LE GRAND INQUISITEUR
(manuscrit
déposé, tous droits réservés)
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Scène 4 : où les vertus du rire des chamelles sont envisagées pour réveiller les appétits endormis du Saint-Père ; où la Grande Inquisition s’intéresse de près au briquage des chameaux ; et où le Grand Inquisiteur lui-même n’est pas insensible au mordant d’une briqueuse moabite.
Résumé : Effregonde accuse
à son tour son mari d’avoir ramené de croisade une
femme qu’il a éduquée ensuite dans un de ses
bordels. Anahita, c’est son nom, était auparavant briqueuse dans
les chamelleries de son père, ce métier consistant, pour
faire boire davantage les chameaux, à rudoyer leurs testicules avec une technique très précise. Le Grand Inquisiteur,
oubliant l’ancienne
rudesse pour ne retenir que l’actuelle douceur de la Levantine, est
désormais
sous son charme et voilà qu’il disjoncte à nouveau,
rêvant d’aller jusqu’en Orient pour trouver là-bas les
chamelles riantes et chéries dont on lui parle et qui seraient
susceptibles de
réveiller l’appétit endormi du Saint-Père. Il
se projette dans une croisade à deux, le Souverain Pontife et
lui-même, l’érection gigantesque du Pape faisant, sur le
passage de leur navire, l’admiration de toutes les créatures de
la planète. Le comte de La Butte aux Piles suggère que le
briquage des hérétiques par Anahita mériterait d'être ajouté au catalogue des méthodes punitives de l’Inquisition. La
fille du Bédouin, au delà d’un modèle parfait
d’intégration réussie, est alors désignée comme un des
symboles majeurs du monde occidental.
Dame Effregonde : Que nenni, mon bon seigneur ! À mon tour, j’accuse mon époux d’avoir « fortuitement » glissé dans ses bagages, au retour de croisade, une infidèle portant le nom d’Anahita.
Le Grand Inquisiteur, tendant l’oreille : Anna quoi ?
Le comte de La Butte aux Piles : A-na-hi-ta. C’est une princesse du désert, une Moabite…
Le Grand Inquisiteur : … de chameau ! ha, ha !
Le comte de La Butte aux Piles : Chameau vous-même, très spirituel khalife, car vous n’auriez pu résister à ses charmes. Dirai-je à Votre Tropicale Éminence que la peau d’Anahita prend le soir, au couchant, la couleur et le poli de l’ambre ? que sa chevelure a la brillance de l’huile d’olive, ses aisselles l’odeur de la datte, le nectar de son giron le goût du lait de chamelle ? et que la candeur unie à la lubricité offre un charme toujours neuf à ses anamorphoses (1) ?
(1) « Je prends ! » (Charles Baudelaire)
Le Grand Inquisiteur, qui ne tient plus en place : Anna mord choses ! Je suppose qu’elle nous les mordille seulement, pour taquiner bien sûr, la délicieuse sauvageonne ! Et joueuse avec ça, n’est-ce pas ? Un petit chat, je vous l’entends penser. Ah ! les jolies quenottes avec lesquelles elle doit vous égratigner, la polissonne ! Une preuve encore que même dans les créatures les plus païennes on trouve trace des bienfaits que Dieu nous offre. Comte, je vous interrogerai plus tard, à huis-clos, sur le savoir-mordre de la Moabite. Vous ne m’épargnerez aucun détail, votre confession devra être totale pour éclairer mon jugement. (À l’accusée :) Je reviens à vous, dame Effregonde.
Dame Effregonde : Mon noble époux, qui est aussi le seigneur de Putangeois de Saint-Denis, comme vous le savez, avait d’abord placé sa recrue aux paires dans l’une de ses luxurieuses demeures de Paris. La beur et l’agent de la bourre, en quelque sorte. Mais pour des raisons que j’ignore il céda ensuite cette créature à un personnage qui est ici parmi nous et avec lequel il entretient quelque commerce trouble. J’ai nommé le sulfureux Alanus Lucianus Proctolus.
Le Grand Inquisiteur : J’ai déjà entendu parler de ce pécheur-là, je l’interrogerai tout à l’heure. Mais que se présente d’abord Anna… Anna…
Anahita, qui arrive : … hita, Grand Bey, mon nom est Anahita.
Le Grand Inquisiteur, qui tend l’oreille : Annabite, ah ! quel joli nom, si franc et si candide dans sa promesse de joies simples ! (Il s’approche d’Anahita, tente de l’enlacer, lui caresse les cheveux et fredonne :) Douce Anna, veux-tu être ma petite, mon Annana, mon Annana, mon Annabite ? Tu es vive, tu es charmante…
Tout le prétoire, chantant : « … comme un petit oiseau qui chante. Il l’appelle sa petite bourgeoise, sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise ; d’autres lui font les doux yeux mais c’est elle qu’il aime le mieux. » (2)
(2) Repris par Henri Christiné et Gorges Villard pour Joséphine Baker. (Note du traducteur)
Anahita, se dégageant du Grand
Inquisiteur : Bel effort, mon colon, mais vous ne draguez pas
la bonne rizière. Votre Mandarine Séduction patauge dans
la vase et me confond avec une écrevisse du Mékong. Moi
je suis Anahita, issue de l’antique dynastie des Sulfamides mais fille
d’abord du simoun et de la dune. Les oueds à sec furent mes
berceaux, les cobras et scorpions mes jouets ; les ciels
étoilés ont nourri mes rêves immenses et
abreuvé ma soif virginale d’horizons. Sauterelle des areg,
chevrette sauvage des hamadas, ivre de soleil, durant mon enfance je
n’ai connu d’ombre que la mienne courant libre sur les sifs, l’image
des djebels que le couchant allonge, ou le sombre trait dont la
lumière rasante du soir borde les ondulations des sables. Plus
tard, mon père me garda auprès de lui afin de m’occuper
au commerce de ses caravanes. Mais un matin, alors que je faisais boire
mes chameaux selon notre technique ancestrale du briquage, le seigneur
de Putangeois m’a séduite ; il passait. Champion du cricri,
il sut ravir ma fleur d’acacia puis en faire son miel. Abandonnant mon
troupeau, je l’ai suivi jusqu’ici, et ce comte de la culbute de face
autant que de La Butte aux Piles devint ainsi comptable de ma motte
— dont il fit désormais son beurre — avant de me
céder comme assistante à son ami Proctolus. Hélas ! Messires, j’ai déserté pour un
lointain mirage et des cieux moins prospères les tentes qu’ont
parfumées les cercueils de mes pères. Chez vous il m’a
fallu glaner mon souper dans la fange et vendre le parfum de mes
charmes étranges, l’œil pensif et suivant, dans vos sales
brouillards, de mes chameaux absents les fantômes
épars ! (3)
(3) « À part les chameaux
à remplacer par des cocotiers, il n’y a rien à changer.
Anahita sera Malabaraise. » (Charles Baudelaire)
Le Grand Inquisiteur : Vos regrets me consternent, charitable étrangère, car soulager l’humanité souffrante est une vocation généreuse, un sacerdoce que notre Église encourage et que le Ciel récompense. Était-ce là déjà votre métier en terre infidèle, précieuse Annabite ?
Anahita : Non, Grand Émir, j’étais alors briqueuse-en-chef dans les chamelleries de mon père.
