Cueille la Nuit

prologue
                      chapitre 1

PROLOGUE 1

(septembre 1987)


        Alors que je regardais la télévision ce soir-là, une douleur  imprécise me prit à la poitrine. Je suis sujet à de telles crises anodines et celle-ci ne me tracassa d’abord pas. Dans la nuit toutefois, elle ne fit que s’accroître et je dus rechercher en permanence les positions qui en atténuaient la violence.
        Aucune amélioration ne se précisa le lendemain, bien au contraire. En fin de journée, au bureau, la douleur devint intolérable. Rentré à l’appartement, mon inquiétude fut extrême, et à défaut de la présence des deux médecins auxquels je téléphonai, je me résolus à faire venir le SAMU, craignant d’être bientôt la victime d’un infarctus brutal.
        Bien que l’électrocardiogramme pratiqué sur place fût normal, mon cas fut jugé inquiétant et on décida de m’hospitaliser sur-le-champ. Je restai trois jours à l’hôpital de Rangueil, à Toulouse, pour y subir une série d’examens qui se révélèrent tous négatifs quant au diagnostic de l’infarctus ; j’aurais eu seulement un début de péricardite sans réelle gravité.
        C’est sur mon lit d’infortune que j’appris la mort d’un ami qui agonisait dans ce même hôpital depuis plusieurs mois, après avoir été victime d’une attaque cérébrale l’ayant aussitôt plongé dans un coma profond. Marc avait quarante-quatre ans et notre amitié en avait vingt ; elle était née au Canada où nous parachevions nos mêmes études d’ingénieur avant de poursuivre jusqu’à maintenant des carrières professionnelles identiques sur le même lieu de travail. Que de souvenirs communs !
        Avec la mort de Marc c’est toute une partie de ma vie qui se ferme. Sa perte, assimilable à celle d’un morceau de moi-même, ne pouvait être qu’immense pour moi. C’est la nécessité d’être présent à son enterrement qui me fit sortir de l’hôpital plus tôt que prévu, lui rendant ainsi l’amitié d’avoir attendu pour mourir que je fusse près de lui.
        Revenu de l’église et du cimetière, j’écoutai le Requiem de Brahms, et cette musique rendit ma peine plus vive et plus pure, et Marc plus proche encore qu’il ne le fut jamais. La mort de mon ami de toujours dénonçait la fragilité de ma propre vie et celle de mes proches, et je me laissai aller aux réflexions qu’entraînait mon chagrin, envoûté par la sublime musique qui m’assurait de l’éternelle présence de l’être perdu.

        Adieu, si cher ami !


PROLOGUE 2

(octobre 1987)

 

 

