LE GRAND INQUISITEUR
(manuscrit déposé, tous droits réservés)

Scène 5 : où intervient Proctolus, un médecin descendant du barde breton Clystéric Le Pétosec ; où on révèle le rôle inattendu qu’icelui joua dans la tradition culinaire des Corbières ; où il est prouvé que les membres du Rotary Club de Baderne-sur-Lauquet sont de fins gastronomes ; mais où le Grand Inquisiteur dépasse largement tous ces amateurs.

Résumé : Anahita a été cédée comme assistante au docteur Proctolus, un médecin épris d’idées modernes et dont le doigt toujours levé traduit la promptitude à soulager ses contemporains. L’Église condamne les pratiques occultes de Proctolus, et le Grand Inquisiteur n’ayant plus personne à juger promet le bûcher à ce médecin singulier qui y a jadis échappé. Proctolus s’appelle en fait Tonéric Le Pétosec ; il descend du célèbre Clystéric Le Pétosec, un barde breton qui épousa la châtelaine Berniquette de Termes, vers l’an mil, alors qu’il séjournait dans les Corbières. Proctolus raconte le coup de foudre entre Berniquette et Clystéric, suivi de la dégustation d’un mémorable coq au vin accompagné de lichemouilles, de paluchettes et autres pignolettes. Le Grand Inquisiteur, tout excité par ce menu, vit intensément les émotions qu’on lui raconte, et il promet quelque indulgence à qui lui fera goûter une telle cuisine.

Proctolus : Holà ! que se passe-t-il ? que me veut-on encore ?

Le Grand Inquisiteur : Eh oui ! Alanus Lucianus Proctolus, vous donc ici, jugé à nouveau après un passé déjà si lourd ! Je sais déjà que, il y a plusieurs années, vos pratiques furent condamnées sans équivoque à l’issue d’un procès où l’efficacité de votre médecine fut clairement imputée à de la sorcellerie ; mais le président du tribunal vous relaxa, rusé goupil, après que vous eûtes promis de le guérir des furoncles chroniques qui l’obligeaient depuis des lustres à capitonner son siège de manière grotesque ; il en était devenu la risée des prétoires. Puis une autre affaire survint, relative à votre usage soi-disant professionnel de ces plantes interdites dont les effets paradisiaques et immédiats concurrencent les extases que la religion promet aux meilleurs d’entre nous après leur trépas ; nos juges étant trop consciencieux pour vous châtier sans preuves, ils burent vos philtres, sniffèrent vos poudres, fumèrent vos joints…, et vous ne devez qu’à l’euphorie de miséricorde qui gagna soudain cette bande de crétins de n’être pas partis vous-même en fumée sur un bûcher, diabolique médicastre ! Enfin vous persistez et vos méthodes déjà dénoncées vous valent aujourd’hui le surnom infamant de Butte aux Piles…

Le comte de La Butte aux Piles, surpris : Mais Butte aux Piles ce n’est pas lui, c’est moi ! et ce n’est pas infamant !

Le Grand Inquisiteur, s’adressant au prétoire avec un bel effet de manche : Tout beau pût-il…

Le comte de La Butte aux Piles, éberlué : Mais… mais c’est toute ma famille !

Le Grand Inquisiteur : … Tout beau pût-il jamais paraître et savant se prétendre, l’Inquisition aura toujours dénoncé le schisme soi-disant moderniste de Proctolus. Par le canal de faibles prélats, lors de procès lamentables, ce résidu de jacobite aura tenté d’infiltrer nos institutions pour les gagner aux principes qu’il professe. Mais l’Église est vigilante ; quand le Malin rôde par derrière, prêt à inoculer son venin, elle sait se prémunir contre tout raid-surprise : elle sert mieux les messes là où elle les fait, évite d’en écarter les Pères, et ses voies ainsi ne sont que plus impénétrables. Après une vie entière consacrée à étudier le sujet, cette dinde de sainte Clorinde n’a-t-elle pas conclu : « Diable point ne scinde ce que la piété blinde » ? Et cette bécasse de sainte Calebasse ajoute : « Diable point ne fricasse où ferveur met cuirasse ni passe où dévotion fait carapace. » (1)

(1) « Consignée dans son testament spirituel, la longue expérience de saint Anaxagore (854-971), cheffecier au Saint-Siège, corrobore les observations des deux consœurs : “ Diable point ne perfore un soliflore que la vertu sait clore ”, affirme-t-il joliment et fier de lui. Quel couillon ! Mais d’autres apologétiques existent heureusement, plus réalistes que celle des dindes, des bécasses et des mirliflores de sacristie ! » (Rodrigo Borgia, pape  Alexandre VI)

Proctolus : Vous affabulez.

