Cantique

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Chapitre 7 - Jacques & Jacques

 


Magritte

 

         — Jacques, votre soudain désir d’abstraction tue votre talent. Trop vide, votre peinture manquerait de cette humanité sans laquelle la beauté, même si elle tend vers une certaine perfection, reste imperceptible aux autres. J’ai des remords ; l’aveu de mes propres errances — mais desquelles je crois savoir revenir — vous amène, vous, à reconsidérer votre art d’une façon définitive. Votre mysticisme vous égare, Jacques, prenez garde.
         » L’art est une fête, celle de nos sentiments et de nos sens. Traduire la beauté qu’ils perçoivent, c’est reconnaître la même vérité que celle que vous couvez au fond de vous-même. Jacques, laissez-moi déplacer votre recherche, vivons, faisons la fête, partons ensemble quelque part, au bout du monde si vous le souhaitez. Ici nous deviendrions incorporels, fictifs comme des personnages de roman. Et même déjà, ne le sommes-nous pas un peu ? »

         Arrivé à ce stade de mon récit, il est temps pour moi, l’auteur, de faire une pause et d’expliquer à mes éventuels futurs lecteurs les raisons d’une hésitation que j’ai tenté, en vain probablement, de leur cacher par des considérations monotones qui suffisent comme cela. La semaine dernière, recevant des amis à dîner, j’ai parlé de ce livre que j’écris, une dizaine de lignes tous les soirs, une page parfois, puis j’en ai lu quelques feuillets. La lecture achevée, un des auditeurs m’a dit :
         — Alors mon grand, quand est-ce que tu les fais coucher ensemble ?
         Car voilà la question ! J’y avais déjà songé, certes, et j’avoue même que cela me tracasse. Les lecteurs arrivés jusqu’ici auront remarqué comment j’essaie de créer autour de mes héros un environnement excessif, imperméable aux penchants légitimes de gens riants, en bonne santé et seuls. Bien franchement, si je dresse autour de Jacques cette carapace de sentiments religieux et de contraintes archaïques qui semblent nier sa sensualité, c’est bien parce que la perspective d’un rapprochement physique entre la Comtesse et lui, aussi naturel que cela puisse paraître à certains, me gêne. Au départ, je désirais présenter la cristallisation de l’amour dans le seul contexte de la recherche de Dieu et la passion de l’art. Mais face à une Comtesse qui n’est pas une rosière, loin de là, Jacques et moi nous risquons sur ce chemin de passer pour deux nigauds. Il me faudra donc trouver bientôt un moyen pour débloquer la situation ; il épargnerait aux lecteurs, s’il en reste, une suite consacrée sinon à décrire l’ennui d’interminables parties de Scrabble dans le grand salon rouge.
         — Ne cherche pas de prétexte, m’a encouragé ce même voyeur, qui te permettrait d’échapper à tes devoirs d’auteur : il n’y en a aucun.
         Celui qui a dit cela se trompe — et il le sait — car ma réticence s’appuie sur une bonne raison que l’honnêteté et la circonstance m’obligent maintenant d’avouer. Cette raison est que Jacques Joos existe réellement ! Voilà.
         Naturellement, les histoires d’Horre tant de fois répétées par cet ami et sans doute déjà un peu romancées par lui tentaient ma plume toute prête et si directement provoquée. Que de réunions d’amis, que de repas pris chez les uns et les autres, où Jacques (le vrai) ne se soit fait l’écho de celle qui abreuvait sa soif d’une citronnade si merveilleuse ! Ah ! tous, comme ils s’en délectaient ! Et moi donc !
