Le comte de La Butte aux Piles, à dame
Pépine : Quelle bonne idée, petite maman !
Faites quérir tout de suite saint Hilaire pour bénir
l’unité de notre groupe et se joindre à la fête.
Qu’il vienne vite, en courant, ce con, sans oublier sa crosse ni son
goupillon à capsule, ces outils dont il ne se sépare
jamais et qu’il tient ferme même en dormant, le saint
homme ! Puisse-t-il en faire couler à nouveau la tisane des
Corbières qui décapera l’âme et les tripes de notre
Grand Inquisiteur et qui forgera définitivement sa
tolérance nouvelle !
Dame Pépine, à dame Effregonde : S’il vous plaît, ma bru, allez chercher ce bougre.
Dame Effregonde : Tout de suite, mère. (Elle
part.)
Dame Pépine, au Grand Inquisiteur : Vous allez voir ce que saint Hilaire réalise avec ses ustensiles
de culte. Pas souvent à son lutrin celui-là, mais pas
saint pour rien, je vous le dis ! Et permettez que je fasse aussi
mander les deux pauvres hères dont je devins incidemment la
marraine lors de l’émouvant baptême que j’ai
déjà décrit. C’est que, par charité
chrétienne, j’avais hébergé ensuite ces chenapans
dans ma porcherie pour éviter qu’ils ne continuassent à
brigander et à vouloir détrousser les saints
évêques qui se promènent en grand attirail dans la
campagne et qui, de toute façon, ne risquent rien à cause
des miracles qu’ils font comme ça avec leur crosse ou leur
goupillon, pfuiiittt ! en veux-tu en voilà et si tu n’en
veux pas reviens demain. Très appliqués, mes deux
filleuls ont parfaitement assimilé les principes moraux que je
leur enseignai aussitôt après les avoir adoptés,
hé, hé, vous le constaterez, Boniface. De vrais bons
pieux qui vous font tout ce qu’on leur demande, c’est-y pas rare de nos
jours, ça ? Quand je leur dis, juste pour lutiner, n’en
pouvoir plus, ils devinent que je lutine et me répondent :
« T’en auras quand même, la
Brève ! » et vlan ! c’est encore pour ma
gigue, Rodrigue ! Ne sont-ce pas là des enfants de chœur
parfaitement éduqués ? Déjà
équipés comme de vrais petits évêques, il ne
leur manque plus guère que la pourpre et l’onction romaine pour
réaliser des miracles, eux aussi…
Dame Effregonde, complice de dame Pépine : Acceptez, Juste Arbitre, que ces gaulois bélîtres
qu’inspire l’esprit du litre lisent à vos pupitres leurs
gaillardes épîtres.
Le Grand Inquisiteur : Quoi ! ces deux pitres
convoiteraient le titre dont l’insigne est la mitre ?
Dame Effregonde : Oui, oui, ils aspirent au
chapitre.
Dame Pépine : Ô Boniface, je vous
supplie d’intercéder auprès du Pape pour qu’il leur
accorde au mérite la tonsure, le chapeau qui va dessus, les
autres babioles et les décorations d’usage, mais aussi des
diocèses pas trop loin de Baderne-sur-Lauquet, s’il vous
plaît. C’est une humble chrétienne qui vous en fait la
prière, ô riant Hercule, et qui saura vous exprimer sa
reconnaissance dans sa propre et riante liesse quand vous le
souhaiterez.
Le Grand Inquisiteur : Madame, je transmettrai votre
demande à Rome. Anticipant sur le don de vous-même que
vous proposez de faire à la Grande Inquisition,
considérez que la faveur transalpine vous est d’ores et
déjà acquise, Pépine...
(Un cantique l’interrompt chanté par trois
ivrognes :
« Les saints et les anges, d’un
air graci-i-iieux
Rompent le calme de l’azur spaci-i-iieux.
Leur hymne monte aux éthers
silenci-i-iieux,
Remerciant Dieu pour ses dons
délici-i-iieux,
Chantant de son amour le bien préci-i-iieux
Et proclamant sa gloire dans les
ci-i-iieux. » ) |
Dame Effregonde, qui revient : Saint Hilaire était ici, mère Pépine. Il
bâfrait aux cuisines avec les deux brigands. Ils arrivent.
(Saint Hilaire
apparaît, en grande tenue tel qu’il est décrit à la
scène 2 dans la tirade de la mère Pépine. Il tient
son goupillon dans une main et sa crosse dans l’autre, comme toujours.
Mais il est d’une saleté repoussante et sent mauvais. Toutes ses
soutane, chasuble et autres dentelles sont rapiécées,
rougeâtres comme si elles avaient longtemps trempé dans un
bain vineux. Sa mitre molle pendouille tristement. Le bonhomme n’est
pas rasé, ses cheveux tombent raides et filasseux, il lui manque
la moitié de ses dents, celles qui restent ne sont que des
chicots tout noirs ; l’œil est glauque, l’air idiot. Les deux
brigands n’ont guère meilleure allure.
À l’arrivée
de saint Hilaire chacun se prosterne, sauf le Grand Inquisiteur qui lui
est de rang égal. Les deux ecclésiastiques se regardent,
se toisent même, bagues offertes, mais aucun ne cédant
à l’autre. Saint Hilaire se promène ensuite dans les
rangs de l’assemblée. Au lieu de son anneau à baiser, il
propose sa crosse aux hommes et son goupillon aux femmes. Un vent
d’hystérie secoue celles-ci à son passage. Quand il
arrive devant la mère Pépine, elle engouffre avidement le
goupillon dans sa bouche et ne parvient plus à le retirer. Tout
le monde essaie — sauf saint Hilaire lui-même — mais
c’est en vain.)
