PROLOGUE 3
(2 décembre 1987 - 4 janvier 1988)
Nous sommes aujourd'hui le
27 décembre 1988, et les vacances de cette fin d'année me
laissent le loisir pénible et longtemps repoussé d'écrire
le prologue d'un récit qui, depuis le 4 janvier, retrace au quotidien
la tragédie que nous vivons. Ce prologue couvre la période
qui va du 2 décembre 1987 au 4 janvier 1988, depuis "l'annonce"
jusqu'à "la révélation" ; il ne comportera que quelques
pages et aurait certainement été plus dense s'il avait été
rédigé, comme le journal qui va suivre, au cours même
des événements qui y sont relatés ; mais rien alors
ne me prédisposait à cette écriture.
Le retard apporté à la rédaction
de ce prologue fausserait celui-ci d'un biais subjectif si je m'attachais
à y décrire, à la lumière des événements
qui ont suivi et qui font donc aujourd'hui partie de ma vie, toutes les
émotions et les interrogations qui furent les miennes en cette
brève période, tant il est vrai que la connaissance d'un
effet rend difficile la description neutre de sa cause et de sa genèse.
C'est que, ressassées en ma mémoire depuis un an, ces émotions
primitives ont forcément subi l'empreinte des malheurs qui les
ont suivies, et le souvenir que j'en ai aujourd'hui a nécessairement
été filtré au travers des chagrins qui ont depuis
lors constitué la trame de ma vie. Trop long, ce récit introductif
ne pourrait qu'être ainsi faussé, et je me bornerai à
décrire brièvement ici les événements et les
émotions, aussi bruts que possible d'appréciation a posteriori,
qui ont abouti au big-bang catastrophique. Les longues pages écrites
depuis et qui suivent ce prologue possèdent toute la matière
qui manquerait à cette première rédaction.
L'histoire commence donc le mercredi 2 décembre
1987. Au retour d'une journée de travail routinière, j'eus
le plaisir habituel de voir se jeter dans mes bras mes si chères
enfants, et d'avoir à lutter de force pour faire semblant d'échapper
à leurs étreintes violentes. Quel bonheur qu'en ce simulacre
de combat quotidien, et quelle conscience j'eus toujours du privilège
de cet instant !
La soirée était calme ; on jouait à
la télévision la pièce de Marivaux "Les Fausses Confidences",
et nous étions admirablement servis par la prestation déjà
ancienne d'une Comédie Française au sommet de son prestige.
Nous nous plaisions donc à regarder le spectacle ; le magnétoscope
l'enregistrait en même temps à l'intention des enfants qui
devraient bientôt aller dormir, les veillées trop tardives
leur étant encore interdites.
Alors donc qu'Odile s'occupait de coucher les petites,
elles réapparurent soudain toutes les trois dans le salon. L'air
effaré, montrant l'avant-bras gauche de Clémence, Odile
me dit :
— Tu as vu !
Et je vis.
Le joli petit bras était déformé
par une énorme protubérance, large et très dure.
La grosseur de cette extraordinaire chose était telle que nous
fûmes pendant quelques instants muets de stupéfaction et
d'incrédulité. Le côté irrationnel de ce visiteur
non désiré nous fit peur, et la nature surréaliste
de notre observation devait nous conférer l'air hébété
qu'ont parfois des héros de feuilletons télévisés
face à des objets ou des êtres insolites "venus d'ailleurs".
En une fraction de seconde, tous ensemble autour du bras déformé
de Clémence, nous venions de franchir une discontinuité,
et sans qu'elle ait été formulée, la réalité
du drame qui allait bouleverser notre existence plana. Mais elle nous
fut insuffisamment insufflée toutefois pour que nous nous rendissions
compte immédiatement du basculement effectif de nos vies.
L'anomalie était à ce point intégrée
au bras qu'il paraissait impensable que son apparition ait pu être
aussi rapide. Clémence est une enfant soucieuse de son corps, anxieuse
d'un minime bobo, observatrice donc ; elle avait suivi sa leçon
de tennis dans l'après-midi et si l'insolente grosseur avait été
présente à ce moment-là elle s'en serait forcément
aperçue. Il nous fallait donc admettre la quasi-spontanéité
de la grotesque émergence, deux ou trois heures au maximum.
