Le Grand Inquisiteur : Nom et prénom, qualité ?
Dame Pépine : De La Butte aux Piles, Pépine, probablement veuve du comte Ulysse-Eusèbe, seigneur de Putangeois de Saint-Denis, tué en croisade ou ailleurs, on ne sait pas… En fait, peut-être n’est-il pas mort ? (Un sanglot la secoue.)
Le Grand Inquisiteur : La pauvre femme !
Dame Pépine : À dire vrai, Monseigneur, j’ai peu connu mon époux. Lorsque nous nous sommes rencontrés j’avais seize ans à peine ; c’était à Paris où j’arrivais de Baderne-sur-Lauquet, ignorante encore des choses de la vie. Quelque parent, qui devait m’attendre à l’arrivée de la diligence, n’était pas là. Un jeune homme fort bien mis, rencontré comme par hasard, ému de mon désarroi, me proposa immédiatement un hébergement gratuit dans une maison sur laquelle il avait la haute main et où il éduquait des jeunes filles pauvres en vue d’en faire des dames. Quelle chance pour la provinciale que j’étais ! La maison que dirigeait le comte Ulysse-Eusèbe de La Butte aux Piles — car en plus il était comte ! — était sise à Putangeois, un village de la plaine Saint-Denis, le fief dont il était le seigneur. Entre lui et moi ce fut le coup de foudre. Nous nous mariâmes le lendemain de notre rencontre. Mais le soir même de notre noce, ivre dans une taverne, cet imbécile se laissa enrôler par un rabatteur qui draguait des soûlards pour les envoyer en croisade. J’ignorais encore que j’étais enceinte et que je ne devais plus jamais revoir mon époux d’un seul jour. Pépine la Brève, qu’on m’appelle depuis… Cela fait presque quarante ans et si je revoyais mon Ulysse, je ne le reconnaîtrais même pas !
Le Grand Inquisiteur : Quelle triste histoire ! et bizarre aussi ! car comment expliquer qu’un noble de tel rang, enrôlé de force ou par erreur, n’ait pas fait valoir son titre pour être reconnu de ses pairs ?
Dame Pépine : Aussitôt après son départ, et bien que je ne fusse encore qu’une galopine, j’entrepris de faire fructifier le commerce de mon époux. Je dois avouer, Monseigneur, qu’avec l’aide de quelques barbeaux compétents j’étendis l’entreprise aux trottoirs propices de certains quartiers de Paris. Mon négoce devint célèbre et d’un excellent rapport. Aucun homme d’affaires de passage dans la capitale à qui l’on n’eût vanté auparavant le savoir-faire, la haute morale de mes filles et leur éducation assurée par une authentique comtesse. Moi-même d’ailleurs je n’hésitais pas à me mettre personnellement à la besogne. Mon Ulysse-Eusèbe ayant été une fine épée, mes prestations incluaient l’enseignement de ses bottes, celles-là que j’avais rapidement assimilées durant notre unique nuit d’amour. En tenancière soucieuse de comprendre et d’améliorer le travail de ses pensionnaires, je transmettais également mon savoir à celles-ci. Mais ne voyez aucun mal à tout cela, Monseigneur, mon époux serait fier de moi, car je n’eus jamais à l’esprit que la prolongation de sa mémoire, le renom de sa maison et aussi un désir sincère de soulager l’humanité souffrante. Voilà pourquoi je me suis faite…
Le Grand Inquisiteur : À vous savoir si consciencieuse, chère Madame, je ne doute pas que votre érudition ne soit demeurée intacte. Si vous le voulez bien, dame Pépine, nous en reparlerons plus tard, en tête-à-tête ; car en quelque sorte, belle amie, ne suis-je pas moi aussi un homme d’affaires ?