Le Grand Inquisiteur, incrédule : Quoi ? Les chamelles rient ? (4)
(4) « Absurde ! Mieux est de ris que de larmes escrire : pour ce que rire est le propre de l’homme. » (Alcofribas Nasier)
Le comte de La Butte aux Piles : Tous les croisés qui ont poussé leur expérience méditative dans le désert jusqu’à atteindre la croupe de l’une de ces délicieuses ruminantes vous le confirmeront, Monseigneur. Telle une action de grâces, le rire qui manifeste alors la joie copulative de ces compagnes fortuites résonne dans le silence du soir et se communique à toutes les belles du caravansérail comme si l’apaisement de l’une d’elles seulement entraînait celui de toutes les autres dans une communion évidente. Cela ressemble à un soudain récital d’orgue en plein milieu du désert, turluuuttt, boingggg, buunnddd…! Car le dicton ne ment pas — je l’ai donc vérifié — qui dit (Il chantonne.) : « Quand une cha-a-melle rit dans la cha-a-mellerie, toutes les cha-a-melles rient dans la cha-a-mellerie, tsoin-tsoin. » Ah ! Monseigneur, satisfaire d’un seul coup toutes les femelles d’un troupeau ! Quel sentiment de force et quelle foi alors dans la divine puissance ! Les glapissements des chamelles reconnaissantes s’élèvent ensuite comme une cantate sacrée dans l’épiphanie bleue, là où les constellations du Sud paraissent les draper de nacre puis les soustraire à nos sens afin de les diluer dans l’espace réservé aux bruits éternels que seul Dieu écoute.
Le Grand Inquisiteur, tout excité : Foutre ! cette louange vespérale sous la voûte des cieux, tel un Te Deum grégorien dans la nef d’une cathédrale, rapproche assurément de Dieu. Oui, oui, je veux moi aussi entendre et participer à l’oraison jaculatoire de la chamelle qui rit, puis m’en tartiner une bonne tranche. La chamelle m’allèche ; un jour cette leçon vaudra bien un fromage, n’est-ce pas ? (5) (6) Holà ! tout l’Occident, mon évêché, ma chapelle, oui, ma chapelle pour une chamelle ! (7) (Il chantonne :) Étoile des sables, mon cœur amoureux s’est pris au siège de tes grands feux. Je pars en croisade, c’est décidé. (Il se met un doigt dans l’oreille.) Allô ! Croisade Touring Service ? Mademoiselle, pouvez-vous me dire quand part la prochaine croisade ? Demain ? Déjà ! À quelle heure ? Parfait ! Inscrivez-moi. Que l’on selle immédiatement mon palefroi ! Qu’on m’attende ! C’est pour un stage sabbatique de toute première importance, mon initiation à une découverte musicale récente qui va rendre caduques toutes les gammes chromatiques occidentales et révolutionner la pompe de nos offices religieux, un grandiose récital d’orgue dont je vais, moi, tenir le grand-jeu. Un sous-pape aux soupapes ! Turluuuttt, boinggg, buunnddd…! Vous entendez ce festival, Mademoiselle ? Je vous enseignerai tout cela dès mon retour, à l’harmoniflûte de ma chapelle ou au soufflet de la forge duveteuse qui la jouxtera bientôt ; venez sans prendre rendez-vous, mon petit, entrez sans frapper… Quoi ? Que dites-vous ? Tout est complet pour la croisade ? Mais j’ai priorité, ventredieu ! car savez-vous qui je suis ? C’est moi, oui, le Grand Inquisiteur Boniface-Hercule II de May, le très fameux lui-même, le fils préféré du Pape, son frère, son gendre, son cuistot, son rabatteur de gibier à poil, son piqueur, son chien… Taïaut, taïaut ! (Il se met à quatre pattes devant dame Effregonde.) Ouaf, ouaf !…
(5) « Sans doute ! » (Jean de La Fontaine)
(6) « La chamelle qui rit ! et qu’on étale ! Comment nos jeunes lecteurs pourraient-ils saisir la portée de cette fable animalière si on ne la transposait pas dans un environnement qui leur soit familier et si on ne l’adaptait pas à leurs appétits enfantins ? Voilà une belle mission pour mon crayon, assurément tout un fromage pour moi, et bientôt de bonnes tartines aussi pour les petits gastronomes ! » (Benjamin Rabier)
(7) « Quel fulgurant raccourci ! J’utiliserai bientôt ce même troc pathétique pour porter à son paroxysme le délire de Richard III, car aucune autre dérision ne saurait traduire plus justement la folie qu’engendre le pouvoir. Ah oui ! son royaume, son royaume pour un cheval ! Dagobert, il me faut absolument cette expression, je te la vole ; mais sache que c’est un honneur pour toi, froggy, d’être baisé par le grand Shakespeare lui-même. Fais attention en remettant ta culotte. » (Shakespeare) †
† « Ainsi plagié, l’auteur du Grand Inquisiteur se révèle par anticipation un écrivain shakespearien. Mais le maître de Stratford, qui s’est en quelque sorte identifié à notre excellent La Butte aux Piles, en apparaît à son tour comme le rosbif le plus pilonné aux buttes qui soit, ou le plus entubé du pilon ! Je suis désolé pour toi, William, mais ces épithètes inhérents à ton larcin te sont désormais attachés ; c’est la revanche du froggy. » (Sainte-Beuve)
Dame Effregonde : Il disjoncte.
Le Grand Inquisiteur: … D’ailleurs le Pape m’accompagnera. (Il se remet un doigt dans l’oreille.) Allô ! Croisade Touring Service ? Mademoiselle, c’est encore votre Grand Inquisiteur chéri qui vous appelle. Je prends un billet de plus, c’est pour le Souverain Pontife lui-même. Il souhaite honorer l’expédition de sa sainte présence. Placez-le à l’avant du bateau, debout ; ou bien là-haut, sur la grand-hune ; n’est-il pas à la fois notre figure de proue et notre timonier ? Quelle autre place pour un chef que celle qui précède ou domine ses troupes ? Hélas ! la hampe de ce vieux chef-là a perdu de sa hauteur, et ses roupes de leur vaillance. Très confidentiellement, ma jolie, vous qui avez la voix si coquine et qui vantez sûrement à vos clients les délices du camelius coitus, pensez-vous que de ravissantes chamelles pourront réveiller l’appétit endormi du Saint-Père ? Humm… Vous n’en savez rien, dites-vous ? Mais qu’est-ce qu’on vous apprend donc dans vos écoles, petite ignorante ! En fait je change d’avis, le Pape et moi nous partirons seuls, cela est préférable pour notre recueillement. Annulez toutes les autres réservations, j’achète la totalité des billets, pas de touristes avec nous ni de voyeurs qui profaneraient notre pèlerinage ! La conjugaison de nos deux piétés vaudra mieux que les armes de dix mille soldats. Une croisade au sommet, historique ! Je vois déjà le titre des gazettes : « Les deux plus fines lames du Saint-Siège se portent en plein désert au secours des chamelles, sabre au clair. » Car ne doutons pas que bientôt la bannière du Pape ne se dresse à nouveau, fière, dès lors que l’horizon changeant lui livrera chaque jour un plein lot de fantasmes nouveaux. Rêvons. Oui…
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Le récitant : … Le vaisseau
papal fend l’écume, en route vers la Palestine. Aucun marin
n’est à bord hormis nos deux loustics en goguette. Seuls les
vents et courants aléatoires décident de la marche du
bateau. Personne ne tient la barre… enfin, si j’ose dire…
Anahita : … Au rivage des Indes,
dans la baie de Goa, une truie marine grommelle à sa sœur :
« Connaissez-vous, ma chère, cet amiral en blanc qui
bande à la proue de sa nave, là-bas, tel un mât de
beaupré ? Quelle allure ! » Et l’autre
cochonne de répondre : « Accroché
à lui par derrière, souquant sa trinquette, n’est-ce
point cet excellent Boniface-Hercule, de retour, qui le seconde au
foc ? »…
Dame Pépine : … Lorsqu’un ouragan se
déchaîne, le gigantesque vit concentre et arrête les
éclairs (8), il
pourfend les nuages et, au dessus, pointant dans l’azur limpide, il honore les étoiles. Déjà la Lune,
selon l’heure de la nuit, le cap, l’endroit d’où l’on regarde,
en paraît transpercée ; son image alors tressaille
dans l’onde comme d’un bonheur…
(8) « Mais oui, bien
sûr ! Que n’y ai-je pensé plus tôt !