La bosse était tiède, semblait vivante,
et on s'attendait presque à ce qu'elle bougeât ! L'épouvante
d'une croissance continue nous gagna, et je décidai de faire venir
immédiatement un médecin. Le docteur Garson, notre médecin
de famille, était absent, et c'est la jeune remplaçante
d'un médecin du quartier qui vint. Aussi inexpérimentée
que charmante, elle diagnostiqua " la remontée brutale d'un hématome
ancien " et, suivant son naïf conseil, nous nous surprîmes
à masquer la grosseur sous des bandes imbibées d'alcool
!
C'est à ma seule demande que fut prescrite une
échographie du bras ; celle-ci fut effectuée dès
le lendemain chez le docteur B., un radiologue si peu bavard qu'il n'osa
pas infirmer l'affaire de l'hématome remontant. Son rapport ne
fit qu'indiquer l'anormalité de l'image échographique, et
il s'abstint de toute suggestion quant au diagnostic, n'engageant pas
sa responsabilité dans une analyse incertaine ni surtout dans un
quelconque conseil. Je fus conforté par la persistance du diagnostic
de l'hématome, et ce n'est que pour un surplus de sécurité
que j'acceptai encore la proposition de L.D., mon meilleur ami et radiologue
lui aussi — à Bordeaux — d'observer Clémence
à son tour.
Dès le lundi 7 décembre, le bras de Clémence
était donc examiné par L.D. ainsi que par ses deux associés.
Jamais, avouèrent-ils, ils n'avaient vu une telle excroissance,
et leur expérience ne leur permettait donc pas d'élaborer
un diagnostic précis. À vrai dire ils n'en élaborèrent
aucun, et L.D. n'osa pas évacuer devant moi l'affaire de l'hématome
à laquelle il se contenta seulement d'associer une probabilité
faible. Il me rassura totalement en m'affirmant qu'aucun cancer -il fallait
bien que ce mot fût prononcé une première fois- ne
pouvait apparaître à cet endroit et de cette façon,
et que le temps aurait vite raison de cette étrange "bosse".
L'intuition et une inquiétude raisonnable doivent
pallier chez un médecin l'absence de connaissance précise
sur un cas ; c'est la crainte de se tromper devant moi, et aussi un absurde
souci de me ménager, qui auront conduit L.D. à ne rien dire
dans le doute plutôt qu'à suggérer le pire à
titre préventif. Son rôle de médecin et d'ami était
de faire en sorte que je prisse de toute urgence les dispositions qu'imposait
la pire hypothèse. Face à mon ignorance et à mon
inertie, il aurait dû m'effrayer pour presser mon action. Au lieu
de cela, son silence protecteur et niais a mis notre amitié à
un niveau de sottise où elle ne pouvait plus exister.
Suite à l'insouciance ou à la tranquillisante
neutralité que suscitait donc dans le milieu médical la
grosseur au bras de Clémence, nous aurions vraisemblablement arrêté
là toutes consultations : que pouvions-nous faire de plus ? L.D.
nous avait toutefois suggéré, et je lui rends cette grâce,
de voir un dermatologue. Le docteur A., consulté le 14 décembre,
parla immédiatement de tumeur, sans précision, et il prescrivit
une biopsie, écartant avec mépris tout diagnostic de kystes
et autres stupides hématomes. Toutefois, rien dans son analyse
ne put nous alarmer vraiment, et il ne fit rien pour que la biopsie fût
immédiate.
Que tout ceci fut dramatique d'hésitation, d'insouciance,
de lenteur, de tromperie ! Rendez-vous fut pris pour la biopsie auprès
du docteur X dans une clinique proche de Toulouse. Nous nous permîmes
le luxe de repousser de trois jours la date initialement prévue,
et ceci pour de simples commodités personnelles. Ceci prouve l'inconscience
que nous avions de la réalité, et aussi à quel point
nous ne nous sentions pressés par rien ni surtout par personne.