        Un samedi d’octobre nous étions allés en famille à la fête foraine annuelle de la Saint-Michel. J’en ai horreur, ainsi qu’Odile, ma femme, mais la pression de mes enfants, Émilie et Clémence, treize et douze ans, avait été telle qu’il me fut impossible de les priver d’un plaisir que j’avais moi-même goûté durant mon enfance lors de fêtes de village ; certes les bons souvenirs qui m’en sont restés sont ceux d’une ambiance perdue plus que ceux des attractions elles-mêmes, mais il ne m’appartenait pas de priver mes enfants de souvenirs et d’expériences actuelles en regard de leurs dissemblances avec mes émotions anciennes.
        Émilie, audacieuse et toujours en quête d’expériences nouvelles, montait sur les manèges et en revenait fascinée, tandis que Clémence, plus craintive, demeurait en retrait. Afin qu’elles pussent par la suite confronter les mêmes sensations et prolonger leur plaisir en cette comparaison, j’incitai vivement Clémence à faire preuve de volonté et à oser braver sa crainte. C’était aussi une bonne façon pour elle de se prouver qu’elle était capable de la même initiative que sa sœur ; et je pensais que si cette promenade ne de
vait avoir que ce résultat positif, je devrais alors me féliciter d’y avoir conduit mes enfants. Eugénie, la meilleure amie de Clémence, était présente avec nous.
        Je poussai donc les trois filles à s’engager dans une nacelle qui devait être soumise à différents mouvements pendulaires et de rotation sur elle-même, tout en parcourant à grande vitesse un trajet circulaire de montagnes russes. L’observation préalable de ce manège et l’enchantement des jeunes qui en revenaient m’avaient fait admettre qu’il était convenable pour mes jouvencelles. Ce fut une erreur.
        Clémence s’affola complètement dès les premières fortes accélérations, agrippée à la barre de protection, et nous ne pûmes qu’observer, impuissants et incrédules, la panique de l’enfant, ses cris, puis son abandon aux forces qui l’entraînaient. Odile et moi étions terrifiés de voir à chaque passage de la nacelle le visage de plus en plus blanc de la petite qui, les yeux fermés et la bouche déformée, n’avait plus la force de s’accrocher à la barre et dont la tête se baladait au gré des mouvements de l’engin fou. Clémence semblait en syncope et pendant un instant je la vis morte, ouvert le temps bref de cette vision à l’infinité du désespoir. Lorsque le manège s’arrêta au bout d’un temps qui nous parut infini, nous nous précipitâmes vers elle pour l’arracher au serpent meurtrier. Elle chancelait et était légèrement blessée à la joue et à la paupière. Nous rentrâmes vite, l’entourant de nos bras et de notre affection redoublée.
        Depuis que mes enfants sont petites, j’ai vécu dans l’obsession et la hantise de leur mort, et nombreux ont été mes cauchemars nocturnes suivis de jours assombris par les rémanences des rêves terribles où je vivais la disparition de l’une de mes filles adorées. La protection de mes enfants a toujours été excessive, dictée par mon tempérament inquiet et par mon souci permanent d’éviter au maximum les accidents du hasard. Mon impossibilité ce jour-là de secourir Clémence en danger à quelques mètres de moi me remplit d’angoisse et d’amertume, et je pris conscience de l’impuissance de mes efforts face à de simples aléas quotidiens.
        Comme si cet incident avait été un présage, je confiai alors à Odile ma crainte et mon pressentiment de voir une catastrophe imminente briser le bonheur parfait de notre famille.
        Hélas ! je ne me trompais pas.


PROLOGUE 3

(2 décembre 1987 - 4 janvier 1988)

 

