Cantique

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Chapitre 14 - Sainte Hortense

 


Pierre Puvis de Chavanes

 

         La mort de la comtesse de Bayès, au lendemain de ces fêtes dont les symboles pourtant clairs et annonciateurs de fatalité échappèrent à tout le monde, avait plongé Jacques dans l’abattement le plus total. Il méditait maintenant sur les carences des vertus dont il s’était fait le défenseur. Sa conviction de cette fameuse vérité n’avait réussi qu’à conduire au suicide la plus aimante des femmes. Quant à moi, je me sentais coupable aussi de m’être à ce point trompé sur la direction de foudres qu’un peu plus de clairvoyance ou moins d’égoïsme m’aurait permis de détourner. Perdant de sa superbe, Laurent Vidal accompagnait nos tourments de ses habituels discours où les invectives à Dieu se mêlaient à son seul credo dans les hommes. Jacques, Laurent et moi, avec des suffisances différentes mais une commune sottise, nous avions tous les trois assassiné Hortense.
         Avant de mourir, la Comtesse avait écrit son souhait d’être inhumée au petit cimetière d’Horre, près de sa chère aïeule Adélaïde, et aussi afin de reposer face aux cimes dont l’intégration au vide céleste lui avait toujours paru idéal. Seule la mort, et non pas la recherche artistique ni l’amour, lui aurait permis de fuir l’oppression de ses richesses. Mais comme si ses trésors, eux, ne pouvaient se passer d’elle, certains chefs-d’œuvre de ses collections parisiennes seraient bientôt déplacés à Horre où une Fondation de Bayès verrait le jour grâce à un arrangement juridique complexe. La Comtesse continuerait ainsi de prodiguer sa générosité à son village chéri.

         Mais des ragots naquirent. Les énigmes attachées à une personne aussi fascinante entretenaient depuis toujours des suppositions délatrices que seule la déférence avait jusqu’à présent modérées. D’abord associée au départ de Jacques Joos, la mort de la Comtesse libéra vite aussi ces autres hypothèses. On osait dire maintenant que l’exceptionnelle beauté de cette femme et sa jeunesse si curieusement conservée n’auraient pas été naturelles mais la conclusion d’un pacte avec le diable ! Un lettré du village connaissait le mythe de Faust ; après qu’il eut affirmé l’existence de tels précédents, la crédulité et la superstition populaires trouvèrent là une manne opportune. Ainsi, dans un marché inaccessible à des femmes honnêtes, la Comtesse aurait immolé son mari et maintes fois des amants ! Ne parvenant pas à rompre le contrat la liant à Belzébuth, son suicide avait été l’issue unique qui pût sauver Jacques — le seul homme qu’elle eût vraiment aimé — de cette suite macabre. Le soufre joint au romantisme convenait parfaitement à la plupart des gens.
         À l’appui de cela, divers événements bizarres s’étaient produits à Horre ; il eût été trop facile d’y voir des coïncidences ; une inquisition s’établit. La fontaine du château s’était remise à fonctionner aussitôt après le retrait de l’eau du corps de la Comtesse ; le système électrique des cloches de l’église tomba en panne le jour de l’inhumation ; le cheval qui tirait le vieux corbillard noir du village était mort peu après ; et d’autres faits, qui auraient été perçus comme anodins en temps normal, furent désignés comme suspects. Parmi toutes ces manifestations, au moins quelques-unes procédaient d’une influence diabolique, forcément.
         Cependant cette idée rencontra ses détracteurs, car si la Comtesse avait prêté à la Vierge son visage, cela prouvait tout aussi bien qu’elle était une sainte. La querelle entre les partisans de ces thèses opposées s’acheva au bénéfice de la seconde. En effet, dans un village comme Horre l’important n’est pas la nature d’une rumeur mais seulement le fait d’en trouver une à disperser. L’option pieuse, ni plus séduisante ni plus réaliste que l’autre, mais plus riche d’échos et de rebondissements possibles, emporta les suffrages. La liaison du peintre Joos avec la Comtesse, qui aurait constitué une entrave à ladite sainteté, fut évacuée et mise à l’actif d’une erreur d’interprétation ; on se repentit d’y avoir songé. Que la Comtesse mourût d’amour, oui, mais d’un amour pour Dieu ! Une passion tellement soudaine, si forte, que la Comtesse n’aurait pu en supporter le choc. Les odeurs d’encens et de myrrhe de cette conversion valaient bien celle du soufre.
         Les appels à la nouvelle Madone furent bientôt entendus et des miracles ne tardèrent pas à se produire, prouvant a posteriori que la thèse retenue était la bonne. Une femme du village avait découvert l’heureuse combinaison d’une prière dite à l’église et d’une autre sur la tombe de la Comtesse. Cette femme était souffrante, or ses implorations à la sainte de la fresque demeuraient toujours vaines. Un jour, au cimetière, elle s’en plaignit à la Comtesse ; ses douleurs s’amenuisèrent sur-le-champ ! La nouvelle se répandit, tout le monde jumela les deux prières, et il apparut effectivement que ce couplage multipliait bien plus que par deux les chances d’être exaucé. La tombe miraculeuse devint la plus fleurie de toutes.
         Voilà donc qu’on arrivait des villages voisins, et de Bagnères, et de Tarbes — et aussi de Lourdes ! — pour profiter de la bienfaisance de la Comtesse. D’abord le curé considéra d’un œil perplexe cet engouement, mais l’affluence à son église devint si forte qu’il laissa croire et venir. Bientôt une messe ne suffit plus le dimanche, il fallut en dire deux. Le porte-cierges oublié depuis des lustres à côté de la statue de saint Roch fut déplacé vers l’absidiole centrale où des cierges à cinq francs et même à dix francs brûlaient en permanence. Une certaine joie régnait ainsi au village autour de la ferveur qui faisait revivre la Comtesse.