Le Grand Inquisiteur : Ainsi vous êtes le
fameux saint Hilaire. Je vous voyais différent. Sa
Sainteté m’a souvent parlé de vos
miracles : « Ils surviennent toujours pile-poil,
m’a-t-il dit. Saint Hilaire est toujours là où il faut,
quand il faut, avec ses outils précieux et son panache ! Et
toujours tiré à quatre épingles, avec
ça ! Quel présence et quel
talent ! » Et le Souverain Pontife a
ajouté : « Puisque vous allez à
Baderne-sur-Lauquet, Boniface-Hercule, voyez saint Hilaire, parlez-lui
de mon problème, vous savez lequel. » C’est que le
Pape vous vénère, savez-vous ? Dans sa chapelle, une
statue en pied de vous se tient, goupillon fier levé. Devant,
des cierges se consument et se consument, laissant sur le parquet
couler leurs larmes de cire. Et le Pape, si humble qu’il n’ose se
canoniser lui-même, vous prie chaque soir avec les sanglots d’un
malheureux. Entendez-vous sa prière, Max ?
Saint Hilaire, bénissant le Grand
Inquisiteur : Salus big inquisitus alacono, stupid
frangibus, pourquoi toi venire nou ferti chiétici a
Badernus-sur-Lauquéquette. Returnus ad Romam et dizi à
ton papo que por bandalez palapenis quipri. Car sanfalzar, Gonzalez,
nothing assonage is better than una petita branletta à se fecit
petare les tympans. Igitur masturbat est vicium, but una good
pignoletta or paluchetta sometimes fecit bitta duralex, oh dico me
what ! augmentare mucho elasticidad di zobi.
Le Grand Inquisiteur, éberlué : Que dit le saint ?
Dame Effregonde : Messire Proctolus, vous
qui êtes savant et connaissez les langues étranges,
pouvez-vous traduire ce que dit saint Hilaire ?
Proctolus, gêné : Il
dit : « Bienvenue à Baderne-sur-Lauquet, cher
confrère. » Il dit aussi que la vie à
Baderne-sur-Lauquet est harmonieuse, que les gens y vivent sereinement,
que les hérétiques n’y sont pas moins à leur place
que les autres, et que chacun est libre d’y faire ce qu'il veut.
Là sont les us de cette ville paisible, Monseigneur, et qui ne
s’y plie pas, fût-il Inquisiteur II de May, s’expose à la
colère de saint Hilaire et à la foudre de ses terribles
miracles.
Saint Hilaire : Hilarius dixit. Hugh !
Le premier brigand : High !
Le deuxième brigand : Hogh !
Le comte de La Butte aux Piles : Quelle
fragmentation analytique ! quel relief dans l’éclatement du
langage ! mais quelle unité dans la séquence
ternaire !
Le Grand Inquisiteur, à saint Hilaire : Parleriez-vous en trio, Bison Verbeux, un idiome non
répertorié au catalogue de notre Pentecôte ?
le dialecte d’un nouveau monde ? un latin de far-west pour
emplumés de la mitre ? ou bien un échantillon du
code saint-trinitaire par lequel Dieu s’adresse à la
communauté céleste et dont vous, Hilaire, fin polyglotte,
portez jusqu’ici la résonance ?
Saint Hilaire, d’une voix de stentor et sur un air
psalmodique : Commence not, old crabus, à me les
brisare menu, sinon mon goupillon tu vas rapido te le prendre là
où myself cogito, capito ?
Le premier brigand : Gitoco, picato ?
Le deuxième brigand : Cotogi,
tocapi ?
Proctolus : Avec un
humour confraternel et un écho plein d’esprit, saint Hilaire
chante : « Tais-toi, vieux crabe, sinon je te fous
rapido mon aspergès où je pense. »
Le premier brigand : Cogito donc
aspergo.
Le deuxième brigand : Aspergo then
I wipe.
Saint Hilaire, synthétique : Cogito
ergo I wipe. (1) (2) (3)
(1) « Je pense donc j’essuie. Plus de six cents ans avant la révolution communiste, l’aristocrate et philosophe français Dagobert de La Butte aux Piles balayait ainsi avec générosité l’un des privilèges de sa caste. Les théoriciens du marxisme qui décidèrent d’exploiter cette formule n’étaient pas plus enclins à la vaisselle que ne l’est tout un chacun et ils craignirent que les masses populaires ne la comprissent mal ; ils convinrent donc que Dagobert y avait exprimé son idée à l’envers, puis ils la remirent à l’endroit dans un slogan moins risqué pour eux et devenu fameux : J’essuie donc je pense. Ne valait-il pas mieux, en effet,
aider les domestiques à penser plutôt que d’obliger les
vrais penseurs à troquer leur stylo contre une
serpillière ? Correction ainsi faite de son
étourderie, le Français visionnaire était
posé en champion de la défense prolétarienne et de
l’abolition des classes ; il reconnaissait aux gens de maison la
faculté — et le droit — d’accéder à une ligne de
pensée [celle du parti] tout en préservant
l’intelligentsia [du parti] des tâches ménagères et
ingrates qui nous emmerdent. Merci, camarade Dagobert, pour cette
première et grande leçon de socialisme. » (Lénine)
(2) « Je panse
donc j’essuie. On doit à Dagobert de La Butte aux Piles, ce
lointain précurseur de la prophylaxie hygiénique, d’avoir
offert aux infirmières cette devise admirable et une aura
intellectuelle à la pratique de l’asepsie. » (Louis Pasteur)
(3) « Je pense
donc je suis, cogito ergo sum. Je n’ai fait que
répéter là une maxime déjà
énoncée par Dagobert de La Butte aux Piles dans Le
Grand Inquisiteur, une vérité philosophique dont il
a décomposé la preuve avec une logique impeccable et
cartésienne avant la lettre. » (Descartes)
Les femmes de l’assemblée, en transes : Asperges me, saint Hilaire, et wipe wipe wipe
hourrah !