» (Benjamin Franklin)
Dame Effregonde : … Dans
l’océan Boréal, des formes fantastiques, aussi lumineuses
que des aurores, paraissent tomber du ciel, la nuit, et épouser
le chibre fantastique. Jamais celui-ci ne sommeille ;
Boniface-Hercule y veille qui actionne la pompe par séant et
jamais ne s’arrête. Des baleines lubriques, deci delà,
s’offrent autour du navire, croupe en l’air ; « Non, ce
n’est pas l’indigeste Jonas, se disent-elles, qui repasse avec un valet
de pique. »…
Anahita : … Le Pape ne bronche pas
; il est toujours figé comme une statue. Mais au quatre cent
vingt sixième jour il se retourne et dit : « Eh
bien ! vous faiblissez, Hercule ? »…
Dame Pépine : … Quand la route se
fait horizontalement selon les cartes, on
peut dire, oui, que Sa Très Sainte Virilité dresse un
pont entre le Levant et le Ponant. Bientôt, si Sa Bandaison
progresse encore, le soleil ne se couchera plus sur cette lance
très chrétienne ni donc sur toute la
chrétienté… (9)
(9) « On sait que la Terre est ronde
; quelle vanité alors de vouloir bander si loin et
droit ! » (Galilée)
Dame Effregonde : … Quand une
démangeaison taquine l’extrémité du Pape,
là-bas, Boniface-Hercule se porte volontaire pour aller le
grattouiller où ça le chatouille (10). La mission est
d’autant plus dangereuse que le funambule ne sait pas nager ;
aussi redouble-t-il de prières pour que le Saint-Père ne
mollisse pas durant l’opération. Quand il revient
plusieurs jours plus tard, épuisé par le long
aller-retour, par les bivouacs périlleux, par les acrobaties
à la poutre…, c’est toute la faune marine qui remonte pour
applaudir le courageux saltimbanque et son partenaire inflexible…
(10) « Encore ! Il est clair que Dagobert de La Butte aux Piles nous induit en erreur sur le sens de ces mots. J’y remédierai bientôt. » (Jules Romains)
Anahita : … En mer de Germanie,
des forbans effrayés s’enfuient en criant :
« C’est la Grosse Bertha ! attention ! elle va
tirer son coup. » Et que crois-tu qu’elle fait,
Germaine ? Elle le tire ! pan ! et puis deux autres
aussitôt, pan, pan ! et puis ça ne s’arrête
plus, pan, pan, pan…!
Dame Pépine : … L’autre jour,
à la tête d’une flotte de 137 dromons dans le
détroit de Byzance, l’empereur des Turkmènes a
été tenu en respect par le canon romain. En quelques
heures seulement, celui-ci lui a balancé 258 gâteries en
pleine poire ; il est vrai que le Grand Inquisiteur redoublait
d’ardeur à la chaudière. Après sa
déculottée l’envahisseur barbare a tenu à se faire
sodomiser par son Grand Kalmouk mongolien, ainsi que les vaincus
adoptent parfois les us de leurs vainqueurs. En imitant la technique
élaborée de nos duettistes le chef païen
espérait-il atteindre à la dimension mystique et à
la puissance de son rival ? et prendre là sa
revanche ? Le fat ! Ce ne fut qu’une grotesque parodie. Les
apologistes analyseront un jour cette victoire de la vraie religion sur
celle du Seldjoukide, car quelle belle preuve n’est-ce pas, s’il en
fallait une, du génie du christianisme (11) ?…
(11) « Le génie du
christianisme ! L’expression est heureuse et on me pardonnera de
l’avoir empruntée pour le titre de l’ouvrage que
j’écrivais auprès de vous l’an passé, Madame, et
auquel je mets actuellement la dernière main — la
première vous étant toujours réservée, vous
le savez. […] La bataille navale mentionnée dans Le Grand
Inquisiteur aurait constitué une matière excellente
à l’appui de la thèse que je défends dans mon
livre, mais malheureusement aucun chroniqueur de l’époque ne
s’en est fait l’écho et ses circonstances demeurent donc floues.
Je n’en ai pas trouvé trace non plus dans les archives ottomanes
que je suis venu consulter ici spécialement. Toutefois, dans la
meilleure société de Constantinople et dans les
ambassades, on pratique volontiers en trio ce qu’on appelle ici “la
tringle latine”, une technique amoureuse dont la
tradition se transmet depuis des siècles,
précisément depuis une bataille qui aurait eu lieu dans
le Bosphore et à laquelle deux hauts dignitaires de
l’Église romaine auraient participé. […] Mais une rumeur
ne saurait constituer une preuve historique et il faut bien admettre,
en fin de compte, que cette bataille existe seulement par la
description sommaire qu’on peut en lire dans le manuscrit de
Baderne-sur-Lauquet. Or certains détails donnés là
me paraissent suspects, en particulier les 258 décharges du
Saint-Père — car ce nombre est exagéré,
n’est-ce pas, surtout pour un vieillard qui était auparavant un
impuissant chronique ? Certes le soutien logistique arrière
du Grand Inquisiteur aura contribué pour beaucoup à la
performance papale, en admettant que celle-ci fût réelle
et en excluant tout miracle. Mgr de Talleyrand, qui copule comme un
lapin, admettait récemment ne pas pouvoir parvenir à une
telle fréquence même en ayant recours, lui aussi, à
divers procédés. Mais vous, Madame, qui connaissez si
bien les hommes, qu’en pensez-vous ? Vous me le direz bientôt,
dès que je rentrerai à Paris. Je passerai vous voir avec
un phénomène que j’ai rencontré ici et qui
maîtrise admirablement toutes les ressources de la fameuse
“tringle” ; il saura multiplier mes propres ardeurs par les
siennes afin que je vous serve mieux, et je ne doute pas, ma
chère, que vous n’en éprouviez du contentement. […] En
tout cas, même si l’événement naval de Byzance est
d’importance majeure, c’est le manque de précisions à son
sujet — et aussi mon souci de rigueur — qui m’interdit d’en
faire état dans la démonstration apologétique de
la vérité chrétienne que je publierai donc
prochainement. […] » (Chateaubriand, extraits d’une lettre à Mme de Custine, 1802)
Dame Effregonde : … Au nord de
l’île de Malte, la population s’est juchée au sommet des
falaises pour observer cette barre apparue hier au large et qui
continue d’apparaître, interminable… ; elle masque
déjà presque tout l’horizon. Craintives autant
qu’admiratives, les femmes se prosternent. « Est-ce un
mirage, se demandent-elles, une fantasmagorie ? ou alors est-ce
Dieu qui arrive comme dans nos rêves ? »
Courtoisie à l’égard des marins étrangers, les
hommes, eux, se livrent à des démonstrations de la
fameuse « brouette maltaise », une pratique
coutumière où ils se combinent en grappes
ingénieuses tout le long du littoral afin de guider les