***

         Alors que Jacques continuait de venir parfois se recueillir à Horre, et que moi-même je n’y étais pas retourné depuis le jour de ma triste découverte, Laurent consentit à s’y rendre seulement au cours de l'année suivante. Mes activités professionnelles m’ayant conduit à passer une semaine dans la région de Pau, j’avais décidé de faire au retour un crochet par Horre, et suggéré à Laurent de m’y rejoindre afin que cette promenade devînt notre pèlerinage commun.
         Au cimetière d’abord, nous avons déposé des roses blanches sur la tombe d’Hortense. N’avait-elle pas toujours aimé colorier les fleurs ? Nous lui devions bien cela. En entrant dans l’église, ensuite, angoissé à l’approche de sa contemplation du visage dont nous parlions tant, Laurent dut s’appuyer sur mon épaule. Il pleura au choc du regard d’Hortense enfin posé sur lui.
         — Ce fut la rencontre d’un grand peintre et d’une sainte, s’abandonna-t-il.
         Parfois il arrive à Laurent de s’aventurer dans les voies de son contraire. J’ai souvent pensé que ses blasphèmes et autres propos impies, tels seulement des graffitis sur son écorce, masquaient chez lui un sentiment profondément religieux.
         Puis nous avons marché dans les environs du village. Il faisait très beau, c’était le premier jour du printemps, une radieuse sainte-clémence. Cependant nos remords ombrageaient d’un voile triste le panorama des montagnes. Lorsque nous arrivâmes devant les grilles du château, elles s’ouvrirent toutes seules. Mais ce n’était pas, comme nous aurions pu en rêver, une invitation à nous repentir sur le lieu de notre crime afin d’en recevoir quelque pardon ; car voilà qu’une limousine apparut au bout de l’allée. La personne assise à l’arrière nous fut d’abord cachée par le chauffeur. Au moment où elle passait devant nous, elle le demeura à cause des rideaux tirés qui la protégeaient du soleil de cette journée. Était-ce Hortense qui se jouait de moi, si proche et à la fois si distante ? Ah ! ce cauchemar, encore !
         De retour de notre promenade, nous sommes entrés au Café de la Place où la fin de l’après-midi commençait à réjouir quelques habitués de l’endroit. Certains reconnaissant en moi celui qui avait découvert la mort de la Comtesse, nous fûmes invités à trinquer avec eux et à partager leur bonne humeur. Les conversations tournèrent naturellement autour des faits inexplicables qui continuaient d’avoir lieu ici. On nous questionna :
         — Qu’en pensez-vous ?
         Comme investi d’une mission auprès des gens réunis là, Laurent se leva, toisa leur assemblée, puis entama un discours dans le genre de parodie où il excellait ; une aubaine pour lui, car voilà qui allait inopinément remplacer son autre « exploit », celui dont il avait dû arrêter le cours pour des raisons de deuil et de décence. Laurent se dit d’abord ébloui par la beauté de la comtesse de Bayès ; elle rayonnait de son âme bien plus que de son corps pourtant magnifique — bigre ! Les miracles ? En ce domaine il faut rester circonspect, ne pas se hâter de conclure. Mais après avoir réfléchi et d’abord douté, Laurent affirmait maintenant que les miracles d’Horre étaient de vrais miracles.
         Un air de révérend sympathique et bon vivant marquait le personnage de Laurent d’une aura qui le rendait crédible. Il avait l’air de s’y connaître et semblait sûr de lui, savant même. Les gens présents s’intéressèrent à cet homme qui parlait si bien ; le message porté par une voix si chaleureuse les atteignait. En toute modestie, Laurent soutint que c’était une opportunité pour lui de se trouver à Horre, et pour Horre une chance qu’il fût venu là, car les affaires de saints et de miracles étaient justement sa spécialité. Quant à moi, le tribun me présenta comme le futur biographe d’Hortense de Bayès, mais un biographe qui aurait eu encore beaucoup à apprendre sur l’âme humaine. « Grand crétin ! » me glissa Laurent à l’oreille.