Dame Pépine, le goupillon toujours dans la
bouche : Coïto ergo sum ! ergo sum la
’Hé’hine à son Hi’haire. Oh oui, ’haint Hi’haire !
ra’hi’ho à moi au’hi, où tu ’henses ! Hourrah ! Ah,
ouououhhh ! ’Ho’hi’ho, ’ha’hi’ho ? Ououououiiiiii…,
youaououououhhh…, hi-hi-hi-hi-hiiiiiiii… !
Anahita, à dame Effregonde : Dites-moi, Julienne, ce que chante Pépine est-ce une tyrolienne
?
Proctolus, à dame Effregonde : Vous la connaissez bien, Urpie ; quand ainsi elle pépie…
Le bourreau, toujours professionnel : …
est-ce qu’on la goupille ou qu’on la dégoupille ?
Proctolus : Il conviendrait plutôt, Hermione, qu’on la dégoupillonne.
Dame Effregonde, à
Proctolus : Quand ainsi elle se tord, Hector, et qu’elle se
désopile,…
Le bourreau, bourreau : Ô
ris !
Le comte de La Butte aux Piles : … doutez-vous
que ne la butte aux piles…
Dame Effregonde : … sous ses assauts Mentor,
le vieux butor ? (4)
(4) « Pénélope
succombant à la séduction du sage Mentor, le propre ami
d’Ulysse, le régisseur de sa maison, le précepteur de son
fils ! Voilà qui suffisait, c’était là trop
d’offense pour un helléniste, je préférai
arrêter ma lecture, je n’aurais jamais dû me rendre
à Baderne-sur-Lauquet. Dès mon retour, c’était en
avril 1694, je fis savoir à Bossuet, qui avait dit du bien de ce
texte méprisable, qu’il pouvait aller se rhabiller. Je ne
pouvais, moi, que condamner la liberté sacrilège de cette Odyssée de boulevard. Oui, pensais-je,
Homère et Virgile exigent de ma plume qu’elle corrige l’affront
que le Français leur inflige. Aussitôt je m’employai donc
à remettre à l’endroit les valeurs que Dagobert avait
mises à l’envers. Mon Télémaque à moi, en
particulier, resterait le digne fils du couple royal d’Ithaque et ne
serait pas l’addition sans retenue d’un porc et d’une vache
lubrique. » (Fénelon,
introduction à son Télémaque, 1699)
Le comte de La Butte aux Piles : Ou alors
répond-elle par ses cris en pléthore aux
assiduités du sonore Stentor ?
Proctolus : Je ne sais, mes amis, je ne sais. (À
la cantonade :) Qu’en pensez-vous, Victor ? (5)
(5) « Ce que j’en pense ?
Disons qu’on entendait Stentor mais c’est Mentor qui vint. »
(Victor Hugo)
Anahita, revenant à dame Effregonde : Voilà que je devine, Elvire, ce que chante sirène
qui penche et se retourne et dont l’esprit chavire.
Le Grand Inquisiteur, à dame Effregonde : Dans ma chapelle, tempétueuse Hergite, chanterez-vous
dimanche le même air que la mère qui rit quand elle
s’agite ?
Dame Effregonde : Sa gîte, Grand
Aréopagite, témoigne bien qu’elle vire quand saint
Hilaire cogite.
Dame Pépine, de retour : ’Ho’hi’ho,
’ha’hi’ho ? Oui, oui, oui, youaououououhhh…, ouhi-hi-hi-hi-hiiiiiiii… !
Dame Effregonde, libre interprète : Dame Pépine dit que saint Hilaire est un peu balourd parfois
mais qu’il reste un homme de grand cœur. Elle regrette même qu’il
soit évêque car voilà le seul homme qu’elle aurait
pu épouser en second mariage après l’évaporation
de son cher Ulysse-Eusèbe. Dame Pépine sait que le pauvre
Hilaire a connu bien des malheurs avant d’atteindre à l’ataraxie
qui est la sienne aujourd’hui, une quiétude qu’il communique
directement à ses ouailles, youaouhhh et sans chichis, lui
qui vit si près de Dieu et dans la communion déjà
de tous les saints du Ciel, amen.
Le Grand Inquisiteur : Quels malheurs Dieu voulut-il
que ce saint-là connût ?
Dame Effregonde : Grand un coup sur la
tête un jour perdre la lui fit et plus jamais ne la retrouva
vraiment il.
Le Grand Inquisiteur : Un courant passe ici… Je
sens planer l’Esprit-Saint…, une atmosphère de miracle imminent…
Ne trouvez-vous pas, Bitte aux Mules ?