         Après avoir averti Jacques de mon intention de m’emparer de sa citronnade et de son histoire, avec sa permission j’ai conservé son nom dans le roman qui naissait en direct, la seule condition imposée par le vrai Jacques étant de ne pas trop éloigner le Jacques fictif de la réalité. Mais le personnage vrai était-il suffisamment romanesque pour alimenter ma fable, et assez modéré en même temps pour la protéger d’une démesure ? Afin que je ne falsifie pas son image, Jacques, flatté par mon récit mais se méfiant de mon imagination, est devenu mon complice. Il m’a tout dit du charme de cette femme qu’il côtoie, et il continue régulièrement de me tenir au courant de ce qui se passe à Horre, c’est-à-dire de petits riens, mais que, contractuel et scrupuleux, je transcris. S’il m’arrive, en retour, de lui signaler ce que je souhaiterais désormais qu’il fasse, tentant ainsi de dévier sournoisement le cours des choses par la fantaisie amoureuse que j’invente, il se rebiffe, le saint homme !
         Ma promesse m’empêche de caricaturer Jacques dans un récit qui lui appartient d’abord. Ainsi, sur une trame authentique, je m’étais interdit jusqu’à présent de prendre avec lui trop de liberté, ou encore d’abuser des historiettes nécessaires au campement de mon intrigue. Tout en plaçant mon héros dans les vapeurs un peu troubles de mes élucubrations, j’avais veillé à ne pas dénaturer sa morale rigoureuse. Mais suite à sa lecture de mes pages déjà écrites, Jacques y a reconnu la justesse de son propre caractère et admis que les traits saugrenus de ma Comtesse sont peut-être réalistes aussi. Prenant enfin conscience du type de dénouement amoureux qu’attendront les lecteurs, effrayé à cette idée, et comme pour éviter que la situation réelle ne dégénère de la même manière, il m’a ordonné de sortir mon héros de la voie critique où il se trouve engagé.
         — Ta crainte est peu compréhensible, ai-je répondu. Je crois avoir restitué de la Comtesse l’image d’une femme d’esprit. De toute façon, tu es suffisamment intelligent et grand garçon pour maîtriser seul ces courants que tu juges hostiles mais où n’importe quel autre homme souhaiterait baigner à ta place. Le Ciel t’envoie une épreuve heureuse, Jacques.
         — Un cadeau du diable, veux-tu dire ! La véritable Hortense n’a rien à voir avec la dévoreuse que tu décris, ni avec cette cinglée qui étreint la statue de son arrière-grand-mère, ni avec cette empoisonneuse de bande dessinée officiant au milieu de tous ses flacons sous la tutelle d’un Chinois satanique !
         — Eh bien ! suppose-le. C’est œuvre de salut que j’offre à ton personnage de sortir cette femme, si admirable par ailleurs, du dérèglement où l’aurait conduite sa solitude, sa crainte de vieillir ou sa folie. Des étreintes cavalières dont cette pécheresse ne maîtriserait pas les pulsions, il incombe à ta sagesse de la guérir. Transformer Lucrèce Borgia en sainte Thérèse d’Avila : Jacques, je te gâte, tu ne trouves pas ?
         Redevenons sérieux. Le respect que je dois à Jacques — et à notre contrat — serait effectivement bafoué si j’envoyais mon héros s’envoyer en l’air à l’autre bout du monde ainsi que ma Comtesse le proposait tout à l’heure. Certes je rêvais, pour la suite de ce livre, de m’égarer à nouveau dans quelque érotisme sulfuro-métallique. Mais je n’ai pas le droit d’utiliser Jacques à cette fin, ni, en raison de mon incapacité à créer un héros complètement fictif, celui de le présenter sous un jour aussi faux. Non, je ne puis mépriser ainsi, dans la liberté de mon écriture, la rigidité morale de mon ami.
         Alors quoi faire ?
         — Jacques, avait dit la Comtesse, vivons, partons ensemble.
         Ah ! La vertu dont mon récit veut faire l’éloge se trouvait prise au piège où je l’avais introduite. Un élémentaire respect de mon héroïne m’ordonnait d’intercéder dans l’urgence auprès de Jacques afin de concilier les sentiments peu équivoques de l’une avec les principes sacrés de l’autre. Un programme ardu que de résoudre au mieux ce dilemme !