Dame Pépine : Quand mon fils fut devenu un homme, il épousa Effregonde, la vingt-sixième fille du vicomte Godemich de Branlebas de l’Aisne, un industriel belge qui exploitait ses brevets d’invention (1) et qui fournissait mes établissements — mais aussi toute l’organisation des croisades (2) — en divers matériels… J’abandonnai alors à Télémaque-Ulysse les rênes du monde lucratif que j’avais développé…
(1) « Cet ingénieux Godemich eût été un lauréat prédestiné de mon concours. » (Lépine)
(2) « L’Église a reconnu tardivement l’énergie inventive qu’avait déployée le vicomte Godemich de Branlebas de l’Aisne pour éviter que les épouses des croisés ne sombrassent, en l’absence de leurs époux, dans la concupiscence et l’adultère. Le généreux vicomte avait beaucoup œuvré pour qu’elles ne demeurassent pas les bras croisés à se morfondre ou, pire, à se les décroiser (les bras) en des étreintes coupables dont aurait pâti la bravoure ou la mémoire de leurs héros très chrétiens. Godemich de Branlebas de l’Aisne fut canonisé en 1758, cinq cents ans exactement après sa fille Effregonde dont les vertus exemplaires ont été décrites par Dagobert de La Butte aux Piles dans Le Grand Inquisiteur. Le nom de saint Godemich fut alors donné à une institution religieuse qui existe encore aujourd’hui et dont le but est d’aider les femmes seules à découvrir dans une chasteté exaltée l’instrument de leur espérance et à trouver là force de vie. » (Père H.D.. Lacordaire, Dictionnaire des Saints, 1851)
Le Grand Inquisiteur : Godemich est un diminutif de Godefroy-Michel, je suppose. Mais un doute me vient pour Télémaque… Ce prénom figure-t-il au registre des saints chrétiens ?
Le comte de La Butte aux Piles : La proposition « Tel père tel fils » est bien connue et admise, Monseigneur ; et aussi « Tel Ulysse Télémaque ». En superposant ces deux principes, on conclut que si le père est Ulysse le fils est mac, forcément. Ma pauvre mère recherchant en moi l’image de son époux absent, elle me baptisa naturellement Télémaque-Ulysse ; une pieuse continuité était ainsi doublement garantie au père par le nom du fils avec esprit, ainsi soit-il.
Le Grand Inquisiteur, qui se signe : Dont acte. Autant pour moi ! Dieu vous garde. Quelle sainte famille !
Dame Pépine : … Puis je me retirai ici, en Corbières, dans mon château natal de Baderne-sur-Lauquet. Mon fils me rend visite de temps en temps et il m’apporte ma part des gains de notre luxurieuse industrie. Ma bru a séjourné avec moi pendant les dix ans de la croisade de son mari, à l’attendre comme j’attendis le mien ; éprise de vie rustique, elle continue de vivre ici, s’occupant à des travaux agricoles qu’elle mène à bien. Quant à moi, je vis dans le souvenir de ce maquereau d’Ulysse-Eusèbe, espérant encore le voir revenir un jour.
Le Grand Inquisiteur : S’il ne sait pas que vous vivez recluse ici, au bout du monde, vous ne risquez pas de le voir débarquer !
Dame Pépine : Je crois au hasard et j’ai confiance dans la Providence, Monseigneur.
Le Grand Inquisiteur : Vous êtes-vous remariée ?
Dame Pépine, fière et qui se rebiffe : Que nenni ! Sachez, Milord, que lorsqu’on a la chance d’avoir épousé un La Butte aux Piles, on lui reste fidèle ; jusqu’à la mort on continue de porter haut et fier son blason. Télémaque-Ulysse fut toujours éduqué par moi dans la vénération du nom qu’il porte. Son départ en croisade, volontaire, à la recherche du père qu’il n’a jamais connu, témoigne de sa piété filiale. Seul le respect dû aux saints et aux membres élevés du clergé motive chez nous une dulie aussi forte que le culte de notre Ulysse-Eusèbe.
Le Grand Inquisiteur : Une famille très chrétienne, assurément ! Mais quel est donc, Madame, l’événement dont parle votre fils et qui la sanctifie tant aujourd’hui ?