Le comte de La Butte aux Piles : Mon nom est
Butte aux Mille, Ponseigneur, et non pas…
Saint Hilaire, se prenant la tête dans les
mains, paraissant souffrir : Bitte aux Mules !
Oh !
Le Grand Inquisiteur, inquiet : Doit-on
faire quelque chose pour lui ?
(Saint Hilaire est pris d’un malaise, on apporte un
fauteuil de cérémonie, on y pose un coussin sacerdotal,
le saint s’y assoit. On l’évente… Tout à coup il se
relève, c’est un autre homme !)
Saint Hilaire : Bitte aux Mules ! Qui a
dit Bitte aux Mules ?
Le Grand Inquisiteur : C’est moi, Ami de Dieu.
Quelque lapsus aurait-il affecté le sens de mon verbe ?
Saint Hilaire : Bitte aux Mules !
Quelle audace ! Et, tant que vous y êtes, pourquoi pas…
Le bourreau, appliqué mais novice encore
dans l’art des jeux de mots : … pôle
ébitté sans é é mais avec u ?
Dame Effregonde : Ébitté, saint
Hilaire ? Mais non ! le goupillon de Sa Vasculaire
Turgescence n’est pas perdu, trululu trul’Hilaire, (Elle
désigne la bouche de dame Pépine.) il est
resté planté là, tralala tral’Hilaire…
Le Grand Inquisiteur, dansant et prolongeant la
chansonnette : … goupillon dévoré, tralala
trululu, par la mère au pit-bull, par la mère au pit-bull…
Le comte de La Butte aux Piles : Voilà
qu’il remet ça et me prend pour un chien, j’enrage. (Au
Grand Inquisiteur :) Ma mère est Butte aux Piles, Grand
Veneur, et non pas au pit-bull.
Saint Hilaire : Au pit-bull ! Mais…
mais que m’arrive-t-il ? Oh ! j’enrage moi aussi. Voici que
me revient la mémoire des quolibets avec lesquels mes
pensionnaires se moquaient jadis de moi ! Ah ! les putes en
joie de Saint-Denis, toutes des garces !
Le comte de La Butte aux Piles, stupéfait : Il a dit Putangeois de Saint-Denis !
Proctolus, au Comte : Sa syntaxe
redevient claire mais le sens de son propos reste obscur, Butte aux
Piles.
Saint Hilaire : Mais Butte aux Piles ce
n’est pas lui, c’est moi !
Tous les personnages : Quoi ?
Le comte de La Butte aux Piles : Mais qui
êtes-vous donc, vénérable vieillard ?
Saint Hilaire : Messires, je
me nomme La Butte aux Piles, Ulysse-Eusèbe de La Butte aux
Piles ; je suis le seigneur de Putangeois de Saint-Denis.
Le Grand Inquisiteur : Alleluia ! Dieu est
grand !
Le comte de La Butte aux Piles : Papa !
Dame Pépine, la bouche toujours pleine : ’Hiel ! ’hon ’hari ! (6) (7)
(6) « Quoi ? ô
vertige ! que lis-je, Edwige ? Ulysse, ce retors
déguisé en Mentor, n’aurait ainsi jamais quitté le
rivage d’Ithaque ? Mais alors… oh ! la guerre de Troie n’a
pas eu lieu ! » (Jean Giraudoux)
(7) « Ulysse et Mentor confondus en
un seul et même personnage ! Voilà donc que le
précepteur de Télémaque n’est autre que son
père, et l’amant de Pénélope son mari ! Il
aura fallu attendre deux mille ans et le très français
Dagobert de La Butte aux Piles pour voir la cellule familiale
honorée par cet éloge suprême ; car jamais les
valeurs essentielles — et si chrétiennes — que sont
l’amour conjugal et la transmission du savoir paternel ne furent
glorifiées avec autant d’évidence et de panache que dans
les retrouvailles du Grand Inquisiteur. Désormais les
sociétés civilisées s’appuieront encore plus sur
ces nobles principes. L’exercice était périlleux, certes,
mais notre bon Dagobert a su éviter impudeur et ostentation,
délaissant les trop vulgaires artifices théâtraux
et triomphant sans eux, poil aux œufs, de l’envers d’une situation pour
le moins culottée. Fénelon peut aller se rhabiller,
boulevardier lui-même ! Personnellement je suis
fasciné et j’opine sans réserve à la haute
moralité, à l’audace et au doigt d’humour de cette
transposition tout en finesse de L’Odyssée, une vision
fulgurante, Dorante, un flux d’esprit qui entraîne le lecteur,
bien au delà de la pensée d’Homère, à
dominer le panthéon séculaire et cosmique de la
littérature universelle, mensis altimum pinaculum ex quo
drolibus Dagobertus asperget litterarum curriculum et philologorum
pilosum trouduculum. » (Bossuet, Maximes et Réflexions sur la Comédie, 1694)
Saint Hilaire, à dame Pépine : Auriez-vous tant changé, ma biche ?
Dame Pépine : De’huis hier ’hoir, ’haint
Hi’haire ? (8) (9)
(8) « Pour saint Hilaire
c’était donc la Brève hier plutôt que le
bréviaire ! » (Sacha Guitry)
(9) « Saint Hilaire, on le voit moins
souvent en chaire qu’en noce ! » (Jean Cocteau)
Saint Hilaire : Qui est ce ’haint Hi’haire dont elle
parle ? Avec qui ma femme me trompe-t-elle ?
