Proctolus : Holà ! que se
passe-t-il ? que me veut-on encore ?
Le Grand Inquisiteur : Eh oui ! Alanus Lucianus
Proctolus, vous donc ici, jugé à nouveau après un
passé déjà si lourd ! Je sais
déjà que, il y a plusieurs années, vos pratiques
furent condamnées sans équivoque à l’issue d’un
procès où l’efficacité de votre médecine
fut clairement imputée à de la sorcellerie ; mais le
président du tribunal vous relaxa, rusé goupil,
après que vous eûtes promis de le guérir des
furoncles chroniques qui l’obligeaient depuis des lustres à
capitonner son siège de manière grotesque ; il en
était devenu la risée des prétoires. Puis une
autre affaire survint, relative à votre usage soi-disant
professionnel de ces plantes interdites dont les effets paradisiaques
et immédiats concurrencent les extases que la religion promet
aux meilleurs d’entre nous après leur trépas ; nos
juges étant trop consciencieux pour vous châtier sans
preuves, ils burent vos philtres, sniffèrent vos poudres,
fumèrent vos joints…, et vous ne devez qu’à l’euphorie de
miséricorde qui gagna soudain cette bande de crétins de
n’être pas partis vous-même en fumée sur un
bûcher, diabolique médicastre ! Enfin vous persistez
et vos méthodes déjà dénoncées vous
valent aujourd’hui le surnom infamant de Butte aux Piles…
Le comte de La Butte aux Piles, surpris : Mais Butte aux Piles ce n’est pas lui, c’est moi ! et ce n’est pas
infamant !
Le Grand Inquisiteur, s’adressant au
prétoire avec un bel effet de manche : Tout beau
pût-il…
Le comte de La Butte aux Piles, éberlué : Mais… mais c’est toute ma famille !
Le Grand Inquisiteur : … Tout beau pût-il
jamais paraître et savant se prétendre, l’Inquisition aura
toujours dénoncé le schisme soi-disant moderniste de
Proctolus. Par le canal de faibles prélats, lors de
procès lamentables, ce résidu de jacobite aura
tenté d’infiltrer nos institutions pour les gagner aux principes
qu’il professe. Mais l’Église est vigilante ; quand le
Malin rôde par derrière, prêt à inoculer son
venin, elle sait se prémunir contre tout raid-surprise :
elle sert mieux les messes là où elle les fait,
évite d’en écarter les Pères, et ses voies ainsi
ne sont que plus impénétrables. Après une vie
entière consacrée à étudier le sujet, cette
dinde de sainte Clorinde n’a-t-elle pas conclu :
« Diable point ne scinde ce que la piété
blinde » ? Et cette bécasse de sainte Calebasse
ajoute : « Diable point ne fricasse où ferveur met
cuirasse ni passe où dévotion fait carapace. » (1)
(1) « Consignée dans son
testament spirituel, la longue expérience de saint Anaxagore
(854-971), cheffecier au Saint-Siège, corrobore les observations
des deux consœurs : “ Diable point ne perfore un soliflore
que la vertu sait clore ”, affirme-t-il joliment et fier de lui.
Quel couillon ! Mais d’autres apologétiques existent
heureusement, plus réalistes que celle des dindes, des
bécasses et des mirliflores de sacristie ! » (Rodrigo Borgia, pape Alexandre VI)
Proctolus : Vous affabulez.
Le Grand Inquisiteur : … Or voici que ce Proctolus ne cache plus ses activités contre nature, celles-là qui le font désigner aussi sous le sobriquet de Doigt-de-Fée !
Proctolus, amusé : Mes activités contre nature, dites-vous ? Quel refus rétrograde de la médecine, Votre Honneur ! quelle peur du progrès ! quel obscurantisme ! Est-ce pour défendre des valeurs aussi poussiéreuses que vous déployez un tel acharnement contre moi ? Suis-je à ce point dangereux que vous mettiez en batterie tous vos canons d’arrière-garde ? Bientôt, soyez-en sûr Monseigneur, vous renierez la haineuse et hautaine vindicte dont vous portez ici le drapeau. Comme tant d’autres patients, peut-être même viendrez-vous soumettre quelque mal profond aux vertus de mon doigt guérisseur. En position d’humilité, ouvert à l’espérance, vous serez bien aise alors de recevoir ce doigt où il convient qu’on le reçoive, tandis que je percerai, pour ma revanche et votre meilleur être, le fondement de vos tabous réactionnaires.