navigateurs et en même temps les divertir. Quel peuple
hospitalier ! et comme on est loin ici des pirates côtiers
de Porspoder ou d’ailleurs ! Fin connaisseur, notre tandem
apprécie le spectacle et opine de concert. Toutes les trente
minutes, Boniface-Hercule lâche la voile, monte sur le
pédalo de misaine, ouvre le bouilleur, envoie la pression dans
la tubulure d’escopette… ; il arme alors la culasse à
vapeur du Saint-Père et fait tirer par celui-ci une rafale de
bénédictions pour rendre hommage aux artistes devant
lesquels ils passent. Salut !…
Anahita : … Dans la mer des
Sargasses la brume est si dense qu’on n’y voit goutte. Pour signaler la
présence du bateau et écarter tout danger de collision,
May II fait alors le quart et agite la paire du Pape (12) qu’il pelote pieusement : « Ding dong »
sonne-t-elle. Mais oui, elle est en bronze !…
(12) « Le Saint-Père n’offre en général qu’une seule de ses deux mules à baiser. Il s’agit donc là, vraisemblablement, d’une autre sainte paire. » (Alphonse Daudet)
Dame Pépine : … D’un vol
pressé, les mouettes — mais aussi quelques albatros singuliers
et autres grandes folles de Bassan — atteignent la
sacrée tige dont le bout-dehors disparaît joyeusement (13) dans le brouillard quand il en fait. Chaque jour le perchoir
saint-paternel continue de s’allonger — c’est
incroyable ! — mais il se tient toujours droit, sans
étais ni haubans, et cela malgré la charge croissante des
oiselles qui s’y posent. Hier il y avait 16824 mouettes dessus et
déjà aujourd’hui on en compte 145 en plus. Avec leur bec
elles tentent de graver des ex voto dans ce qu’elles croient
être du bois ; mais non, elles n’y parviennent car c’est encore
du bronze ! Ah ! quel pape solide nous avons
là !…
(13) « Le méhari dans la tourmente ! Au milieu de l’intermède du récitant et des trois femmes, cet indice habile — quoique un peu hermétique — prouve que l’auteur n’a pas perdu le fil de son intrigue. Cette promesse du retour des joyeuses chamelles rassure le lecteur. » (Bobby Lapointe)
Dame Effregonde : … Des bigornes
et berniques adhèrent à la formidable chose ; on ne sait
pas comment elles sont arrivées là. Ces coquillages
ressemblent à des chancres syphilitiques sur lesquels les
fientes des mouettes dégoulinent comme des onguents trop
liquides, beurk ! Ainsi, entre deux tornades qui le lavent et
malgré la noblesse de son maintien, le magnifique sceptre
ressemblerait plutôt à un faramineux bâton à
merdre (14) …
(14) « C’est toute la littérature française qui te remercie, Dagobert. Ce bâton à merdre que tu lui offres deviendra bientôt, par mes soins, un symbole de la dérision. » (Alfred Jarry)
Anahita : … Vers Marseille, une
myriade de petites sardines frétillantes et sympathiques
précèdent l’étrave. Quand la mer est d’huile,
elles jouent au dessous de la grand’verge comme des morpions
tranquilles ou comme des gamines dans un bassin ombragé par un
telum (15). N’est-ce
pas idyllique, Angélique ?…
(15) « Lire velum au lieu de
telum. » (Félix Gaffiot)
Dame Pépine : … Dans la
profondeur d’une fosse marine, une monstruosité
millénaire et aveugle se convulse ; un trou énorme se
creuse dans la masse de sa gélatine glauque. « C’est
lui ! voici venir le Maître » sait-elle en
devinant glisser l’ithyphalle priapique au dessus des abysses…
Dame Effregonde : … En mer
Baltique, c’est par bancs entiers que les morues font surface.
« Ah ! » s’émerveillent ces
professionnelles en observant les deux apôtres impassibles qui
jamais ne mollissent…
Anahita : … À Saint-Malo, les moules
de culture, donc alphabétisées, rêvent dans la baie
de céder à ces abbés si bien jambés, et
elles grand béent, Barnabé…(16)
(16) « Mais que vient donc faire
l’abbé de Saint-Malo dans cette farce
bouffonne ? » (Claude Lucas)
« Un simple hommage, amigo, un
simple hommage. Suerte ! » (Réponse du traducteur)
Dame Pépine : … Les
langoustes de Carantec, dans cent criques où elles se tiennent
et s’étriquent, se font belles et muent, émues de ces
triques qui se soutiennent sans cric…
Dame Effregonde : … Dans les
marais de Zélande, les perdrix cacabent et les grues craquettent
à la vue du pape errant et de son raide acolyte, tandis que sur
la grève d’Alexandrie les pélicanes jabotent et les
huppes pupulent, hourrah ! car quels cris leur prêter,
Timothée, sinon ceux que le dictionnaire autorise ?…
Le récitant : … Au large de la
Sicile, les deux compères résistent aux vêpres des
sirènes perverses. Dans les fjords de Norvège, la reine
des rennes, éperdue, brame à leur passage tandis que les
mâles, admiratifs et jaloux, s’inclinent, bas le glaive. Au loin,
voici la claire Espagne et ses vachettes excitées qui meuglent,
indifférentes aux taureaux qui, vexés, au toril se
rebiffent. À l’île aux Coudres, au bas du fleuve, mille
oies amoureuses cacardent ; puis elles escortent les
entrecroisés le long de terres inconnues, là où
des femelles d’espèces inconnues poussent, en les apercevant,
des cris inconnus aussi. Dans un continent austral, des lamas en rut,
en hommage à la Virilité qui passe, interrompent leur
coït puis en braient. Les ourses du Septentrion grognent, dont la
chaleur soudaine fait fondre la banquise. Sur les plages d’Afrique se
pressent les lionnes rugissantes, pour voir, et les panthères
feulent. De Malabar à Bakalbar (17) , les tigresses
— pourtant bonnes nageuses — se jettent à la mer et se
noient ; elles sont devenues folles. Fiévreuses, les louves
allemandes sortent de leurs forêts et gagnent aussi les
côtes ; elles hurlent à l’amour… Car ce sont toutes les
coquines de l’Arche, dispersées, qui croient reconnaître
la bitte au vieux Noé, poil au nez… Et bientôt, voici la
Terre Promise où déjà vers le quai affluent
spontanément les chamelles enthousiastes et averties par leur
instinct.
(17) « Mais comment donc, à cette époque, l’auteur pouvait-il savoir qu’il n’y a pas de tigres à Zanzibar ? » (Élisée Reclus) |
Le Grand Inquisiteur, perplexe : Les
chamelles affluent spontanément ?
Le comte de La Butte aux Piles : C’est parce
qu’elles sont naturellement spontanées, Monseigneur, aussi
primesautières que l’innocence elle-même. Une femme du
monde aime s’attarder à des préludes sentimentaux et
se prête volontiers aux jeux raffinés des gentilshommes
dont le bel esprit prolonge l’attente et accroît le désir.