         — J’ai étudié la vie de beaucoup de saints, déclara l’orateur, et d’après ce que vous me dites, chers amis, la feue comtesse de Bayès est un cas très spécial. Il retient toute mon attention.
         » Certaines conversions sont parfois foudroyantes, savez-vous ? La révélation qui les provoque peut entraîner un élan tel que l’exaltation atteinte dépasse les sommets auxquels conduit une existence entière de contemplation ou de dévouement. Ainsi une pécheresse débauchée durant toute sa vie peut-elle prétendre quand même — mais après s’être finalement repentie, bien sûr — réaliser des miracles aussi spectaculaires qu’une sainte conventionnelle. La vie dissolue qu’aurait menée votre Comtesse ne saurait donc être une raison suffisante à opposer au caractère sacré des phénomènes observés à Horre. »
         Et l’homme docte de citer, à l’appui de sa théorie, la vénérable sainte Effregonde (mais aussi la plus coquine des saintes) dont l’Hortense d’ici était peut-être la réplique…
         — Sainte Effregonde ?
         — Comment ! vous ne la connaissez pas ? s’indigna l’apologiste. Je la révère particulièrement. Son flash ultime de Dieu assure une telle efficacité à sa dulie que tout le monde devrait la pratiquer.
         — Efficacité à quoi ?
         — À son culte, simplifia le paillard dévot.
         Laurent affirma ensuite que le peintre Jacques Joos — un saint lui aussi, mais dans un genre plus classique et quelque peu borné, l’imbécile ! — avait été le catalyseur des aspirations religieuses de la Comtesse. La fresque ? Il ne fallait plus y voir la Madone mais une future sainte Hortense, cela paraissait une évidence.
         La salle du café se remplissait de gens qu’on allait chercher. Une centaine de personnes furent bientôt là. On buvait des apéritifs, beaucoup, et aussi les paroles de Laurent qui ne tarissait pas. Ses relations avec les plus hautes autorités de Rome firent sensation, et on fut impressionné par sa médiation auprès du Pape lui-même au sujet de la béatification prochaine d’un certain Gilles de Rais. Laurent affirma que le Sacré-Collège aurait déjà dû être informé des événements qui se produisaient à Horre, et il se proposa d’écrire à nouveau au Pape — en latin, bien sûr, car ces choses-là ne se traitent efficacement que dans cette langue — pour lui demander aussi la béatification d’Hortense de Bayès.
         — Je suis même convaincu, ajouta l’intercesseur, que les miracles survenus aussi vite après la mort de cette femme vont la faire bénéficier d’une canonisation exceptionnelle et rapide. Je ne manquerai pas de la suggérer.
         — Et les indulgences ? demanda un futur pénitent.
         — Comme vous avez raison ! reconnut le camelot. C’est là un bénéfice facile, trop délaissé de nos jours. Si vous le permettez, je rédigerai le texte d’une prière à l’attention de sainte Hortense ; imprimée au dos de son image, elle vaudrait ipso facto cent jours de remise de purgatoire à qui la lirait pieusement. Les autorités vaticanes dont j’ai l’écoute acquiesceront à cette demande, faites-moi confiance. Croyez même que je puisse leur demander…
         Le nonce s’arrêta, fit semblant de réfléchir, aurait consulté des notes s’il en avait eues,  puis finalement brisa le suspense attaché à son hésitation :