         Nous sommes aujourd'hui le 27 décembre 1988, et les vacances de cette fin d'année me laissent le loisir pénible et longtemps repoussé d'écrire le prologue d'un récit qui, depuis le 4 janvier, retrace au quotidien la tragédie que nous vivons. Ce prologue couvre la période qui va du 2 décembre 1987 au 4 janvier 1988, depuis "l'annonce" jusqu'à "la révélation" ; il ne comportera que quelques pages et aurait certainement été plus dense s'il avait été rédigé, comme le journal qui va suivre, au cours même des événements qui y sont relatés ; mais rien alors ne me prédisposait à cette écriture.
        Le retard apporté à la rédaction de ce prologue fausserait celui-ci d'un biais subjectif si je m'attachais à y décrire, à la lumière des événements qui ont suivi et qui font donc aujourd'hui partie de ma vie, toutes les émotions et les interrogations qui furent les miennes en cette brève période, tant il est vrai que la connaissance d'un effet rend difficile la description neutre de sa cause et de sa genèse. C'est que, ressassées en ma mémoire depuis un an, ces émotions primitives ont forcément subi l'empreinte des malheurs qui les ont suivies, et le souvenir que j'en ai aujourd'hui a nécessairement été filtré au travers des chagrins qui ont depuis lors constitué la trame de ma vie. Trop long, ce récit introductif ne pourrait qu'être ainsi faussé, et je me bornerai à décrire brièvement ici les événements et les émotions, aussi bruts que possible d'appréciation a posteriori, qui ont abouti au big-bang catastrophique. Les longues pages écrites depuis et qui suivent ce prologue possèdent toute la matière qui manquerait à cette première rédaction.
        L'histoire commence donc le mercredi 2 décembre 1987. Au retour d'une journée de travail routinière, j'eus le plaisir habituel de voir se jeter dans mes bras mes si chères enfants, et d'avoir à lutter de force pour faire semblant d'échapper à leurs étreintes violentes. Quel bonheur qu'en ce simulacre de combat quotidien, et quelle conscience j'eus toujours du privilège de cet instant !
        La soirée était calme ; on jouait à la télévision la pièce de Marivaux "Les Fausses Confidences", et nous étions admirablement servis par la prestation déjà ancienne d'une Comédie Française au sommet de son prestige. Nous nous plaisions donc à regarder le spectacle ; le magnétoscope l'enregistrait en même temps à l'intention des enfants qui devraient bientôt aller dormir, les veillées trop tardives leur étant encore interdites.
        Alors donc qu'Odile s'occupait de coucher les petites, elles réapparurent soudain toutes les trois dans le salon. L'air effaré, montrant l'avant-bras gauche de Clémence, Odile me dit :
        — Tu as vu ! 
        Et je vis.
        Le joli petit bras était déformé par une énorme protubérance, large et très dure. La grosseur de cette extraordinaire chose était telle que nous fûmes pendant quelques instants muets de stupéfaction et d'incrédulité. Le côté irrationnel de ce visiteur non désiré nous fit peur, et la nature surréaliste de notre observation devait nous conférer l'air hébété qu'ont parfois des héros de feuilletons télévisés face à des objets ou des êtres insolites "venus d'ailleurs". En une fraction de seconde, tous ensemble autour du bras déformé de Clémence, nous venions de franchir une discontinuité, et sans qu'elle ait été formulée, la réalité du drame qui allait bouleverser notre existence plana. Mais elle nous fut insuffisamment insufflée toutefois pour que nous nous rendissions compte immédiatement du basculement effectif de nos vies.
        L'anomalie était à ce point intégrée au bras qu'il paraissait impensable que son apparition ait pu être aussi rapide. Clémence est une enfant soucieuse de son corps, anxieuse d'un minime bobo, observatrice donc ; elle avait suivi sa leçon de tennis dans l'après-midi et si l'insolente grosseur avait été présente à ce moment-là elle s'en serait forcément aperçue. Il nous fallait donc admettre la quasi-spontanéité de la grotesque émergence, deux ou trois heures au maximum.
        La bosse était tiède, semblait vivante, et on s'attendait presque à ce qu'elle bougeât ! L'épouvante d'une croissance continue nous gagna, et je décidai de faire venir immédiatement un médecin. Le docteur Garson, notre médecin de famille, était absent, et c'est la jeune remplaçante d'un médecin du quartier qui vint. Aussi inexpérimentée que charmante, elle diagnostiqua " la remontée brutale d'un hématome ancien " et, suivant son naïf conseil, nous nous surprîmes à masquer la grosseur sous des bandes imbibées d'alcool !
        C'est à ma seule demande que fut prescrite une échographie du bras ; celle-ci fut effectuée dès le lendemain chez le docteur B., un radiologue si peu bavard qu'il n'osa pas infirmer l'affaire de l'hématome remontant. Son rapport ne fit qu'indiquer l'anormalité de l'image échographique, et il s'abstint de toute suggestion quant au diagnostic, n'engageant pas sa responsabilité dans une analyse incertaine ni surtout dans un quelconque conseil. Je fus conforté par la persistance du diagnostic de l'hématome, et ce n'est que pour un surplus de sécurité que j'acceptai encore la proposition de L.D., mon meilleur ami et radiologue lui aussi — à Bordeaux — d'observer Clémence à son tour.
        Dès le lundi 7 décembre, le bras de Clémence était donc examiné par L.D. ainsi que par ses deux associés. Jamais, avouèrent-ils, ils n'avaient vu une telle excroissance, et leur expérience ne leur permettait donc pas d'élaborer un diagnostic précis. À vrai dire ils n'en élaborèrent aucun, et L.D. n'osa pas évacuer devant moi l'affaire de l'hématome à laquelle il se contenta seulement d'associer une probabilité faible. Il me rassura totalement en m'affirmant qu'aucun cancer -il fallait bien que ce mot fût prononcé une première fois- ne pouvait apparaître à cet endroit et de cette façon, et que le temps aurait vite raison de cette étrange "bosse".