Rien de tel avec la chamelle, Grand Mamamouchichi (18), vous verrez ;
l’approche est différente, plus prompte, sans transition
sybarite entre les mamamous et les mouchichis, mais cependant non
dépourvue de complexité. Car l’offrande, superbe et
animale, prime ici sur la séduction et s’accomplit tout en
poésie dans de subtiles émanations qui…
(18) « Trop de chichi ! Voilà un mot trop long, qui ne sonne pas bien à l’oreille et que l’on pourrait aisément raccourcir sans nuire à son authenticité ethnologique. » (Molière)
Le Grand Inquisiteur, fataliste : Fi des
émanations ! La récompense du bouquet final de leurs
rires vaut bien que l’on franchisse une barrière d’exhalaisons
fétides et une fumée de moucherons. (Un idée
l’illumine soudain :) Mais j’y pense, Comte, la turlute, oui,
bien sûr, où avais-je la tête… Comte, s’il vous
plaît, racontez-moi la turlute.
Le comte de La Butte aux Piles : S’abstenir,
Monseigneur, sinon Abélard devenir ! Naturellement, la
suavité d’une fellation sans fin par une ruminante au sourire
cajoleur vous tentera. Une éternelle caresse roulée,
pensez-vous ? une constante et douce malaxation ? Que
nenni ! car les incisives de ces créatures sont redoutables
et leurs lèvres meurtrières, sachez-le. Nombre de
croisés qui tentèrent cette expérience n’en
revinrent pas entiers, le cigare instantanément brouté
sans même que les chamelles, dont l’intelligence est plutôt
sommaire, le sussent.
Le Grand Inquisiteur, inquiet : Tout
à l’heure vous nous avez décrit les chamelles comme des
êtres doués de raison, les auxiliaires de nos
généreux croisés, leur repos ; et aussi comme
de grandes chrétiennes qui savent si bien chanter les louanges
de Dieu. Non vraiment, je ne les crois pas capables du crime contre
nature dont vous parlez, fût-il inconscient.
Le comte de La Butte aux Piles, à Anahita : Anahita, vous qui savez, aidez-moi à convaincre le Grand
Inquisiteur que ces amantes prises à contre-poil constituent un
véritable fléau pour l’Église et pour
l’intégrité de ses membres. (Il prend un air grave
et solennel.) Ô dévouée fille de Loth, vous qui fîtes la joie ultime de votre vieux père, vous l’honneur de sa tige, vous mère du pays de Moab et source d’une race, l’Histoire encore vous donne rendez-vous avec un patriarche Mais cette
fois-ci votre rôle sera d’ampleur œcuménique ! Oui,
ma Lolotte, votre témoignage peut sauver la bitte d’un pape —
rien que cela ! — d’une funeste pipe. Parlez, Anahita, c’est toute
la chrétienté qui vous écoute et la
postérité qui vous attend.
Anahita, hésitant entre un devoir ainsi
désigné et le refus de cafarder ses anciennes camarades : Zé crois dur… euh !…
Le comte de La Butte aux Piles, qui lui arrache les
mots avec autorité : … comme en fer…
Anahita : … que la machelle elle mâche la
queue…
Le comte de La Butte aux Piles : … ferme enco-…
Anahita : … re du croisé. (19) (20)
(19) « Dagobert de La Butte aux Piles est notre maître à tous. » (Raymond Queneau)
(20)
[ zé / croi / du / re / co / men / fer / que / la / mach(e) / el /…
.../ el / mach(e) / la / que / fer / men / co / re / du / croi / zé ]
« La symétrie
phonétique de ce dialogue, servie avec bonheur par le zozotement
initial d’Anahita puis par un lapsus opportun, ne constitue pas
seulement un brillant jeu de mots palindromique. La rigueur
mathématique de cet exercice oulipien s’oppose à la
confusion morale dans laquelle s’enlisent les croisés, leur
désordre étant dénoncé ici par l’ordre
même du vocabulaire qui le décrit. Le manichéisme
cathare n’est pas loin de cette bi-polarisation et nous ne doutons pas
que Dagobert de La Butte aux Piles ne soit en fait un écrivain
moraliste. Dans la mise en garde d’Anahita et du Comte contre les
dangers de la fellation « camélienne »,
dans l’agencement des syllabes et la précision de leur
mécanique, plaisons-nous donc à voir une harmonieuse
géométrie, celle d’une image fractale engendrée
par le chaos ou quelque forme cristalline émergeant d’un magma ;
comme la vertu naissant du vice. » (Max Bouchaballe, Néguentropie
et morale, article paru dans La Revue de Cybernétique,
juillet 2016)
Le Grand Inquisiteur, effrayé : Allô ! Croisade Touring Service ? Vous êtes toujours là, Mademoiselle ? Veuillez noter que le Pape et moi nous ne prenons pas l’option camel pipe, merci. (Revenant à son bon sens missionnaire :) S’il vous plaît, prévoyez des tapis rouges à notre arrivée, des fleurs pour agrémenter le derrière des chamelles, un tabouret pour y monter, et aussi, au cas où ça marcherait pour le Pape, quelques fourgons à bestiaux pour le retour. Cent jours d’indulgence à vous, Mademoiselle, c’est offert, pour le service, gardez la monnaie. Non, ne me remerciez pas tout de suite, mais vous m’accorderez plus tard, quand nous nous rencontrerons, une petite journée de votre propre indulgence, n’est-ce pas ?
Le bourreau : Tout va comme vous le désirez, Boniface ?
Le Grand Inquisiteur, survolté : Poil à la face, face ou pile, pile au but, Butte aux Piles, pile-poil, poil de chamelle, c.q.f.d. Annibal H. de Hacheballe, je vous délègue tous mes pouvoirs en mon absence. Mais, bourreau zélé, allez-y molo sur la hache et le hachoir, s’il vous plaît, pas plus de dix exécutions ou castrations par jour ; laissez moi un peu de spectacle pour mon retour. (Au Comte :) Comte, vous me donnerez une carte précise du désert pour les pistes, votre gourde en peau de bouc, ainsi que les adresses de bons nomades proposant le « chamelles and breakfast ». (Il crie,) Youaouououhhh ! (s’étonne,) Quoi ! ça y est ? nous sommes déjà arrivés ? où sont-elles, les chéries ? (puis il reprend son calme et s’adresse à Anahita :) Mais vous, douce Annabite, faisiez-vous rire aussi vos chameaux en de mâles et parallèles chœurs ?
Anahita : Non, Marabout Précoce, la fonction d’une briqueuse n’est pas celle-là.
Le Grand Inquisiteur : Quoi ! vous ne soulagiez
pas la chamellerie souffrante ?
Anahita : Ce serait plutôt le contraire,
Puissant Camélidé.
Le Grand Inquisiteur : Le contraire ? Vous me
faites peur. Dites bien tout, mon enfant, c’est en confession que je
vous entends ; ensemble, nous conviendrons ensuite de votre
pénitence.
Anahita (Elle mime.) : Chlakkk,
beuhhhhh ! Chaque matin, alors que le chameau a déjà
bu jusqu’à n’avoir plus soif, sa tête est maintenue dans
l’abreuvoir ou dans l’oued, c’est selon la saison. On lui claque alors
les testicules entre deux briques : chlakkk ! Penses-tu,
Clotaire, que l’austère animal blatère ?
Nenni ! car sous l’effet de la douleur et de la surprise
réunies il ne peut expirer son cri. Alors que fait-il ? Il
l’inspire (le cri) forcément : beuhhhhh ! et en même
temps il aspire de l’eau avec. Ce supplément ingurgité
lui permet ensuite d’effectuer des trajets plus longs dans le
désert. C’est simple comme bonjour.