Parfois L.D. téléphonait, et au cours de la conversation
il demandait des nouvelles et s'assurait que nos rendez-vous avaient été
pris. Ce fut le comble un soir, lorsqu'il nous conseilla une radio pulmonaire
pour le cas où la tumeur apparue aurait été le signe
visible d'une mystérieuse tuberculose ! Pourquoi donc ce soir-là
ne fut-il pas plus explicite dans sa crainte, le lâche ami qui savait,
et pourquoi l'idiot que j'étais n'a-t-il pas saisi alors le sens
réel de son ridicule mensonge ?
La biopsie fut effectuée le lundi 21 dans la
soirée, sous anesthésie locale, avec garrottage du bras,
agrafes, et cicatrice de deux centimètres. J'ignorais à
cette époque les risques de dissémination de métastases
que peut présenter une telle intervention, et j'ignorais aussi
qu'une simple ponction par seringue eût été suffisante
pour atteindre une tumeur aussi grosse et aussi superficielle.
Bien qu'il soit logique — sinon évident
— que le chirurgien connaissait d'avance la nature possible et probable
du tissu sur lequel il intervenait, il ne dit rien qui pût nous
inquiéter, lui non plus, et il ne manifesta aucune réprobation
lorsqu'Odile lui annonça que nous devions partir cinq jours plus
tard en Égypte pour un séjour d'une semaine. L'urgence vitale
du dépistage et des premiers soins primaient, me semble-t-il, sur
tout ménagement. Mais non, là encore la règle d'une
bêtise criminelle l'emporta : l'absence de désapprobation
du chirurgien eut naturellement pour effet de nous rassurer et de nous
ôter tout remords quant à notre départ.
Les fêtes de Noël furent merveilleuses,
comme tous les ans jusqu'alors, et on ne peut imaginer de famille plus
unie et plus aimante que la nôtre ce soir-là, dans la joie
exprimée, vivante et généreuse des enfants. Les photos prises en cette soirée témoignent de notre chaleureux bonheur,
si immense, si total, et encore si intact. Nous passâmes l'après-midi
de Noël chez des amis, buvant du champagne et devisant de notre voyage
imminent.
Nous prîmes l'avion au départ de Toulouse
le lendemain matin. Notre vol pour Le Caire partait dans la soirée,
et nous passâmes la journée à Paris, flânant
avant de regagner Orly puis d'arriver au Caire dans la nuit.
Je ne raconterai pas ici le détail de notre
séjour dans cette ville (une_photo) (une_autre_photo), ni de l'organisation défaillante
qui fit que notre voyage en Haute-Egypte et notre croisière sur
le Nil furent annulés et remplacés par des excursions sans
intérêt. C'est au cours de l'une de celles-ci, dans un restaurant
près du lac Fayoun, que Clémence découvrit sa deuxième
tumeur, au creux du coude, aussi énorme et aussi dure que la première.
Effaré, épuisé par un voyage raté et sans
aucune organisation, j'eus là ma première vision de l'enfer,
et à partir de cet instant je ne pensai plus qu'au retour, tant
notre présence au Caire devenait absurde.
Suite à de longues tractations avec l'agence
organisatrice du voyage et avec des autorités égyptiennes,
notre groupe échoué fut rapatrié. Après un
réveillon offert où nous eûmes la force de danser
un peu, nous rejoignîmes l'aéroport à trois heures
du matin, puis après douze heures d'attente on nous fit embarquer
dans un avion koweitien à destination de Paris. De ce vol de retour
je garde le souvenir de Clémence heureuse à mon côté,
voisine bavarde, débordante de joie, d'attention et d'affection.
Pressentant sans doute la suite sombre de nos jours, je gouttai ces instants
fugitifs et précieux. Dans l'avion Paris-Toulouse, je regrette
d'avoir pris place auprès d'un ami, et de ne pas m'être assis
auprès d'elle comme elle me le demanda ; je vis alors dans son
regard la déception de ne pas pouvoir prolonger notre heureuse
et complice entente du vol Le Caire-Paris. Ce reproche me poursuit encore.