Dame Effregonde : Hélas !
Saint Hilaire : Laissez-moi me souvenir… Oui, tout
cela me revient… Après que je fus enrôlé de force
par les émissaires du roi dans une taverne où je
négociais avec des confrères l’achat de quelques
ribaudes, on me conduisit de force dans une caserne de l’île de
la Cité. J’aurais pu faire valoir mon rang comtal pour recouvrer
ma liberté, mais je préférai saisir
l’opportunité qui s’offrait à moi de plonger enfin dans
l’anonymat et de changer de peau…
Dame Pépine, vexée : ’Her’ci ’hour la ’heune ’hariée !
Saint Hilaire : … Car quoi de plus terrible,
dites-moi, que de s’appeler Butte aux Piles ? J’ai vécu
toute mon enfance sous les tirs faciles et dans le bain des
plaisanteries les plus vulgaires ; même vous, bande
d’enfoirés, seule quelque déférence vous interdit
de rire en prononçant mon nom, je le sais. Et Eusèbe,
hein ? Eusèbe, mon deuxième prénom, en
connaissez-vous de plus grotesque ? Espèce de zèbre par
ci et de zébu par là, tu ris quand on t’Eusèbe…
Vous voyez bien, vous vous esclaffez ! Bref, au lieu de rentrer
chez moi, je préférai fuir comme n’importe qui de
sensé en eût profité. Je couvris ma ridicule
identité sous le pseudonyme plus convenable d’Hilaire Putangeois
et ne révélai à personne le titre nobiliaire qui
m’aurait délié de mon engagement militaire. Cependant,
plutôt que de m’envoyer en Terre-Sainte, l’administration de la
croisade, instruite de mes activités civiles,
préféra utiliser mes compétences et mes relations
pour recruter de jeunes et belles personnes dignes d’accompagner
là-bas les personnages de haut rang. Mais un tel rabattage ne se
fait pas sans heurts. Un soir, dans une ruelle sombre, un marloupin
rival me frappa violemment sur la tête. Je ne garde aucune
mémoire de ce qui s’ensuivit. Ainsi je ne sais qui vous
êtes ni ce que je fais ici, pas plus que je ne comprends
l’accoutrement dans lequel je me trouve déguisé.
Où sont donc mon élégant pourpoint noir et blanc
à zébrures, ma culotte en satin, mes poulaines
vernies… ?
Dame Effregonde : C’est sans doute après
ce choc que vous avez quitté Paris. Quelque divine boussole vous
aura guidé jusqu’à Baderne-sur-Lauquet, la ville natale
de la femme dont vous étiez le fugace époux. Un jour, il
y a de cela plus de trente ans, les gens du village virent arriver
à pied par la route de Lagrasse, venant il ne savait d’où
mais sans erreur de cap, Hilaire, un clochard déguenillé
et hirsute qui ne se souvenait de rien à part son
prénom ; il parlait une langue peu intelligible ; une
énorme bosse sur la tête dénonçait la cause
de son état second. Marchant comme s’il eût suivi
inconsciemment une voie tracée par Dieu, il effectuait des
miracles partout sur son passage : une aubaine pour
Baderne-sur-Lauquet qui se cherchait un évêque ! Avec la
crosse et le goupillon, les miracles d’Hilaire redoublèrent au
point que le Pape, averti, le canonisa sur-le-champ.
Saint Hilaire : Un
maquereau canonisé, c’est rarissime.
Dame Effregonde : Ô rarissime
Ulysse-Eusèbe, saint patron des proxénètes, voici
donc votre épouse, une ex-taulière de renom ; et
puis voici votre fils qui tient aujourd’hui les rênes de vos
maisons ; et moi je suis Effregonde, votre bru, la reine du
topinambour.
Saint Hilaire, au Comte : Oh ! que j’ai honte, fiston ! T’avoir transmis ma tare, ce
nom loufoque de Butte aux Piles ! Ah ! quel géniteur
indigne je suis, tout comme le fut mon père après le
père d’icelui et tous les autres avant !… Mais on ne m’a
pas dit ton prénom, galopin.
Le comte de La Butte aux Piles : Télémaque-Ulysse, père, pour vous honorer.
Saint Hilaire : Télémaque-Ulysse ! Voilà qui n’est pas un
prénom courant, mon garçon ; il faut
reconnaître qu’il est même plutôt rare et qu’on t’a
particulièrement gâté. (Il rit.) Bien
franchement, je n’échangerais pas mon Eusèbe, qui vaut
pourtant son pesant de calembours, contre ton Télémaque,
ah, oh ! Une véritable mine ! (À dame
Pépine :) Mais toi, ma blonde, pourquoi avoir
voulu charger ce bouffon au point qu’ainsi tu le maculisses ? (Il
part d’un fou rire.)
Le comte de La Butte aux Piles, vexé : … maculasses, père, maculasses.
Saint Hilaire : Eh bien, mon grand, une
panne d’arquebuse ? Change ton silex, ha, ha ! (Il
redevient sérieux et regarde le Comte des pieds à la
tête :) À part ça le business semble
aller bien, mon gars, à voir tes jolies frusques.