         — Cent cinquante jours ! lâcha-t-il magnanime.
         — Ah ! s’émerveilla la foule.
         Mais une vieille âpreté aux gains, celle de gens agrestes, vint ensuite ternir la netteté de cette admiration :
         — Pourquoi pas cent quatre-vingts jours ? marchanda un téméraire.
         — Ou deux cents ? hasarda un aventureux.
         — Ou cent vingt ? crut bien dire un attardé.
         — Ou deux cent cinquante ? corrigea vite un boulimique.
         Laurent laissa voir sa surprise de l’enchaînement d’audaces, regarda longuement autour de lui pour bien montrer l’embarras dans lequel le plongeait cette inflation, parut soucieux, laissa monter la tension, orchestra le silence. Il dit enfin :
         — Soit. Mes amis, vous avez raison. Mon travail sera difficile mais la cause en vaut la peine. Je me fais fort de la gagner. C’est le maximum que l’on puisse envisager mais je plaiderai pour deux cent cinquante jours.
         — On vous devra des sous ? s’inquiéta quelqu’un.
         — Notre fraternité autour de Celle qui nous éclaire dépasse ces détails, rassura le capucin. Des considérations d’argent seraient viles face à la richesse que nous offre la Comtesse par son exemple, par sa haute et gratuite protection, par ses miracles.
         — En partant vous prendrez bien quand même une barquette de fromages de brebis, proposa l’un.
         — Une fiole de vieil armagnac, poursuivit un autre.
         — Mon foie gras, vous m’en direz des nouvelles, surenchérit un troisième.
         — Du foie d’oie ou de canard ? saliva Laurent.
         — D’oie et de canard, les deux, gavés au maïs de chez nous.
         — Mes grands, dit l’apôtre ravi, j’accepte vos présents comme une oraison de grâces. Ils scelleront nos prières. Leurs symboles me permettront de communier mieux encore avec vous dans notre sainte entreprise.
         — Tu en fais trop, murmurai-je à Laurent.
         — Ta gueule ! me souffla-t-il.
         À l’extrémité du bar, près du percolateur, un sceptique éméché maugréait. Voyant là une faille à son autorité, Laurent lui adressa un soupçon de reproche :
         — Que dites-vous, mon grand ?
         — Qu’est-ce qu’il fout l’évêque dans tout ça ? C’est son boulot, pas le vôtre.
         — Vous perdriez du temps avec des étapes inutiles et des lenteurs chapitrales, assura le bénévole. Ces relations qui m’honorent, mon expérience déjà dans ce genre de diplomatie, et aussi ma très fervente foi en la comtesse de Bayès, je les mets humblement au service de votre cause que je fais mienne.
         Laurent promit de s’employer dès le lendemain à sa tâche, mais il ne pourrait s’y investir vraiment que si les habitants du village le mandataient :
         — Oui, oui, plébiscita la foule qui n’avait rien à perdre.
         Laurent se chargerait donc de toutes les démarches puis reviendrait ici l’année suivante, à cette même date, pour rendre compte à tous autour d’un bon magret et d’une bouteille de vin de fleur.
         Ovation !
         Celui qui avait pleuré tout à l’heure devant Hortense redevenait lui-même. Il trouvait l’exutoire habituel de son émotion dans une caustique dérision de tout et jusque dans le dithyrambe de ses négations. Je connaissais mon ami, son sermon allait encore se prolonger un temps comme cela. La confiance gagnée par Laurent de ces gens s’exprimait maintenant par leurs questions enthousiastes auxquelles le prêcheur répondait avec une précision et des trouvailles qui laissaient l’assistance admirative et pleine d’espérance.
         C’était comme un film que j’aurais déjà vu. Je sortis.