Le Grand Inquisiteur : … Or voici que ce Proctolus ne cache plus ses activités contre nature, celles-là qui le font désigner aussi sous le sobriquet de Doigt-de-Fée !

Proctolus, amusé : Mes activités contre nature, dites-vous ? Quel refus rétrograde de la médecine, Votre Honneur ! quelle peur du progrès ! quel obscurantisme ! Est-ce pour défendre des valeurs aussi poussiéreuses que vous déployez un tel acharnement contre moi ? Suis-je à ce point dangereux que vous mettiez en batterie tous vos canons d’arrière-garde ? Bientôt, soyez-en sûr Monseigneur, vous renierez la haineuse et hautaine vindicte dont vous portez ici le drapeau. Comme tant d’autres patients, peut-être même viendrez-vous soumettre quelque mal profond aux vertus de mon doigt guérisseur. En position d’humilité, ouvert à l’espérance, vous serez bien aise alors de recevoir ce doigt où il convient qu’on le reçoive, tandis que je percerai, pour ma revanche et votre meilleur être, le fondement de vos tabous réactionnaires.

Le Grand Inquisiteur : Encore enfant — je cite ici l’un de vos anciens aveux, Proctolus — vous preniez un plaisir ordurier à ramper dans les égouts souterrains de Constantine, votre ville natale pourtant si lumineuse, et vous reconnaissiez votre obscur désir d’être à la fois spéléologue, mineur de fond, plombier, tunnelier… Cette vocation plurielle trouve une singulière réalisation dans vos comportements d’aujourd’hui ! Moi, Boniface-Hercule II de May, Grand Inquisiteur du Saint-Office, je dénonce à nouveau votre vice, mais je veux en savoir plus. Car qui êtes-vous donc enfin, si étrange Proctolus ? Est-il vrai d’abord que vous vous cachez sous une fausse identité ?

Proctolus : Eh bien oui, je l’avoue, mon nom, mon véritable nom, est Tonéric Le Pétosec. Je suis un descendant de Clystéric Le Pétosec, un savant d’origine bretonne qui a beaucoup œuvré pour la médecine moderne. Lors de son premier séjour dans les Corbières, vers l’an mil, Clystéric n’était encore qu’un simple barde réquisitionné pour distraire les gentilshommes celtes venus accomplir leur « quarantaine » militaire contre les Cathares et autres renégats qui abondaient déjà dans la région. Un soir de beuverie, égaré dans les montagnes hostiles des environs de Lagrasse, le poète fut recueilli au château de Termes par Berniquette, la veuve du seigneur des lieux, un hérétique tombé quelques semaines auparavant sous les flèches des défenseurs de l’Église. Bien que le vagabond lui parût de bonne allure, la noble Berniquette s’inquiéta de sa moralité, une coquetterie élémentaire qui prouvait qu’elle était femme du monde. Le visiteur crut devoir rassurer son hôtesse quant à ses intentions : « Vous ne risquez rien, lui dit-il, je suis un gentleman et en voici la preuve. » Il sortit alors sa carte du Rotary Club de Plouzobic-ar-Braguedec, car déjà à l’époque l’appartenance à cette compagnie distinguée était la garantie d’une stricte éducation et d’un parfait maintien. Le rotarien dîna puis se retira dans la chambre qu’on lui avait désignée. Le lendemain matin, visitant les lieux en compagnie de la belle, il observa que deux coqs régnaient sur la petite basse-cour du château. Alors qu’il s’en étonnait, jugeant qu’un seul animal aurait pu suffire là, Berniquette résuma l’affaire en expliquant que le premier étant devenu rotarien il avait bien fallu lui trouver un suppléant. Et pan sur le bec ! Invité à partager le repas de midi, le visiteur eut droit à un délicieux coq au vin, celui-là justement qui avait perdu ses ardeurs. Faisant fi de son rotarien principe, il comprit alors que la bienséance exigeait qu’il passât à son tour à la casserole. Berniquette, reconnaissante, lui écrivit ensuite l’audacieuse et très personnelle recette avec laquelle elle préparait ses coqs. Tout un art !