Le comte de La Butte aux Piles, lyrique : À l’aube, quand vers l’Orient s’éclaire l’horizon natal
d’Anahita, la belle se réveille toute encore baignée des
senteurs exotiques que les voiles de son lit retiennent. Suave et
lascive, savante, elle sait honorer son amant d’une nuit par un bonjour
moins rude que celui dont elle gratifiait jadis ses troupeaux. Alors
que s’estompe son rêve de chameaux et de briques, ses mains
expertes ont appris à nous flatter les choses comme nous aimons
qu’on nous les flatte et sans jamais plus qu’elle ne songe à nous
les briser par derrière, la mâtine.
Le Grand Inquisiteur : Sachez, très serviable Annabite, que pour mon petit déjeuner j’aime un grand café-crème au lit. Mais quand je serai auprès de vous une petite tasse suffira, chérie, car je ne voudrais pas que l’on m’y noie le minois…
Le bourreau : Ni moi.
Le Grand Inquisiteur : … Y tremperez-vous quand même un croissant de votre lune, gente brune ? Ce sera là votre pénitence. Dieu vous pardonne, innocente créature, quand bien même auriez-vous broyé autrefois, par erreur bien sûr, les burnes d’un croisé égarées parmi celles de vos chameaux.
Le comte de La Butte aux Piles : Voilà,
Grand Inquisiteur, le fruit de mon effort pour hisser la fille du
Bédouin au hit-parade des symboles de notre monde occidental…
Tout le prétoire, chantant : « La fille du Bédouin s’taquinait dans un coin avec
une xxx ; et moi, dans l’autre coin, en voyant son babouin je
xxx comme un âne. » (21)
(21) Repris et développé par Nicolas Restif de La Bretonne en 1801 (Note du traducteur)
Le comte de La Butte aux Piles : … et pour l’adapter aux valeurs très chrétiennes que le fier étendard de Votre Éminence défend (22). Anahita et moi-même nous méritons votre sollicitude et vos encouragements ; car il s’agit là de la conversion d’une infidèle autant que de la reconversion d’une briqueuse, même si je reconnais qu’une telle réussite fut facilitée du fait que cette élève douée tâtât déjà un peu de la partie.
(22)
« Quand
je serai grand, je serai le fils du Bédouin. » (Félix Dupanloup, à quatre ans)
« Quand je serai grand, je me marierai avec la fille du
Bédouin. » (Félix Dupanloup,
à cinq ans)
« Si tu ne manges pas ta soupe, tu ne te marieras jamais
avec la fille du Bédouin. » (Mme Dupanloup, à son fils
Félix âgé de six ans)
« Si tu ne manges pas ta soupe, tu ne banderas jamais comme
un âne. » (M. Dupanloup, à son fils Félix
âgé de dix ans)
« Quoi ? On m’aurait menti ? La fille du
Bédouin n’existe pas ? Je ne désire aucune autre
femme dans ma vie, j’entre au séminaire. » (Félix Dupanloup, à dix-huit ans)
« […] Depuis que certaines pages du Grand Inquisiteur ont filtré de la bibliothèque municipale de
Baderne-sur-Lauquet au début de ce siècle, on a
observé une augmentation très nette des vocations
religieuses dans notre pays. On sait aujourd’hui que ce
bénéfice est attribuable à Anahita, la fille du
Bédouin. Voilà une corrélation curieuse mais qui
s’explique facilement. L’image de la moukère orientale que le
comte de La Butte aux Piles avait hissée au hit-parade des
symboles de notre civilisation, cette image-là, dis-je, toute
faite de mystère et de désirs exotiques confus, a rendu
fous amoureux nombre d’adolescents qui se sont jetés ensuite par
dépit dans les bras grand ouverts et maternels de
l’Église, hé, hé ! Il m’apparaît
opportun, pour accroître encore cette heureuse multiplication,
que dans nos écoles chrétiennes la meilleure place soit
accordée à ce mythe recruteur ; aussi je propose que
l’image de la fille du Bédouin soit placardée dans tous
les dortoirs de nos garçons et, logiquement, jusque dans leurs
latrines, poil aux narines. […] » (Mgr Dupanloup,
homélie d’intronisation à l’épiscopat, 1849)
« […] Depuis que certaines pages du Grand Inquisiteur ont filtré de la bibliothèque municipale de
Baderne-sur-Lauquet, au début de ce siècle, il serait de
mauvaise foi de nier le rôle capital joué par la fille du
Bédouin dans le développement culturel et dans
l’expansion coloniale de notre pays. L’image de la moukère
orientale que le comte de La Butte aux Piles avait hissée au
hit-parade des symboles de notre civilisation — et qu’il importe
de valoriser dès l’école primaire, je le
répète —, cette image-là, dis-je, toute faite de
mystère et de désirs exotiques confus, se faufile dans
notre littérature friponne, enjolive les plus coquins de nos
livres d’heures, inspire nos gaillards chansonniers, excite la verve de
nos carabins… Dans les alcôves du Levant elle conforte la
position de nos courtiers, affermit les avancées de nos
généraux, durcit les arguments de nos diplomates ;
elle sourit à nos missionnaires en écartant d’eux les
névroses obsessionnelles qui les consument, motive les
recherches de nos explorateurs ; et aussi, en l’absence de ma
sœur, elle revigore le poignet de nos bons zouaves comme elle exerce
déjà celui des potaches épris. Car c’est
toute la grandeur de la France que la fille du Bédouin continue
ainsi de promouvoir en activant et transportant l’énergie de ses
élites. Cette pionnière de l’émancipation
féminine avait tout compris de son rôle. Puisse-t-elle
— ô ma muse ! — m’aider à mon tour dans le
travail de pédagogie que je vais entreprendre bientôt pour
définir l’éducation à donner aux jeunes pucelles
que la pelle appâte, poil aux tartes, pour préciser les
études convenant aux bourgeoises que le pal épate, cette
fois-ci poil aux pattes, et enfin pour établir les bases d’une
culture à l’intention des fermières qui se grattent la
baratte, poil à la chaglatte ; en un mot pour que je puisse
tendre à toutes les femmes de caractère ma future
célèbre perche, poil au derche. […] » (Mgr Dupanloup, discours de
réception à l’Académie Française, 1854)
« La fille du Bédouin aura été, je
l’avoue, la compagne éthérée de toutes mes nuits.
Ma dernière volonté : coucher enfin auprès
d’elle, serait-ce dans les pages d’un bréviaire estudiantin,
youaououhhh ! Je souhaite aussi que l’on place son image dans mon
cercueil, à mes côtés, afin qu’elle m’y fasse
encore ressembler à un âne, ou plutôt à un
chevreuil désormais, pour rimer avec mon cercueil. Oui,
gaillards poètes, louez alors mes efforts en arc de cercle pour
essayer d’en soulever le couvercle, et chantez ainsi l’éternelle
robustesse en boîte, poil à la fesse droite, d’un fier
apôtre, poil à l’autre, à jamais tendu, poil au…
» (Mgr Dupanloup, ses
dernières paroles, 1878)
Le Grand Inquisiteur : Le briquage des
chameaux, quoique rustique, est néanmoins un
procédé ingénieux ; il fallait y penser.
N’est-il pas étonnant qu’on puisse trouver de si merveilleuses
traces de civilisation en dehors de la chrétienté ?