Dame Pépine : Je ne dois qu’à
un miracle, Monseigneur, de n’avoir pas été violée
par deux brigands il y a quelques jours.
Le Grand Inquisiteur : Violée ! Un
miracle ! Grand Dieu, est-ce possible !
Dame Pépine : Figurez-vous, Monseigneur,
que le premier jour de ce mois, comme tous les premiers jours de mois,
je lavais mon linge et faisais mes ablutions intimes dans le petit
ruisseau qui coule en bas de notre château. Survient saint
Hilaire, l’évêque de Baderne-sur-Lauquet, qui court. Saint
Hilaire est un ami, un ami un peu spécial, certes, mais dont le
secours m’a souvent été précieux pour combler le
vide laissé dans ma vie par l’évanouissement de mon
cher Ulysse-Eusèbe. Tel un Mentor, il a d’abord été le précepteur de Télémaque-Ulysse, puis il lui a prodigué
maints conseils dans sa vie
professionnelle et il l’a même aidé dans la vaine
recherche de son père. Saint Hilaire est saint, ce qui est rare
pour un vivant, mais lui c’est normal parce qu’il fait des miracles,
plusieurs par jour, depuis qu’on le connaît. Il court, disais-je,
car deux brigands le poursuivent qui en veulent à sa crosse
dorée et à son goupillon. C’est surtout avec ces
instruments-là qu’il fait ses miracles, saint Hilaire, et il ne
s’en sépare jamais, même au lit. Saint Hilaire est un
grand saint, il aime que cela se voie et c’est pourquoi il se balade
toujours en grande mise avec plusieurs couches de soutanes, de surplis,
de chasubles, d’étoles…, le tout en technicolor, avec la mitre
vissée sur la tête, fière et haute, fendue au bout,
et les rubans qui pendent derrière et tout le saint
tremblement ; on dirait que pour lui c’est la grand-messe ou le
carnaval tous les jours. La prise au vent de tout ce barda laisse peu
de chances à saint Hilaire d’échapper aux brigands, ils
vont le rattraper, c’est sûr, même si malgré son
âge ce saint-là est toujours vert, ça je peux bien
vous le dire. Or les brigands me voient, et ma nudité les
éblouit, et ils s’arrêtent tout net dans un crissement
d’espadrilles alors que saint Hilaire continue de courir vers
l’amont du ruisseau, et heureusement pour lui, Monseigneur, qu’il
continue de courir vers l’amont, ce con, vous allez comprendre pourquoi.
Les brigands me regardent, se concertent, décident, obliquent…
Vers moi donc les deux lascars s’avancent ; ils portent sur le
front une si mâle assurance que je pense in petto que
ça va être ma gigue, Rodrigue, (3) et que je termine vite mes
ablutions histoire d’être présentable. Plus haut, Saint
Hilaire essoufflé se retourne, s’aperçoit que les
brigands ont mieux à faire désormais qu’à lui
piquer sa crosse ou son goupillon, et il s’arrête aussi de courir
car un évêque galopant tout seul, sans raison maintenant
et en grande tenue dans la campagne, ça ferait gravement
fêlé. Je lui fais un signe pour dire :
« Casse-toi, saint Hilaire, j’appellerai si j’ai des
problèmes, ne sois pas jaloux, tu sais bien que ta fête
à toi c’est pour ce soir. » Mais non, plus bête
que saint Hilaire c’est pas possible, et j’en voudrais même pas
pour faire glander mes porcs tellement il est bête ;
heureusement pour lui qu’il fait des miracles, ce qui lui permet quand
même d’être notre évêque et de porter les
fringues qu’il aime, bon ! Saint Hilaire, au lieu de se tirer
sympa comme un évêque sympa, se positionne sur un
monticule en bordure du ruisseau pour mieux voir ce qui va se passer,
et il mate et il attend et il risque d’attendre encore longtemps comme