        L'intuition et une inquiétude raisonnable doivent pallier chez un médecin l'absence de connaissance précise sur un cas ; c'est la crainte de se tromper devant moi, et aussi un absurde souci de me ménager, qui auront conduit L.D. à ne rien dire dans le doute plutôt qu'à suggérer le pire à titre préventif. Son rôle de médecin et d'ami était de faire en sorte que je prisse de toute urgence les dispositions qu'imposait la pire hypothèse. Face à mon ignorance et à mon inertie, il aurait dû m'effrayer pour presser mon action. Au lieu de cela, son silence protecteur et niais a mis notre amitié à un niveau de sottise où elle ne pouvait plus exister.
        Suite à l'insouciance ou à la tranquillisante neutralité que suscitait donc dans le milieu médical la grosseur au bras de Clémence, nous aurions vraisemblablement arrêté là toutes consultations : que pouvions-nous faire de plus ? L.D. nous avait toutefois suggéré, et je lui rends cette grâce, de voir un dermatologue. Le docteur A., consulté le 14 décembre, parla immédiatement de tumeur, sans précision, et il prescrivit une biopsie, écartant avec mépris tout diagnostic de kystes et autres stupides hématomes. Toutefois, rien dans son analyse ne put nous alarmer vraiment, et il ne fit rien pour que la biopsie fût immédiate.
        Que tout ceci fut dramatique d'hésitation, d'insouciance, de lenteur, de tromperie ! Rendez-vous fut pris pour la biopsie auprès du docteur X dans une clinique proche de Toulouse. Nous nous permîmes le luxe de repousser de trois jours la date initialement prévue, et ceci pour de simples commodités personnelles. Ceci prouve l'inconscience que nous avions de la réalité, et aussi à quel point nous ne nous sentions pressés par rien ni surtout par personne. Parfois L.D. téléphonait, et au cours de la conversation il demandait des nouvelles et s'assurait que nos rendez-vous avaient été pris. Ce fut le comble un soir, lorsqu'il nous conseilla une radio pulmonaire pour le cas où la tumeur apparue aurait été le signe visible d'une mystérieuse tuberculose ! Pourquoi donc ce soir-là ne fut-il pas plus explicite dans sa crainte, le lâche ami qui savait, et pourquoi l'idiot que j'étais n'a-t-il pas saisi alors le sens réel de son ridicule mensonge ?
        La biopsie fut effectuée le lundi 21 dans la soirée, sous anesthésie locale, avec garrottage du bras, agrafes, et cicatrice de deux centimètres. J'ignorais à cette époque les risques de dissémination de métastases que peut présenter une telle intervention, et j'ignorais aussi qu'une simple ponction par seringue eût été suffisante pour atteindre une tumeur aussi grosse et aussi superficielle.
        Bien qu'il soit logique — sinon évident — que le chirurgien connaissait d'avance la nature possible et probable du tissu sur lequel il intervenait, il ne dit rien qui pût nous inquiéter, lui non plus, et il ne manifesta aucune réprobation lorsqu'Odile lui annonça que nous devions partir cinq jours plus tard en Égypte pour un séjour d'une semaine. L'urgence vitale du dépistage et des premiers soins primaient, me semble-t-il, sur tout ménagement. Mais non, là encore la règle d'une bêtise criminelle l'emporta : l'absence de désapprobation du chirurgien eut naturellement pour effet de nous rassurer et de nous ôter tout remords quant à notre départ.
        Les fêtes de Noël furent merveilleuses, comme tous les ans jusqu'alors, et on ne peut imaginer de famille plus unie et plus aimante que la nôtre ce soir-là, dans la joie exprimée, vivante et généreuse des enfants. Les photos prises en cette soirée témoignent de notre chaleureux bonheur, si immense, si total, et encore si intact. Nous passâmes l'après-midi de Noël chez des amis, buvant du champagne et devisant de notre voyage imminent.
        Nous prîmes l'avion au départ de Toulouse le lendemain matin. Notre vol pour Le Caire partait dans la soirée, et nous passâmes la journée à Paris, flânant avant de regagner Orly puis d'arriver au Caire dans la nuit.
        Je ne raconterai pas ici le détail de notre séjour dans cette ville (une_photo) (une_autre_photo), ni de l'organisation défaillante qui fit que notre voyage en Haute-Egypte et notre croisière sur le Nil furent annulés et remplacés par des excursions sans intérêt. C'est au cours de l'une de celles-ci, dans un restaurant près du lac Fayoun, que Clémence découvrit sa deuxième tumeur, au creux du coude, aussi énorme et aussi dure que la première. Effaré, épuisé par un voyage raté et sans aucune organisation, j'eus là ma première vision de l'enfer, et à partir de cet instant je ne pensai plus qu'au retour, tant notre présence au Caire devenait absurde.
        Suite à de longues tractations avec l'agence organisatrice du voyage et avec des autorités égyptiennes, notre groupe échoué fut rapatrié. Après un réveillon offert où nous eûmes la force de danser un peu, nous rejoignîmes l'aéroport à trois heures du matin, puis après douze heures d'attente on nous fit embarquer dans un avion koweitien à destination de Paris. De ce vol de retour je garde le souvenir de Clémence heureuse à mon côté, voisine bavarde, débordante de joie, d'attention et d'affection. Pressentant sans doute la suite sombre de nos jours, je gouttai ces instants fugitifs et précieux. Dans l'avion Paris-Toulouse, je regrette d'avoir pris place auprès d'un ami, et de ne pas m'être assis auprès d'elle comme elle me le demanda ; je vis alors dans son regard la déception de ne pas pouvoir prolonger notre heureuse et complice entente du vol Le Caire-Paris. Ce reproche me poursuit encore. [...]
        Le samedi soir 2 janvier, nous fîmes avec un léger décalage un petit_réveillon bien à nous, tout à notre joie de nous retrouver au calme après l'échec de notre séjour égyptien, et tout à notre angoisse aussi de l'imminence du verdict.


