois, deviennent catéchisme. Le rempart de ce bonheur-là cache l’autre malheur. Plus délicate et plus sensible que jamais, Clémence saisit toute occasion de venir nous embrasser ou nous dire un mot agréable : oui, elle est heureuse ! Irradiant de rire et de générosité, toute son attitude n’est plus que remerciement et apologie de la cellule familiale. Ô notre joie !
        Ce matin Clémence est venue dans notre chambre ; rieuse et provocatrice, oui, c’était bien elle ! Assise sur notre lit, elle nous incitait à être proches et amoureux, ainsi qu’elle nous y encourage souvent en plaisantant à peine, tant son bonheur passe d’abord par le nôtre ; comme un coureur qui attend ses équipiers, il lui est impossible d’être heureuse sans que notre bonheur ne soit au moins égal au sien, et elle nous entraînait donc à la suivre de tout près dans cette voie.
        Elle est particulièrement contente ces temps-ci car Émilie vient souvent auprès d’elle pour participer à sa vie : rien n’enchante plus Clémence que l’amitié de sa sœur. Émilie l’impressionne par ses succès scolaires, son indépendance, mais aussi et surtout, par sa position d’aînée dont Clémence est un peu jalouse et à laquelle elle associe toutes les qualités de sa sœur. Elle-même s’imagine souvent régnant en sévérité et en affection sur la ribambelle de petits frères et sœurs qu’elle aurait souhaités, et plus loin, elle rêve des nombreux enfants dont elle sera la mère si merveilleuse et si aimante.




  prologue             chapitre 2