Le Grand Inquisiteur : Encore enfant — je cite ici l’un de vos anciens aveux, Proctolus — vous preniez un plaisir ordurier à ramper dans les égouts souterrains de Constantine, votre ville natale pourtant si lumineuse, et vous reconnaissiez votre obscur désir d’être à la fois spéléologue, mineur de fond, plombier, tunnelier… Cette vocation plurielle trouve une singulière réalisation dans vos comportements d’aujourd’hui ! Moi, Boniface-Hercule II de May, Grand Inquisiteur du Saint-Office, je dénonce à nouveau votre vice, mais je veux en savoir plus. Car qui êtes-vous donc enfin, si étrange Proctolus ? Est-il vrai d’abord que vous vous cachez sous une fausse identité ?
Proctolus : Eh bien oui, je l’avoue, mon nom, mon
véritable nom, est Tonéric Le Pétosec. Je suis un
descendant de Clystéric Le Pétosec, un savant d’origine
bretonne qui a beaucoup œuvré pour la médecine moderne.
Lors de son premier séjour dans les Corbières, vers l’an
mil, Clystéric n’était encore qu’un simple barde
réquisitionné pour distraire les gentilshommes celtes
venus accomplir leur « quarantaine » militaire
contre les Cathares et autres renégats qui abondaient
déjà dans la région. Un soir de beuverie,
égaré dans les montagnes hostiles des environs de
Lagrasse, le poète fut recueilli au château de Termes par
Berniquette, la veuve du seigneur des lieux, un hérétique
tombé quelques semaines auparavant sous les flèches des
défenseurs de l’Église. Bien que le vagabond lui
parût de bonne allure, la noble Berniquette s’inquiéta de
sa moralité, une coquetterie élémentaire qui
prouvait qu’elle était femme du monde. Le visiteur crut devoir
rassurer son hôtesse quant à ses intentions :
« Vous ne risquez rien, lui dit-il, je suis un gentleman et
en voici la preuve. » Il sortit alors sa carte du Rotary
Club de Plouzobic-ar-Braguedec, car déjà à
l’époque l’appartenance à cette compagnie
distinguée était la garantie d’une stricte
éducation et d’un parfait maintien. Le rotarien dîna puis
se retira dans la chambre qu’on lui avait désignée. Le
lendemain matin, visitant les lieux en compagnie de la belle, il
observa que deux coqs régnaient sur la petite basse-cour du
château. Alors qu’il s’en étonnait, jugeant qu’un seul
animal aurait pu suffire là, Berniquette résuma l’affaire
en expliquant que le premier étant devenu rotarien il avait bien
fallu lui trouver un suppléant. Et pan sur le bec !
Invité à partager le repas de midi, le visiteur eut droit
à un délicieux coq au vin, celui-là justement qui
avait perdu ses ardeurs. Faisant fi de son rotarien principe, il
comprit alors que la bienséance exigeait qu’il passât
à son tour à la casserole. Berniquette, reconnaissante,
lui écrivit ensuite l’audacieuse et très personnelle
recette avec laquelle elle préparait ses coqs. Tout un art !
Le comte de La Butte aux Piles : Appartenant
moi-même au Rotary Club de Baderne-sur-Lauquet, je puis vous
garantir, Monseigneur, la véracité de cette histoire car
le manuscrit original de Berniquette de Termes est conservé dans
nos archives. Durant son séjour dans la région,
Clystéric Le Pétosec fréquentait notre cercle
où il était évidemment le bienvenu. Il y raconta
son aventure et laissa à nos frères incrédules le
parchemin qui en témoignait. Oh ! pour tous ces
membres-là le choc du culinaire secret ! Ô la science
révélée du petit feu ! Ô le…
Le Grand Inquisiteur, vivement
intéressé : Moins vite, moins vite !