Le comte de La Butte aux Piles : Ce sont,
père, vos propres habits, vos souliers, vos chapeaux que je
porte ; et tout mon esprit se nourrit de la piété de
vous. Aucune fille de mon cheptel à qui je n’enseigne les
règles conçues par le grand gigolpince que vous
fûtes ! À travers moi c’est vous qui continuez de les
soutenir ; votre mémoire est garante de leur
dignité. Point de chambre dans mes bordels où votre
portrait en face du lit ne rappelle les frangines à l’honneur,
au devoir, au goût de la turlute bien faite. Les enseignements de
vos bottes, Messire, dont moi-même je reçus leçon
de ma mère attentive, en particulier celui de la galoche
hollandaise, de la babouche à loukoums, du sabot à
vapeur, du chausson fourré…, demeurent les classiques qui font
la réputation de nos claques. Quant à moi qui ne vous
avais jamais connu, porter votre nom de Butte aux Piles fut toujours ma
fierté, sachez-le, et corriger les lapsus ou brocards des
impudents qui le maltraitent reste mon essentiel devoir.
Saint Hilaire : Tu ferais mieux de changer de
nom, crétin ! Et vous, la mère embouchée de
cet abruti, quel est donc cet objet indécent (Il essaie en
vain d’arracher le goupillon de la bouche de dame Pépine.) que vous n’arrêtez pas de sucer ? Fallait-il vraiment, ma
mie retrouvée, que vous me trompassiez aussi perfidement en mon
absence avec ce ’haint Hi’haire ? Femme ingrate ! Et un petit
morveux qui prétend être mon fils se déclare fier
de porter le nom le plus burlesque de la chrétienté, un
patronyme que tout individu sain d’esprit renierait et qui a fait
pendant des siècles la honte des générations de
Butte aux Piles ! S’il fallait une preuve que ce minable n’est pas
mon fils, la voici : un vrai La Butte aux Piles honnit son
nom ! Êtes-vous certaine, vieille rognure, que ce
taré n’est pas un résidu de vos jeux de trottoirs ?
Excusez-moi, troupeau de dégénérés, mais
j’étais mieux dans mon amnésie, j’y retourne. Mais… (Il
désigne le bourreau.) qui est ce guignol ?
Le Grand Inquisiteur : C’est mon bourreau
personnel, ô Fleur de Lupanar. Il se nomme Annibal H. de
Hacheballe.
Saint Hilaire : Qu’il laisse mes balles dans
leur état, je l’en prie, car elles fonctionnent encore
convenablement, merci pour elles. Mais plairait-il à cet Annibal
H. peu aimable de me porter un grand coup sur la tête avec
l’instrument que voici ? (Il lui tend sa crosse.)
Le Grand Inquisiteur : Dieu rappelle saint
Hilaire à son sacerdoce, c’est un destin, on n’y peut rien.
Faites ce qu’il demande, Hacheballe, mais pas trop fort, ne lui
éclatez pas le crâne, s’il vous plaît ; le Pape
a encore besoin de ses miracles.
(Ulysse-Eusèbe de La Butte aux Piles
ôte sa mitre, et Annibal H. de Hacheballe lui assène un
grand coup de crosse sur la tête. L’assommé chancelle
quelques secondes, puis se redresse, tourne en rond, remet sa mitre,
reprend sa crosse, redevient saint Hilaire.)
Saint Hilaire : Ah ! Je viens de faire un
rêve affreux. J’étais dans un monde où copuler est
un commerce et un péché, un monde où Dieu ne
saurait placer un saint qu’il aime.
Tout le prétoire : Vive saint Hilaire !
Le Grand Inquisiteur : Saint Hilaire, pourriez-vous
nous effectuer un petit miracle, là, comme ça, pour
fêter votre hilarienne identité et votre hilarité
retrouvées ? Mais juste un petit miracle, pas
compliqué, rapide, un miracle que je raconterai au Pape pour
qu’il sache de quelle merveilleuse complicité avec Dieu est
faite votre routine.
Saint Hilaire, se drapant dans sa fierté : J’ai pour règle, Messire, de ne pas ternir mon image avec des
peccadilles. Voilà pourquoi je ne réalise que de
très grands miracles.
Le Grand Inquisiteur : Voyez-vous dans cette salle
un sujet de très grand miracle ?
Saint Hilaire (Il regarde autour de lui, cherche,
trouve.) : Oui, je vois.
Le Grand Inquisiteur : Dieu soit loué !
Tout le prétoire, scandant : Saint Hilaire, un miracle ! Saint Hilaire, un miracle !…
Saint Hilaire : Un grand miracle, vous voulez
vraiment assister à un très grand miracle ?
Tout le prétoire : Ouiiiiiii !
Saint Hilaire : Eh bien, regardez !
(Saint Hilaire s’avance vers le groupe… Avec les gestes
lents et décomposés d’un magicien (« rien dans
les mains, rien dans les poches ») il saisit la partie du
goupillon sortant de la bouche de dame Pépine puis il l’arrache
d’un coup sec, schpop !)
Tout le prétoire, criant : Schpop ! Ouaiiiis ! il l’a fait !
Dame Pépine, effectuant quelque
gymnastique de récupération buccale : Pas
vermiculaire le goupillon à saint Hilaire, je vous le
dis !
Dame Effregonde : Ah ! quelle pipe, quelle
pipe !
Tout le prétoire : Hourrah !
Le Grand Inquisiteur : Une action magnifique, propre
et nette ! Aucune contestation n’est possible, miracle
accordé, bravo mon cher confrère, et chapeau Votre
Mitre ! Vous êtes la gloire de notre profession, la
fierté de tous les crossés.