         Un samedi soir, donc, après que Jacques fut revenu d’Horre, j’ai téléphoné chez lui, assumant mon double devoir d’ami et d’auteur. À son étonnement de mon appel — au lieu d’une visite comme d’habitude —, j’ai invoqué mon souci de ne pas le fatiguer davantage sachant le calme et le repos auxquels il aspire après une semaine passée à faire le funambule sur ses échafaudages. Mais cette raison ne pouvait l’abuser et il a vite compris que j’étais trop gêné ce soir-là pour le regarder dans les yeux en lui demandant la permission que voici.
         — Jacques, je te téléphone de la part de ma Comtesse à moi. Mon héroïne, que tu viens de laisser seule pour deux jours, n’en peut plus de t’attendre. Sans doute me suis-je trop avancé dans la difficulté de votre situation, Jacques, mais tu dois prendre tes responsabilités. Décide-toi : ou tu couches avec elle, ou tu es impuissant, ou tu retournes à l’hôtel, ou tu passes pour un imbécile. Choisis ou alors trouve toi-même autre chose.
         Le refus de Jacques aurait mis dans une impasse mes pages déjà écrites. Ne souhaitant pas anéantir le projet d’un roman qu’il avait lui-même initialisé en racontant à tous la vie qu’il menait à Horre, le voici moralement obligé de considérer les éléments de ma proposition. Paraître un imbécile : il ne veut pas. L’impuissance fournirait un bon prétexte pour mettre en valeur d’autres qualités, mais après tel roman célèbre on s’enliserait dans le déjà dit ; et puis Jacques n’est pas impuissant ! L’aventure sexuelle est une aberration que Jacques exclut d’un veto catégorique ; mais en compensation il m’autorise à suggérer au lecteur, vaguement, qu’il puisse éprouver pour la Comtesse un sentiment plus fort que l’amitié. Un peu d’amour, bon ! puisque j’y tiens, mais chaste alors !
         — C’est ça ou rien, m’a-t-il dit. Débrouille-toi, ton Hortense devra s’en contenter.
         C’était inespéré, car pour Jacques ce petit pas constitue presque une licence ! Néanmoins, dans le flot soudain de ses questions, je devine qu’un peu de flou du côté du cœur ne lui déplairait pas à condition que mon amitié fasse d’abord de ce filigrane l’empreinte des valeurs auxquelles il croit. Ne pouvant plus maintenant refuser ce minimum, mais avec une certaine crainte encore, voilà aussi qu’une excitation le gagne où je décèle même une fierté imprévue.
         À moi donc de faire en sorte que rien ne devienne trop explicite qui blesserait la morale de Jacques. En fait je ne sais pas encore, au moment où j’écris cela, comment je vais m’y prendre pour respecter ces contraintes sans affadir mon récit. La Comtesse connaît tout le monde partout ; peut-être serait-il facile pour elle de proposer les œuvres de Jacques à des galeries de New-York, de Tokyo ou d’ailleurs, et de l’y présenter lors d’un voyage d’affaires ? Le dépaysement, les découvertes faites ensemble, pourraient suggérer le rapprochement des voyageurs et laisser les lecteurs imaginer eux-mêmes l’anecdote qui comblerait leur attente. On verra bien.
         Mais anticipant sur les excuses à Jacques auxquelles m’obligerait un quelconque dérapage, ou pour m’aider plus tard à me faire pardonner d’un franc délire qui me viendrait, il me fallait convaincre Jacques de ma bonne foi :
         — J’écris cette histoire pour louer ta peinture et tes idées, ai-je menti. En ne refusant pas d’émotion amoureuse, tu m’aideras à faire valoir le maximum de toi-même. Sois heureux qu’une femme aussi belle se fasse le juste écho de toi. Hortense : un prénom de rêve, tout végétal de fraîcheur ; il semble cueilli d’une poésie de ton cher Francis Jammes.