ça car plus les brigands s’approchent de moi moins ils vont
vite, c’est peut-être la libido qui veut ça, la gestion du
désir comme on dit, oui mais moi s’ils continuent de
gérer comme ça je me demande s’ils vont arriver un jour,
non ? Bref, Pépine, ça tarde et même ça
s’éternise tandis que ces deux-là clopinent. Saint
Hilaire aussi est fatigué d’attendre, il s’assoit ; mais le
monticule n’est pas solide, si bien qu’il tombe dans l’eau avec sa
crosse et son goupillon, et Dieu reçoit instantanément un
message programmé dedans : « Crosse de saint
Hilaire à l’eau, stop, danger, stop, changer vite l’eau en vin,
stop », et l’eau se change aussitôt en vin ce qui est
normal car c’est l’ordre de Dieu. Classique ! Le vin coule vers
moi puisque saint Hilaire avait couru vers l’amont, je l’ai dit. Les
lascars, qui s’en aperçoivent, se mettent à boire et
à boire et à boire tant que les voilà ivres morts,
et c’est fichu pour moi, et saint Hilaire arrive, fier de lui, qui me
sort dans son latin très personnel et que je traduis (4) : « Dieu et moi
on t’a sauvée, mère Pépine, maintenant les
brigands sont bourrés, tu ne risques plus rien, c’est un
miracle. » Alors moi je lui dis : « T’as pas
l’air, saint Hilaire, mais tu sais que t’es vraiment stupide
? » Signé : l’amère
Pépine, et vlan ! Saint Hilaire ne comprend pas pourquoi il
est bête tellement il est bête. Alors je tente l’ersatz et je lui
explique que j’ai du pinard plein les fesses : « C’est
assez rare tu sais, saint Hilaire, d’avoir du pinard aux fesses ;
c’est mieux qu’un godet d’estaminet, ça ! » (5) Et saint Hilaire assoiffé
parce qu’il a couru et devenant tout à coup moins stupide
— et ça c’est un deuxième miracle — se livre
dans mon zigouigoui, oui, oui, au bu du jus du cru. Quand s’arrête
la crue du ru, le miracle est terminé, finies les libations et
je refais mes ablutions. Saint Hilaire aussi rince son
équipement et toutes ses dentelles rouges de vin, puis il
écrit sur un petit carnet tout mouillé :
« Aujourd’hui deux miracles ». Il rembourse
ensuite sa dette au Ciel en baptisant illico les brigands pour le cas
où ils seraient des hérétiques, puis il flatte ma
croupe en disant : « Sacrée
Pépinette, va ! t’as une belle chopinette, tu
sais ! », et il part tranquille avec sa mitre
trempée qui flasquouille et qui pendouille, sans courir
maintenant parce que les brigands sont saouls et baptisés,
tenant ferme sa belle crosse dorée qui fait des miracles et dont
le bout recroquevillé en spirale m’a toujours fait marrer.
Voilà.
Le Grand Inquisiteur : Merci, noble dame, pour ce
bouleversant témoignage. Vous pouvez rejoindre votre place. (Au
Comte :) Entendre la relation d’un événement
sacré est toujours un fort moment de tension pour un homme de
culte. Le beau miracle, Comte, dont votre mère a
bénéficié par l’entremise de saint Hilaire prouve
effectivement que le Ciel vous gratifie de sa caution. J’en prends
bonne note. Que s’avance maintenant dame Effregonde, l’accusée.
(3) « Le Grand Inquisiteur ayant été écrit bien avant Corneille, celui-ci a forcément repris à son compte certains mots devenus célèbres de cette phrase et leur puissance dramatique. » (Voltaire)
(4) « Pépine comprendrait le
latin ! On peut donc dire, en fin de compte, qu’il n’y a pas eu
ici d’attrape lascars-latine, et ça vaut mieux que d’attraper la
scarlatine ! » (André Hormez)
(5)
« Pépine sur
le zinc : c’est une Brève de comptoir ! »
(Alphonse Allais) |