[...]
Le samedi soir 2 janvier, nous fîmes avec un
léger décalage un petit_réveillon bien à nous,
tout à notre joie de nous retrouver au calme après l'échec
de notre séjour égyptien, et tout à notre angoisse
aussi de l'imminence du verdict.
Lundi 4 janvier 1988
Je me rends à mon bureau et
ma première préoccupation est de téléphoner
au docteur A. pour lui demander le résultat des analyses. Il est
absent et ne sera là que cet après-midi. Au laboratoire
on me dit que ces analyses sont justement en cours d'interprétation
en raison d'une petite "ambiguïté", et que les résultats
seront communiqués directement au médecin.
Quinze jours pour analyser les résultats de
la biopsie, une ambiguïté ! Mon repas est nerveusement avalé.
Vers deux heures je téléphone au docteur A. qui n'a eu aucun
résultat depuis le temps ; il s'indigne du fait qu'on ait effectué
un bilan microbien hors de sa prescription, et il me rappelera dans quelques
minutes dès qu'il aura pu joindre le laboratoire. Mon ventre se
noue en cette attente, tout s'accélère soudain, et mon cœur
s'emballe tandis que se produit en moi la fantastique et puissante explosion
du doute et le déferlement d'une certitude cruelle que plus rien
ne retient. Le téléphone sonne. Ma main tremble. Je décroche.
Oh, mon Dieu ! Pourquoi !
La voix du médecin est hésitante lorsqu'il
m'annonce que les résultats sont "préoccupants, très
préoccupants, vraiment très préoccupants..."
Ma voix cassée lui demande d'en dire plus. Il me répond
que c'est impossible par téléphone. J'insiste. Son refus
est un aveu. Que dois-je faire ? Il me dit de me mettre rapidement en
relation avec le Centre Claudius Regaud, un centre de soins proche de
l'Hôpital La Grave. Je raccroche, effondré et hagard. Je
vais jusqu'au bureau d'un ami qui connaît bien le milieu médical,
et je lui demande ce qu'est ce Centre. Il me répond que c'est le
nom officiel du sinistre C.R.A.C., le Centre Régional Anti-Cancéreux.
Le mot est dit. CLÉMENCE A UN CANCER. Tout bascule.
Je retourne à mon bureau, à bout de souffle,
et je m'y enferme. Ai-je rêvé ? L'impossible est là,
la mort, oui la mort !... Clémence va mourir. Oh ! ma si chère
petite ! Je rappelle le docteur A. pour lui demander s'il peut organiser
un rendez-vous pour nous au Centre Claudius Regaud. Après quelques
minutes il m'annonce que Clémence est attendue demain matin par
le directeur du Centre. J'appelle ensuite Odile qui accuse le choc sans
un mot.
De retour à l'appartement, je reçois
dans mes bras mes chères petites, plus chères que jamais,
et je parviens je ne sais comment à leur cacher mon total effondrement.
Tout ce qui suit est difficile à narrer car l'excès de notre
douleur à Odile et à moi dépasse la limite descriptive
des mots.
J'ai immédiatement une vague conscience qu'il
faut que tout ce que nous allons vivre et ressentir à partir d'aujourd'hui
reste vif en nos mémoires et en nos cœurs. En relatant quotidiennement
le calvaire qui attend Clémence, je décide donc de laisser
une trace brute de notre chagrin à tous ; l'écriture d'un journal pourra aussi m'être d'un grand secours dans la vie nouvelle
qui commence aujourd'hui et qui, dès demain, ne sera plus qu'une
lutte permanente contre la mort de notre enfant. Je n'analyse pas encore
quelle sera la nature de ce secours ni ce que la lecture de ce journal
pourra un jour apporter. Peu importe, on verra cela plus tard.
Ici commence donc la longue biopsie d'un malheur. |