Le comte de La Butte aux Piles : Certes, le briquage après la brouette maltaise, la morsure
moabite, la Sulfamide (Il chantonne :) et le
rire des cha-a-melles comblées, tsoin-tsoin, cela fait
beaucoup ; assez en tout cas pour que nous reconnaissions les
facultés réelles des peuples qui ont apporté tout
cela à l’humanité.
Le bourreau : Vous avez assisté, messire
le croisé, à l’étonnant spectacle du briquage des
chameaux par cette professionnelle expérimentée. Il me
vient à l’esprit qu’Anahita et vous-même pourriez
instruire notre Grande Inquisition de ce procédé
efficace ; il s’ajouterait à la liste de ceux
déjà utilisés pour punir les
hérétiques, les inciter au repentir ou amorcer rapidement
avec eux quelque franche causerie.
Le Grand Inquisiteur : Oui, oui… Et puis le
spectacle est nouveau, Anahita ne manque pas de geste ni son geste
d’ampleur ; la foule appréciera.
Le comte de La Butte aux Piles,
déférent : Chlakkk ! Finement pensé,
My Lord.
Le Grand Inquisiteur : Le brevet m’intéresse,
Bill aux Putes.
Le comte de La Butte aux Piles : My name is Butte
aux Piles, Number One, it is not Bill aux Putes.
Le Grand Inquisiteur, tendant l’oreille : Bill au pub ? Ha, ha ! Voilà qui me rappelle la phrase
célèbre de Macbeth dans sa baignoire : « Bill,
bring me a bottle of beer ! » (23)
Le comte de La Butte aux Piles, exaspéré : Holà ! À qui est ce Bill, dites-vous ?
aux putes ? à celle qui… qui l’a niqué ?
Oh ! quels mots ! Oyez pas ça, jamais ! Moi La Butte
aux Piles, de La Butte aux Piles, et encore de La Butte aux Piles, et
toujours de La Butte aux Piles ! (24) (25)
(23) « C’est symboliquement, bien
sûr, que Macbeth cherchait dans sa baignoire à se laver de
la tache de son crime. Prendre au premier degré la citation du
Grand Inquisiteur et croire que l’Écossais ait vraiment
tenté de se décaper la couenne et le mental à la
bière, ce serait absurde. Car qu’aurait pu déterger toute
la mousse du monde sur une peau aussi marquée ?
Réponds, Mac ! Ou que dire face à l’océan de
cervoise qu’il lui eût fallu pour noyer son remords ?
Réponds encore, Mac !†…
D’ailleurs le valet de Macbeth ne s’appelait pas Bill et n’allait pas
au pub. La citation est donc fictive. Joliment amenée par un
enchaînement de plaisants jeux de mots, elle n’est qu’une
digression de Dagobert de La Butte aux Piles pour exprimer
l’état dépressif et le relâchement cataleptique du
roi maudit. Certes tout cela n’a aucun rapport avec le sujet du Grand
Inquisiteur, mais qu’importe ! « Bill, bring me a
bottle of beer ! » L’onomatopée anglaise étant
intraduisible, un autre froggy qui en comprendra la
sonorité aquatique viendra sûrement la paraphraser un jour †† ; et moi-même,
c’est promis, je transcrirai bientôt dans un Macbeth cette formule déjà shakespearienne. Merci,
Dagobert. Oui, fais attention à ta culotte… » (Shakespeare)
† « Que
dalle ! Que d’ale ! » (Mac-Mahon dans une singulière ébauche de son fameux
« Que d’eau ! Que d’eau ! »)
†† |
« Quand
ballot Bill a ouï la bulle au bain qui rit
Et apporte un flacon où fermente l’esprit,
Ô bock, l’or qui écume sur ta bouche expire
Aux lèvres de Macbeth, un hommage à Shakespeare. »
Stéphane
Mallarmé |
(24) « Hummmm ! » (Danton)
(25) « Oyez pas au lieu de N’oyez
pas ! Pendant des siècles les grammairiens se sont
étonnés d’une telle faute dans un texte aussi
soigné. Concernée au premier chef, Hillary
Clinton, l’épouse du président des
États-Unis, qui s’était immédiatement rendue
à Baderne-sur-Lauquet après qu’on l’eut informée
d’une coïncidence stupéfiante trouvée là-bas
dans un très vieux manuscrit français, a
écarté d’emblée l’hypothèse d’une
négligence de l’auteur. Intuitive, elle a deviné que
l’absence du N’ dans cette réplique était une omission obligée et
elle y a vu l’indice d’un jeu de mots caché. Avec indulgence
pour son mari — car donc sans haine ni apostrophe — cette femme au
quotient intellectuel élevé a su y déceler ensuite une anagramme de phonèmes puis décrypter
le délire rigoureux du Comte : « Pas
encore au lit mais pull ôté, Monica polit
déjà de sa douce lippe la bite qui luit du beau pote
Bill. Elle y boit vite l’élu qu’elle pelote haut mais qui se
déculotte toujours bas. Ha, ha, ha, ha ! » Après
la réalisation exacte de cette prophétie, Nostradamus
fait désormais pâle figure à côté de
Dagobert de La Butte aux Piles. » (Madame
Irma)
Le Grand Inquisiteur : Butte à tout ce que vous voulez, mais arrêtez de changer votre nom toutes les cinq minutes ! (Le Grand Inquisiteur se retourne maintenant vers Anahita.) Alors, comme ça, vous ne moabitez plus chez vos parents, belle Bédouine ? Vous me direz plus tard s’il est vrai que, dans vos contrées brûlantes, les dromadaires ont la peau du dos tellement sèche et tendue que la bienséance leur interdit de fermer les paupières. Saint Augustin, qui a monté ces étranges bestiaux en Afrique et qui ne saurait être suspect d’exagération, rapporte qu’il est impossible d’allumer une cigarette derrière un dromadaire ébloui par le soleil ; à dix mètres la flamme du briquet n’y résiste pas et on en prend plein la gueule. L’auguste mystique ajoute que des vents imprévisibles prolongent le passage des caravanes dans les dunes, loin derrière et longtemps après, en faisant frémir les sables comme sous la queue d’un sirocco ou sous l’exaltation d’un cyclone de pets célestes continûment soufflés par Dieu lui-même.
Anahita, nostalgique et bouleversée : Quelle lyre, Collyre, agite donc mes sens au point de faire couler mes larmes ? Ah ! nobles gens de France, au rappel des fracas qui bercèrent mon enfance comprenez qu’à l’unisson de mes vieux compagnons du désert tout mon être se tende et que mon œil, à moi aussi, chavire…
Dame Pépine, à la cantonade : Aïe ! ce mimétisme avec les dromadaires n’augure rien de bon. Je crains le pire et appréhende que le naufrage oculaire d’Anahita ne soit le présage d’une bourrasque semblable à celle décrite par saint Augustin.
Anahita, grave et romantique à l’extrême : … Du fond de ma mémoire où ils s’éveillent et grondent, souffrez alors que je ne puisse retenir les spasmes orageux de mes chers souvenirs. (Elle ferme les yeux et s’abandonne.)
Le comte de La Butte aux Piles, au garde-à-vous : La canonnade de Saint-Jean-d’Acre ! J’y étais, j’y suis, croisé toujours prêt !
Dame Effregonde : Anahita, digne fille de Josué, perlouze de l’Orient, butin de l’Occident ! De nos stratèges et de nos capitaines, qu’elle soit désormais l’égérie !