Lundi 4 janvier 1988

        Je me rends à mon bureau et ma première préoccupation est de téléphoner au docteur A. pour lui demander le résultat des analyses. Il est absent et ne sera là que cet après-midi. Au laboratoire on me dit que ces analyses sont justement en cours d'interprétation en raison d'une petite "ambiguïté", et que les résultats seront communiqués directement au médecin. 
        Quinze jours pour analyser les résultats de la biopsie, une ambiguïté ! Mon repas est nerveusement avalé. Vers deux heures je téléphone au docteur A. qui n'a eu aucun résultat depuis le temps ; il s'indigne du fait qu'on ait effectué un bilan microbien hors de sa prescription, et il me rappelera dans quelques minutes dès qu'il aura pu joindre le laboratoire. Mon ventre se noue en cette attente, tout s'accélère soudain, et mon cœur s'emballe tandis que se produit en moi la fantastique et puissante explosion du doute et le déferlement d'une certitude cruelle que plus rien ne retient. Le téléphone sonne. Ma main tremble. Je décroche. Oh, mon Dieu ! Pourquoi !
        La voix du médecin est hésitante lorsqu'il m'annonce que les résultats sont "préoccupants, très préoccupants, vraiment très préoccupants..."  Ma voix cassée lui demande d'en dire plus. Il me répond que c'est impossible par téléphone. J'insiste. Son refus est un aveu. Que dois-je faire ? Il me dit de me mettre rapidement en relation avec le Centre Claudius Regaud, un centre de soins proche de l'Hôpital La Grave. Je raccroche, effondré et hagard. Je vais jusqu'au bureau d'un ami qui connaît bien le milieu médical, et je lui demande ce qu'est ce Centre. Il me répond que c'est le nom officiel du sinistre C.R.A.C., le Centre Régional Anti-Cancéreux. Le mot est dit. CLÉMENCE A UN CANCER. Tout bascule.
        Je retourne à mon bureau, à bout de souffle, et je m'y enferme. Ai-je rêvé ? L'impossible est là, la mort, oui la mort !... Clémence va mourir. Oh ! ma si chère petite ! Je rappelle le docteur A. pour lui demander s'il peut organiser un rendez-vous pour nous au Centre Claudius Regaud. Après quelques minutes il m'annonce que Clémence est attendue demain matin par le directeur du Centre. J'appelle ensuite Odile qui accuse le choc sans un mot.
        De retour à l'appartement, je reçois dans mes bras mes chères petites, plus chères que jamais, et je parviens je ne sais comment à leur cacher mon total effondrement. Tout ce qui suit est difficile à narrer car l'excès de notre douleur à Odile et à moi dépasse la limite descriptive des mots.
        J'ai immédiatement une vague conscience qu'il faut que tout ce que nous allons vivre et ressentir à partir d'aujourd'hui reste vif en nos mémoires et en nos cœurs. En relatant quotidiennement le calvaire qui attend Clémence, je décide donc de laisser une trace brute de notre chagrin à tous ; l'écriture d'un journal pourra aussi m'être d'un grand secours dans la vie nouvelle qui commence aujourd'hui et qui, dès demain, ne sera plus qu'une lutte permanente contre la mort de notre enfant. Je n'analyse pas encore quelle sera la nature de ce secours ni ce que la lecture de ce journal pourra un jour apporter. Peu importe, on verra cela plus tard.
        Ici commence donc la longue biopsie d'un malheur.




                                           chapitre 1