         — Cette femme n’est pas celle que tu imagines. Veux-tu la connaître ?
         — Surtout pas. Peu m’importe que ton romantisme aurait transformé en fée une infâme taulière. Divinité céleste ou personnage abyssal, sa vraie nature ne m’intéresse pas. La comtesse de mon livre émane de la perception que j’en ai à travers toi, et de rien d’autre. Tu as toute liberté de dire vrai ou d’inventer, d’être opaque ou limpide. Moi je filtre, je traduis…
         — Mon histoire ne servirait-elle pas d’alibi à tes divagations ?
         — Crois ce que tu veux.
         — Je connais l’existence du livre que tu écris, et dans ma relation avec Hortense je ne puis l’ignorer, évidemment. Pour que ton héros puisse me représenter convenablement il faudrait donc qu’il soit lui-même informé de ton écriture, n’est-ce pas ?
         — Où veux-tu en venir ?
         — Il prendrait conscience alors d’être le personnage d’un roman biographique, asservi à la façon dont tu me vois. Déjà cette idée l’effleure. Marionnette se sachant une marionnette dépourvue de liberté, mon double perdrait tout caractère propre. Pour le respect de mon image, je te le défends.
         — Tu as raison, Jacques. Mon héros ne doit pas soupçonner l’existence de son modèle. À moi d’être plus vigilant, de veiller à ce qu’il ignore tout du roman dans lequel il navigue, et d’être assez habile pour que cette différence entre lui et toi ne décale pas le récit de sa réalité. Jacques, l’image de toi restera vraie ; vos vies se superposeront et aucune interférence ne viendra brouiller vos comportements parallèles.
         Jacques m’a appelé quelques jours plus tard, amusé et inquiet à la fois des initiatives dont je devenais maître :
         — Alors, me demanda-t-il, je vais bien ?
         — Je ne sais pas si tu vas bien, mais bigre ! comme tu y vas ! ai-je répondu pour l’inciter à continuer d’aller.
         — Ah bon ? Et où est-ce que tu me mènes comme ça ?
         — Tu le sais mieux que moi, puisque je raconte ton histoire.
         — Je t’interdis d’écrire ce qui est faux.
         — Mais tout ce que j’écris est vrai, aussi vrai que notre conversation de maintenant.
         — Quoi ? Tu vas aussi transcrire ce dialogue dans le livre ?
         — C’est même déjà fait. Hier, j’étais tellement certain de tes questions que je les ai devancées. En ce moment nous récitons nos rôles déjà écrits.
         Jacques éclata de rire. Exister en double dans mon roman, au réel et dans ma fiction, voilà qui ne manquait pas de piquant.
         — Tu es aussi singulier que je suis pluriel, dit-il. J’alimente deux fois ta boutique.
         — Jacques & Jacques, répondis-je.
         Ce n’est pas sans machiavélisme que je provoquais et manipulais ainsi mon ami pour que ses relations avec la Comtesse atteignissent au degré d’intimité que je souhaitais entre eux. En lui faisant part régulièrement des affabulations écrites où je traduisais son histoire, je lui avais déjà imposé peu à peu ma propre fascination de la femme qu’il côtoyait et dont il me parlait. Réinventée dans mon esprit, elle y agitait des fantasmes que je tentais à mon tour d’éveiller chez le modèle de mon héros. Déjà mon livre n’était plus un récit ni de la fiction pure. Mais en offrant désormais par avance à Jacques la lecture de mon imaginaire, j’essaierais d’investir encore plus son subconscient, de vaincre ses réticences, d’y installer mon personnage, d’orienter leurs désirs ; et d’infiltrer alors leur unique comportement de mes pernicieuses volontés.
         … C’est ainsi que bientôt, dans une délétère inversion, ce ne fut plus mon récit qui rapporta la réalité, mais bien la réalité qui se fit diriger par lui. Un jeu.




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