Le comte de La Butte aux Piles : Appartenant moi-même au Rotary Club de Baderne-sur-Lauquet, je puis vous garantir, Monseigneur, la véracité de cette histoire car le manuscrit original de Berniquette de Termes est conservé dans nos archives. Durant son séjour dans la région, Clystéric Le Pétosec fréquentait notre cercle où il était évidemment le bienvenu. Il y raconta son aventure et laissa à nos frères incrédules le parchemin qui en témoignait. Oh ! pour tous ces membres-là le choc du culinaire secret ! Ô la science révélée du petit feu ! Ô le…

Le Grand Inquisiteur, vivement intéressé : Moins vite, moins vite ! Comment pourrais-je prononcer une sentence juste si vous me cachez des indices fondamentaux ? On n’a pas de secret pour son Grand Inquisiteur, n’est-ce pas ? Dame Effregonde, vous qui connaissez bien l’art de ces choses, dites-moi, le coq au vin de Berniquette fut servi avec quoi ?

Dame Effregonde : Un cru des Corbières évidemment, Monseigneur, d’attaque ferme mais cuisseux et long en bouche.

Le Grand Inquisiteur : Oui, oui, bien sûr… Mais l’accompagnement, quel était l’accompagnement autour ?

Dame Effregonde : Des spécialités régionales, Monseigneur.

Le Grand Inquisiteur : Une lichemouille ?

Dame Effregonde : Plusieurs, Monseigneur, plusieurs lichemouilles bien grasses et fraîches.

Le Grand Inquisiteur : Des paluchettes aussi ?

Dame Effregonde : Par pleines poignées, Monseigneur.

Le Grand Inquisiteur : Et des pignolettes ?

Dame Effregonde : Quelques pincées, Monseigneur, pour vous asticoter délicieusement, agaçantes juste comme il convient.

Le Grand Inquisiteur : Et le thermostat, petit marmiton, le thermostat ?

Dame Effregonde : Doucement d’abord, Monseigneur, pour saisir le coq sans violence…

Le Grand Inquisiteur, souriant aux anges : Tout cela rissole.

Dame Effregonde : … puis montée progressive en température.

Le Grand Inquisiteur, qui mijote et ronronne : Oh oui ! tout cela mijote et ronronne.

Dame Effregonde : Je monte le thermostat à 10, Monseigneur, décrochez votre ceinture.

Le Grand Inquisiteur, dans un état second : Je ne l’ai plus.

Dame Effregonde : Alors on peut y aller, Monseigneur.

Le Grand Inquisiteur, haletant : Je brûle déjà.

Dame Effregonde : Plein gaz, Votre Enfer !

Le Grand Inquisiteur (Il crie.) : Youa… youa… La marmite explose ! Youaouououhhhh ! [...]

Le comte de La Butte aux Piles : … Depuis ce temps, la tradition veut que les membres du Rotary Club des Corbières se remémorent chaque année la rare saucée avalée il y a deux cents ans par l’un des leurs. La lecture à huis clos du document initiatique reste toujours un grand moment apéritif d’émotion, d’imagination et, pour certains, de congestion. Aux premiers soirs du printemps et jusqu’aux aubes diaphanes, par pleine lune, certains affamés organisent même une procession, ô les gallinacés errants, ô les nocturnes faisans, oh ! les coqs fous ! pour fantasmer à Termes et appeler au retour de la voluptueuse Berniquette.

Le Grand Inquisiteur, encore essoufflé : Où s’inscrit-on pour cette rogation ?

Le comte de La Butte aux Piles : Vous êtes inscrit d’office, Président.

Le Grand Inquisiteur : N’y aurait-il pas ici une nouvelle maîtresse-queux qui s’appliquerait à réaliser fidèlement cette recette ? Car se remémorer un événement ou lire un manuscrit en catimini, c’est bien, cela aide l’imagination, mais nous ne sommes plus des garnements, sacrebleu ! Je vous le dis, Messires, l’affaire est d’importance pour vous ; car votre pratique du culte de sainte Berniquette vous innocentant quelque peu, ma sentence risquerait d’être excessive dès lors que le moindre élément d’appréciation me manquerait. Je vous recommande donc de tout mettre en œuvre pour me faire goûter à ce que je viens d’entendre.

Proctolus : … Après la guerre, le Breton revint voir Berniquette. Ils s’éprirent pour de bon et lorsque la belle eut abjuré son hérésie ils se marièrent. Mais refusant la monotonie du coq au vin à tous les repas, Clystéric troqua bientôt son biniou contre un luth et partit le gratter dans diverses cours locales, à Limoux, Carcassonne, Toulouse et enfin à Bordeaux où sa réputation grandissante l’avait fait appeler. 

Le Grand Inquisiteur : Cet olibrius ne manque pas d’intérêt. Instruisez-nous encore de lui, Proctolus.