Comment pourrais-je prononcer une sentence juste si vous me cachez des
indices fondamentaux ? On n’a pas de secret pour son Grand
Inquisiteur, n’est-ce pas ? Dame Effregonde, vous qui connaissez
bien l’art de ces choses, dites-moi, le coq au vin de Berniquette fut
servi avec quoi ?
Dame Effregonde : Un cru des Corbières
évidemment, Monseigneur, d’attaque ferme mais cuisseux et long
en bouche.
Le Grand Inquisiteur : Oui, oui, bien sûr…
Mais l’accompagnement, quel était
l’accompagnement autour ?
Dame Effregonde : Des spécialités
régionales, Monseigneur.
Le Grand Inquisiteur : Une lichemouille ?
Dame Effregonde : Plusieurs, Monseigneur,
plusieurs lichemouilles bien grasses et fraîches.
Le Grand Inquisiteur : Des paluchettes aussi ?
Dame Effregonde : Par pleines poignées,
Monseigneur.
Le Grand Inquisiteur : Et des pignolettes ?
Dame Effregonde : Quelques pincées,
Monseigneur, pour vous asticoter délicieusement,
agaçantes juste comme il convient.
Le Grand Inquisiteur : Et le thermostat, petit
marmiton, le thermostat ?
Dame Effregonde : Doucement d’abord,
Monseigneur, pour saisir le coq sans violence…
Le Grand Inquisiteur, souriant aux anges : Tout cela rissole.
Dame Effregonde : … puis montée
progressive en température.
Le Grand Inquisiteur, qui mijote et ronronne : Oh oui ! tout cela mijote et ronronne.
Dame Effregonde : Je monte le thermostat
à 10, Monseigneur, décrochez votre ceinture.
Le Grand Inquisiteur, dans un état second : Je ne l’ai plus.
Dame Effregonde : Alors on peut y aller,
Monseigneur.
Le Grand Inquisiteur, haletant : Je
brûle déjà.
Dame Effregonde : Plein gaz, Votre Enfer !
Le Grand Inquisiteur (Il crie.) : Youa… youa… La marmite explose ! Youaouououhhhh ! [...]
Le comte de La Butte aux Piles : … Depuis ce
temps, la tradition veut que les membres du Rotary Club des
Corbières se remémorent chaque année la rare
saucée avalée il y a deux cents ans par l’un des leurs.
La lecture à huis clos du document initiatique reste toujours un
grand moment apéritif d’émotion, d’imagination et, pour
certains, de congestion. Aux premiers soirs du printemps et jusqu’aux
aubes diaphanes, par pleine lune, certains affamés organisent
même une procession, ô les gallinacés errants,
ô les nocturnes faisans, oh ! les coqs fous ! pour
fantasmer à Termes et appeler au retour de la voluptueuse
Berniquette.
Le Grand Inquisiteur, encore essoufflé : Où s’inscrit-on pour cette rogation ?
Le comte de La Butte aux Piles : Vous êtes
inscrit d’office, Président.
Le Grand Inquisiteur : N’y aurait-il pas ici une
nouvelle maîtresse-queux qui s’appliquerait à
réaliser fidèlement cette recette ? Car se
remémorer un événement ou lire un manuscrit en
catimini, c’est bien, cela aide l’imagination, mais nous ne sommes plus
des garnements, sacrebleu ! Je vous le dis, Messires, l’affaire
est d’importance pour vous ; car votre pratique du culte de sainte
Berniquette vous innocentant quelque peu, ma sentence risquerait
d’être excessive dès lors que le moindre
élément d’appréciation me manquerait. Je vous
recommande donc de tout mettre en œuvre pour me faire goûter
à ce que je viens d’entendre.
Proctolus : … Après la guerre, le Breton
revint voir Berniquette. Ils s’éprirent pour de bon et lorsque
la belle eut abjuré son hérésie ils se
marièrent. Mais refusant la monotonie du coq au vin à
tous les repas, Clystéric troqua bientôt son biniou contre
un luth et partit le gratter dans diverses cours locales, à
Limoux, Carcassonne, Toulouse et enfin à Bordeaux où sa
réputation grandissante l’avait fait appeler.
Le Grand Inquisiteur : Cet olibrius ne manque pas
d’intérêt. Instruisez-nous encore de lui, Proctolus.
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