(Saint Hilaire salue la foule puis sort le
petit agenda où il note tous ses miracles ; il inscrit une
croix à la page du jour.)
Le Grand Inquisiteur : Le Pape me
disait, saint Hilaire, qu’il songe à vous promouvoir au grade
suprême de docteur de l’Église ; mais il hésite
encore car cet honneur est exceptionnel, savez-vous ? Normalement
une centaine d’années sont nécessaires à
l’instruction d’un tel dossier. Une dizaine de saints seulement ont
atteint ce niveau, si près de Dieu désormais qu’ils en
sont comme le reflet, l’écho… Au Ciel, ils décident
tout ; Dieu avalise et signe. En fait, le Pape n’attend plus que
mon avis pour vous faire accéder à cet altissime pinacle.
Si vous procédiez sur lui au miracle que je vous
suggérais tout à l’heure, cela conforterait ma parfaite
opinion de vous, cher saint Hilaire. Je serais alors
définitivement bluffé et plaiderais pour que le doctorat
vous soit immédiatement accordé. OK ? Ah ! quel
beau schpop vous nous avez fait là !
Le premier brigand : Schpoup !
Le deuxième brigand : Schpeup !
Dame Pépine, mère copine : Plus tard, mes chérubins, attendez un peu, soyez patients, maman
Pépine s’occupera de vous tout à l’heure, et si vous
êtes sages elle vous fera schpoup-schpeup.
Saint Hilaire : Je dois avouer que je ne
suis pas mécontent de mon schpop.
Dame Pépine : Mais vous ne parlez
plus votre charabia vernaculaire, saint Hilaire ! C’est un second
miracle !
Saint Hilaire : Exact. (Il reprend son
carnet et y inscrit une autre croix.)
Le comte de La Butte aux Piles : Nous ferez-vous,
cher saint Hilaire, la faveur d’une homélie en clair pour clore
cet événement ?
Saint Hilaire : Vous voulez vraiment un
prône, là, comme ça, au débotté ?
Dame Effregonde : Au pied levé, saint
Hilaire, au pied levé mais pas au débotté, de
grâce ! (S’adressant à tous :) Saint
Hilaire il pue de la botte !
Le comte de La Butte aux Piles, offusqué : Du respect pour le nom que vous portez, Effregonde ! Le nom
de mon père est saint Hilaire de La Butte aux Piles, et non pas
ce que vous dites.
Saint Hilaire: Bon… (Il se racle la gorge.)
Tout le prétoire : Ouaiiiis !
Saint Hilaire: Ah ! chers amis, mon doux
réveil d’un cauchemar déjà oublié ! Et
quelle joie de vous retrouver tous autour de ce beau miracle ! Généreuse et vibrante Pépine, quand saint Hilaire
il erre, égaré de la voûte stellaire, merci de
recueillir son goup’-en-l’air dans votre petit ciel circulaire.
… Vous qui n’avez jamais connu de
père, Télémaque-Ulysse, pour la reconnaissance que
je dois à votre mère sachez que je vous chéris
comme un fils. Dieu me causait hier de vous ; il admire votre
façon de dresser vos paroissiennes de Putangeois ; je lui
ai dit : « Pas étonnant avec sa bitte à
poules ! » Ha, ha ! Dieu s’est marré. Le
vocabulaire de saint Hilaire n’est ni scolaire ni atrabilaire.
… Pour vous, Boniface-Hercule II de
May, je vais réaliser un autre miracle, celui dont le Pape vous
a chargé du mandat consulaire. Allez et dites à votre
Grand Bullaire que c’en est fini de sa galère. Qu’il se frotte
l’aire testiculaire avec le scapulaire de saint Hilaire et il
retrouvera ses ardeurs glandulaires… (10)
(10) « Un miracle sur votre boss, Monseigneur ! » (Paul Féval)
… Vous, Proctolus, dont la science
éclaire le fond polaire de vos patients, recevez la
bénédiction tutélaire de saint Hilaire… mais
gardez votre annulaire hors de son oculaire orbiculaire.
… Vous, les deux brigands qui convoitez
la mitre (11) (12), devenez les
co-titulaires triangulaires de l’évêché de saint
Hilaire et, en corollaire, partagez avec lui son cartulaire capitulaire.
… Vous, Annibal H. de Hacheballe,
bourreau impopulaire, arrêtez de nous pomper l’air avec le
formulaire de vos artifices patibulaires ; rejoignez donc aussi la
bande à saint Hilaire, et grâce à votre force
musculaire soyez désormais la pierre angulaire de nos brouettes
insulaires.
… Vous, la servante au silence tumulaire
et dont le charme ancillaire n’est pas pour déplaire, veuillez
agréer l’hommage vasculaire de saint Hilaire… et son goupillon
capsulaire dans votre bénitier ventriculaire.
… Vous, Anahita, la brune
étrangère dont le teint solaire éclaire les bijoux
armillaires, laisserez-vous rôder à votre flanc pupillaire
le caniculaire puis crépusculaire saint Hilaire ?
… Et vous enfin, reine Effregonde,
accueillez dans votre chaudron naviculaire le topinambour
péninsulaire et perpendiculaire à saint Hilaire.