Dame Pépine, canadienne alpine : Et j’ai ri aussi ; car, selon moi, cette désopilante tornade c’est vraiment le fœhn.
Le Grand Inquisiteur, mettant un terme à toutes ces turlupinades : Tu vas bien Fabien, mais tu t’égares Edgar. Cessons la pasquinade, je vous prie, et revenons à nos moutons (27). Comte, veuillez vous justifier de l’immigration clandestine d’Annabite.
(27) « Des moutons parmi les dromadaires et les chameaux ! En retrouvant le fil de son intrigue l’auteur s’est sans doute trompé de laine mais cette expression est plaisante, elle mérite d’être reprise. » † (Rabelais)
† « Ce n’est pas seulement cette expression du Grand Inquisiteur — fût-elle plaisante — qui devrait être reprise avec une autre laine, mais c’est bien tout le souffle de ce texte fétide qu’il faudrait repriser avec une autre haleine. » (Paul Guth)
Le comte de La Butte aux Piles : Pour payer une dette ancienne envers le susnommé Proctolus, il m’avait paru séant de lui rapporter un cadeau de Terre-Sainte. Ce Proctolus-là a beaucoup voyagé jadis en quête du savoir humaniste et des sciences occultes dont il tire sa célébrité d’aujourd’hui. Or un tel esprit n’a pas vérifié la rotondité de la Terre sans qu’il ne lui en soit resté, pour toujours, culture et fascination. Ainsi, côte à côte sur une table de sa bibliothèque, le savant homme a placé deux hémisphères sur lesquels il a dessiné les cartes du monde connu. Si la paume de sa main aime à caresser les demi-globes qu’il a sillonnés autrefois, c’est d’un doigt fébrile qu’il y retrace des itinéraires nouveaux. Ah ! le doigt de Proctolus ! Sur la table, il reconnaît d’abord le grand huit formé par les deux équateurs tangents. Délaissant le Nord, il choisit ensuite de parcourir la coupole australe seulement, effleurant à son tropique un mont où l’on dit que Vénus habite et s’attardant là aux bords de gouffres et pitons qu’étoffent des toisons végétales impénétrées. Aux latitudes où la pente du dôme s’adoucit, il désigne des plaines où s’épandent les crues de fleuves paradisiaques. Enfin, comme pour atteindre le fondement du monde — situé en haut sur le demi-globe retourné sur la table —, il monte le long d’un méridien jusqu’à l’ultime cercle où, découvrant quelque tendre relief, le voici qui plonge et se plante, soudain ivre, incorrigible, là, dans le pôle Sud ! (28)
(28) « Maman vient de me lire Le Grand Inquisiteur. C’est décidé : quand je serai grand, moi aussi je me planterai au pôle Sud. » (Robert Scott à six ans) ††
« Quand j’étais enfant, ma mère venait souvent auprès de mon lit, le soir, me faire un peu de lecture avant que je m’endorme. Une fois, elle vint avec Le Grand Inquisiteur, un cahier laissé chez nous par un ami de passage qui sillonnait l’Europe en quête de pensées rares. Ce texte était la copie d’un manuscrit curieusement inédit et conservé à la bibliothèque municipale d’un petit village de France, Baderne-sur-Lauquet, un village qui fut longtemps une sorte de Mecque pour les intellectuels de ce pays. Chaque soir ensuite, je priais ma mère de me lire et de me relire quelques lignes de cette bible, toujours les mêmes, qui m’avaient fasciné et où la poésie de mondes inconnus éveillait en moi, à chaque lecture davantage, ma vocation d’explorateur. Ainsi, grâce à la vision volumique et sensuelle du docteur Proctolus, si rondement restituée par Dagobert de La Butte aux Piles, je me libérais, moi, du stade anal…† des petits géographes de mon âge et j’anticipais déjà sur ma conquête future et sur l’ivresse du pôle Sud. » (Roald Amundsen, extrait d’une lettre — en français — adressée au commandant Charcot en 1912 et conservée à l’Institut Français de Recherche et Technologie Polaires) ††
† Mal écrite, la fin de ce mot est illisible dans la lettre d’Amundsen. Il faut certainement lire « analemmatique ». (Note du traducteur).
†† « Amundsen et Scott ! Les propos de ces deux pingouins suffisent pour valider ma thèse. » (Sigmund Freud, extrait de Influence de la lecture du Grand Inquisiteur sur la confusion ano-polaire de l’enfant et sur l’apparition de déviances exploratoires post-pubertaires, conférence présentée au 1er Congrès scandinave de Psychiatrie analytique, Tromsœ, 1916)
Le Grand Inquisiteur : Vous avez dit le…, le pôle…, le pôle Sud ? Oh ! La Terre est une création de Dieu, profaner son image est un blasphème. Je savais déjà la menace que les micmacs de Proctolus présentaient pour la morale chrétienne mais j’ignorais qu’il les pratiquât au sud jusqu’à ce point ! Je jugerai cet hérésiarque tout à l’heure. Les foudres de l’Inquisition s’abattront enfin sur lui, celles que mes crétins de prédécesseurs avaient contenues lors de ses comparutions antérieures. Mais revenons à notre sujet, Comte, au remboursement de votre dette envers ce diable…
Le comte de La Butte aux Piles : Oui… Proctolus, qui est né à Constantine, a gardé la nostalgie des pays méditerranéens. Ma négociation d’Anahita, pour lui, dans une oasis où son père cherchait à la vendre à des caravaniers de passage, dura des semaines. Âpre au gain, le madré Levantin me céda finalement sa fille (29) en échange d’une chamelle particulièrement riante que j’affectionnais mais qu’il m’était impossible de ramener en France. Quelques mois après notre retour, dès que j’eus achevé l’éducation de la belle, je l’offris au docte Alanus Lucianus Proctolus en paiement de quelques soins anciens. Celui-ci exerce le métier d’Hippocrate en focalisant son art sur les seules parties du corps où l’attirent ses bizarres obsessions géographiques ; issue d’une lignée de cheikhs moabites et sulfamides, Anahita constituait une monnaie tout indiquée pour regarnir les bourses d’un tel créancier qui, jamais, n’aurait pu rêver d’une assistante au pedigree plus opportun ! (30)
(29) « La chatte hamite de la chattemite… » (Pierre Dac)
(30) « À ce stade [de la pièce] on ignorait qu’Alanus Lucianus Proctolus versait dans la médecine. On admire l’aisance avec laquelle l’auteur en avise le lecteur tout en renouant l’intrigue. Mais on retiendra surtout qu’une belle Orientale aurait inspiré, huit siècles avant Fleming, ce qui nous apparaît aujourd’hui comme la première croisade contre les gonocoques. Les saillies drolatiques de Dagobert de La Butte aux Piles, que la muse thérapeute débarrasse de tout miasme, coulent limpides comme une blennorragie poétique. Voilà qui aurait pu être scabreux, mais non ! car de ces plaisanteries n’émanent que bon goût, distinction, force… Trop de spécialistes parmi ceux qui ont inventé la prophylaxie n’ont pas osé glisser de telles fantaisies dans leurs écrits ; ils y sont malheureusement restés d’humeur triste ou la verve plutôt sèche. » (Dr André Soubiran dans Le Quotidien du médecin, juin 1952)
Le Grand Inquisiteur : Que le sieur Proctolus se présente donc à moi.
(Un homme très distingué s’avance, doigt levé ; il est élégamment vêtu d’une toge doctorale ; tout en lui respire la science et le savoir.) |
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