         Le soleil avait disparu derrière les collines qui, à l’ouest, encaissent la vallée d’Horre. La nuit d’équinoxe tombait, glacée en altitude malgré l’arrivée du printemps. Respirant les senteurs neuves échappées des jardins en bordure de la place de l’Église, je marchais là en attendant que Laurent eût terminé son numéro de bluff et de séduction. De l’autre côté du parvis, la vitre embuée du café m’isolait de ce théâtre chaleureux et drôle mais qui devenait pour moi celui d’un autre monde. Les acteurs, dont les ombres offraient le spectacle de la seule vie au village, continuaient à débattre avec le nouveau prophète. Les exclamations ou chahuts qui modulaient leurs discussions m’arrivaient en sourdine comme une musique de veille, mais quand la porte du café venait à s’ouvrir le brouhaha accroché aux phrases de Laurent se déversait à l’extérieur en même temps que des nuages de fumée et de tiédeur, et ce tumulte me distrayait alors — un bref instant — du songe de plus en plus lointain dans lequel je glissais.
         Suspendue dans le ciel mauve, la crête des pics neigeux recelait les derniers feux du jour. Elle ressemblait à la lame d’une scie argentée dont les dents pointaient vers les étoiles. On trouve cette clarté lunaire seulement dans le silence des montagnes, le soir ; elle s’évanouissait paisiblement en versant son spleen sur le ravissement d’Andromède et sous les galops célestes de Pégase. Mais elle baignait aussi la place d’Horre où la limousine de tout à l’heure stationnait, solitaire. Elle paraissait m’attendre. J’eus peur.
         Dans l’église où je me réfugiai, quelque odeur résiduelle incitait à son réveil ma foi ancienne et oubliée. Sans savoir pourquoi — peut-être dans le retour à une habitude enfantine — j’allumai un cierge. Une lumière bleutée tombait des mains d’Hortense, là-haut, renforçant d’auréole la flamme de ma piété d’un soir. Et ma tristesse s’imprégnait de cette petite joie qui dansait devant moi en suggérant la même sainteté que celle dont Laurent, au bistrot, se faisait le chantre.
         L’église d’Horre était donc sombre et fraîche ; un calme religieux y régnait dans lequel je plongeais doucement ; il me semblait le reconnaître ; mon appréhension disparaissait. Avais-je déjà vécu cet instant, déjà arrangé aussi les mots me venant à l’esprit pour décrire le vague qui montait en moi ? Voilà que je m’identifiais à Jacques, et c’était comme en un cycle étrange. Flottant à mon tour dans une sorte d’état fictif, l’impression de m’échapper de moi-même et d’éclore à une deuxième vie, parallèle à l’autre, me gagnait alors que je relisais dans ma mémoire toutes ces pages qui touchaient à leur fin. Soudain, je sentis une présence auprès de moi, indéfinissable. Sans doute était-ce la flamme que j’avais allumée et qui symbolisait l’existence désormais mystique de mon héroïne chérie et immortelle. Cette lueur s’insinuait dans ma pensée et voilà que je commençais à m’ouvrir moi aussi à la vérité de Jacques, cette clarté d’épiphanie poursuivie jusqu’ici et que seul le sacrifice d’Hortense m’aurait donc révélée.
         « Tout ce qui est mort fait vie. » Pygmalion échoué aux bords de cette espérance, comment n’aurais-je pas médité alors sur la vanité de mon autre souhait ? Hélas ! pour m’unir à mon héroïne aucune Aphrodite, aucune Andromède reconnaissante et descendue de sa constellation, ne serait venue lui donner chair ou me délivrer, moi, des forces qui me retenaient à l’écart des amours que j’avais proposées — puis refusées — à mon héros. Dans cette église aujourd’hui, à la place initiale de Jacques, je rêvais de suivre sa trace et de revivre — et de récrire ! — avec Hortense mon livre depuis son début. Mais quelle attention aurais-je pu prêter aux ultimes soubresauts de mon imagination épuisée ? Aucune. Et pourtant…
         — Monsieur !
         … Une voix de femme, inconnue mais bizarrement familière, l’impression d’entendre une mélodie longtemps cherchée… Je sursautai. Puis, durant quelques secondes, maîtrisant ma curiosité, prolongeant l’instant, je m’abandonnai délicieusement au désir de savoir qui m’interpellait ainsi…
         — Monsieur !
         … Livré à la résonance de cette voix irréelle qui semblait provenir de partout et du fond de moi-même, le bonheur m’envahit alors d’une vision imminente et sublime…
         — Monsieur !
         … Je me penchai, légèrement. De l’autre côté du pilier auquel j’étais appuyé, une femme se penchait aussi, du même côté que moi, pour me voir. Non, je ne rêvais pas, je n’étais plus dans mon roman.       
         L’apparition ! Surgi de l’ombre, un visage céleste s’imposait à moi, dont l’idéal s’offrait en réponse à la recherche qui me tourmentait depuis si longtemps. Oui, le miracle de mon écriture s’effectuait là, dans la résurrection triomphante de la comtesse de Bayès ! Rien qu’à la voir et à l’entendre je me retrouvai également — enfin ! — sous l’empire de cette même admiration sainte et de ce charme religieux qui avaient transporté Jacques lors de sa rencontre avec Hortense ici. À mon tour, peu s’en fallut que je ne la prisse pour la Madone, descendue de la fresque ; ou, si les lumières diffuses et le désir de la foi ne m’avaient éclairé ce soir-là, peut-être l’aurais-je confondue avec l’une de ces belles divinités qu’on adorait dans l’Athènes de saint Denys l’Aréopagite. Comment la présence de cette femme avait-elle pu ne pas briser ni même égratigner le silence auquel je communiais ?
         — Je sais qui vous êtes et j’observais votre recueillement, entendis-je comme un écho. Puisse Dieu lui-même avoir inspiré votre récit ! Venez, monsieur, faisons connaissance, accompagnez-moi au château, mon chauffeur vous ramènera.
         Bouleversé et flatté, je pris la main qui m’était tendue.
         — Madame la Comtesse…
         La Comtesse m’interrompit :
         — Pour vous je m’appelle Maddalena, me dit-elle.


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