(11) « Outre la mitre, dans la
panoplie des attributs épiscopaux figure également une
calotte protocolaire dont la forme lenticulaire n’aurait pas
disconvenu dans ce festival de rimes. Inquiet toutefois de mettre la
calotte à l’envers (car il était sujet à de
telles étourderies), respectueux aussi des chefs de
l’Église, Dagobert de La Butte aux Piles a su se montrer
là judicieux et sacrifier la calotte à la mitre. Il avait
bien compris que la fente de cette dernière, ouverte entre les
rondeurs alvéolaires des deux élytres, excluait qu’elle
pût tenir à l’envers sur la tête d’un
évêque normalement constitué (et non
apparenté au duc de Bordeaux), et que ce choix le mettait donc
à l’abri de son habituelle distraction. » (Mgr Loménie de Brienne, Le
costume religieux à travers les âges)
(12) « Ce paragraphe du Grand Inquisiteur et la pertinente analyse qu’en a faite Mgr Loménie de Brienne
ont contribué à la hiérarchisation des coiffures
ecclésiastiques ; car tout religieux depuis lors, qu’il
soit barnabite, frère-sac, pieux profès, simple
confesseur ou cardinal jésuite, se décalotte devant une
mitre. » (Cardinal Jean
Daniélou, s.j.)
Le comte de La Butte aux Piles, à genoux
devant sa femme : Ô vous, oui, dame Effregonde, ma si
fidèle et vaste amante que ma jalousie blessa ! Ô vous
l’orgueil de mon nom, la gloire de ma couche, la source altière
de ma descendance, ma vague génitrice, mon girond mascaret,
mon rond masque à raie, ma duchesse de Bordeaux, ma
croisée, ma béate, ma sainte à moi, eh ! ma
Butte aux Piles ! Ô belle pute amie, profitez de l’occasion
; je vous permets de porter à Boniface-Hercule…
Le Grand Inquisiteur : … une grasse
lichemouille avec des paluchettes et des pignolettes autour !
Dame Effregonde : Et comme promis, pour
satisfaire Sa Curiosité Agricole, je lui ferai visiter mon silo
à topinambours ainsi que ma grange à cucurbitacées.
Le comte de La Butte aux Piles : Et vous
n’oublierez pas non plus, ma mie, de lui faire palper vos meules,
vieille salope !
Le Grand Inquisiteur : Oh oui ! tes meules
bien tassées, ma ferme, mais pas trop serrées, s’il te
plaît, pour permettre entre elles la circulation des petites
bêtes des champs qui gambadent dans tes foins et broutent tes
chaumes.
Le comte de La Butte aux Piles, perplexe : Voilà de singuliers propos pour un ecclésiastique qui se
disait d’abord attisé par les cularts de forge !
Le Grand Inquisiteur, dont la fièvre monte
à nouveau : Oui, ta forge aussi ! Ô
l’incandescente fournaise de la forgeronne à son forgeron du
dimanche ! Ô la Vulcania allumée qui sonne ding-dong
à cheval sur l’enclume à son Vulcain et qui rit youaouhhh
quand on l’Hercule ! Oh oui, toi, sainte Effregonde…
Dame Pépine : Quoi ! Elle !
Déjà ! Sainte Effregonde !
Le Grand Inquisiteur : Le Pape sera d’accord, il
canonise qui je propose. Les cardinaux du Sacré-Collège
acquiesceront aussi car ils raffolent tous de topinambours, or c’est
moi qui dirige le réfectoire et compose leurs menus. (À
dame Effregonde : ) Quand tu viendras à Rome, ma
fouille-au-pot, je leur montrerai ton chaudron à tubercules tout
culotté de vieille sauce sèche, ma sainte, et
déculotté aussi, chaud devant et pas froid
derrière non plus sous ton jupon, jarnicoton ! C’est
dimanche et ça mitonne et ça mijote et ça rissole
et ça ronronne… et rrron… et rrrron… Vois donc, petit patapon,
ton Hercule qui avance quand tu rec… Hue, le joli barbu, ho, ho !
qui me dévergonde et me dégonde. Oh, oh ! trop tard,
j’é… j’é… ja… ja… Youaouououhhh !
Le comte de La Butte aux Piles, fataliste : Ainsi soit-il.
Le Grand Inquisiteur, dans un dernier spasme : …cule.
Tous le prétoire, en chœur : Quel amen !
Proctolus : Non, qu'elle apporte...
(Un grand sérieux plane soudain sur la scène, qui semble
le prélude d’un événement majeur. La servante
apporte une cruche et des verres.)
Le Grand Inquisiteur, dans un ultime délire :
Oui, qu'elle apporte ici un bon vin de Corbières et buvons-le cul-
sec en hommage à notre Proctolus. Haut les toges et bas les cucul-
les, chers amis ! Flancs découverts, mains sur les reins derrière,
voici que le docteur va nous initier à son ordre : levons nos cul-
lules à lui ! Et qu'ensuite chacun des nouveaux disciples du trou-
vère Le Pétosec s'en aille en croisade pour clystériser les incul-
tes : qu'il débouche l'obstrué, délivre le coincé, enfonce l'anal-
phabète, évase l'hermétique, élargisse l'occlus, et qu'il inocule
aux constipés du rire la prolifique semence de sa gaillarde prose! |
Proctolus, se parlant à lui-même
tandis que le rideau tombe : Ça y est, il est
mûr. (Il lève son doigt et s'adresse à lui : ) À nous de
jouer, Doigt-de-Fée.
Le récitant : Igitur in ano
digitus introit. |