Le récitant : Ce 21 mars
de l’an de grâces 1258, le sérénissime
Boniface-Hercule II de May, Grand Inquisiteur du Saint-Office, va
examiner la plainte formulée par le comte
Télémaque-Ulysse de La Butte aux Piles, seigneur de
Putangeois de Saint-Denis, contre dame Effregonde son épouse.
Le Grand Inquisiteur : Faites avancer le
plaignant. Qu’il s’exprime librement… Veuillez vous nommer, Messire.
Le comte de La Butte aux Piles :
Télémaque-Ulysse, comte de La Butte aux Piles, seigneur
de Putangeois de Saint Denis.
Le Grand Inquisiteur :
Télémaque-Ulysse ! La Butte aux Piles !
voilà de drôles de noms pour un comte ! Je suppose
qu’ils doivent faire écho sur l’album de votre comtesse,
hé, hé ! Pile au But, je vous écoute.
Le comte de La Butte aux Piles : Mon nom est
Butte aux Piles, Votre Lapsus, et non pas Pile au But. Grand
Inquisiteur, je soumets à Votre Haute Sagesse l’examen des faits
suivants. Voici quelques années je participai, avec une fougue
dont les cieux furent les témoins, à la septième
croisade visant à libérer le Saint-Sépulcre des
infidèles qui le profanaient. En Terre-Sainte et en
Égypte, en Anatolie et à Troie sur les pas du pauvre
Ménélas, puis en Macédoine et en Épire, je
ne désespérais pas surtout de retrouver mon père
qui, parti trente ans plus tôt avec la cinquième croisade,
rempli d’ardeur aussi, n’a jamais été
déclaré mort ; et pourtant il n’est toujours pas
revenu…
Le Grand Inquisiteur : Cette croisade-là est
terminée depuis belle lurette ! Et je n’ai jamais entendu
parler d’un comte portant le nom de La Butte aux Piles qui y aurait
participé.
Le comte de La Butte aux Piles : C’est au point
que je me demande moi-même si mon père est
réellement parti. Aucune route que je n’ai parcourue
là-bas dans ma pieuse quête ; aucun souk que je n’ai
fouillé ; aucun bordel non plus où je n’ai
questionné tout le monde car, mon père étant du
métier, ces endroits l’auraient naturellement attiré par
curiosité professionnelle. Nulle part je ne découvris la
moindre trace de son passage. Or quoi ! à mon retour de
croisade quelle n’est pas ma douleur d’apprendre que mon épouse,
celle-là que je croyais si fidèle et que je
chérissais durant mes lointains combats, se livrait avec mes
vassaux, écuyers et valets, à toutes sortes de
gymnastiques coupables qui…
Le Grand Inquisiteur : Plus tard, Messire, vous me
raconterez tout cela plus tard, en privé et en prenant le temps
qu’il faut. Car comprenez-moi. Comment un homme d’église, qui
entend si souvent à confesse le péché de la chair,
pourrait-il moduler le juste pardon de Dieu s’il connaissait seulement
de cette faute les figures banales dont se repentent, lors de
componctions routinières, des contrits sans imagination ?
Quel ennui ! Comparer moult variantes dont viennent heureusement
s’accuser des libertins plus inventifs, y étudier les postures
du Malin, analyser leur gravité et adapter ensuite à
chacune la pénitence qui lui convient, compose le devoir d’un
confesseur et enrichit son expérience. Mais ce serait de la
vanité, n’est-ce pas, que de prétendre tout savoir de
l’intelligence déployée par le Diable dans les
alcôves ? C’est pourquoi, Messire, sans ménager ma
pudeur ni craindre d’offenser ma dignité ecclésiastique,
vous me décrirez plus tard les trouvailles originales,
pittoresques et techniques, qui agrémentent sûrement les
cabrioles de votre épouse friponne ; elles ne pourront que
développer mon savoir de juge et améliorer ainsi
l’exercice de mon saint ministère. C’est d’accord ?
Le comte de La Butte aux Piles : Veuillez juger
d’abord cette possédée du Mal, puis l’occire, ô
Sire. Sa
passion bien connue pour les jeux de cartes masque les pires
débauches. Non, ma femme n’a rien de la sympathique
coquine que vous vous plaisez
à imaginer, car c’est bien d’une démoniaque qu’il
s’agit !
Le Grand Inquisiteur : Quoi !
Le comte de La Butte aux Piles :
Satan, qui la réjouit, garde
sous son empire
Cette esclave enivrée à lui tel un vampire.
D’un extrême bordel la règle qu’il inspire
Des stupres interdits ordonnance le pire (1)
Et puis le pire encor d’une infernale spire
Où sans aucun recul tout diverge et empire.
La turpitude est l’air que ma femme respire
Et au vice absolu la voilà qui aspire
Alors que je découvre à mon retour d’Épire
Qu’impure avec nos gens cette catin soupire
Et que dans leur péché sans cesse elle transpire.
C’est contre mon honneur que la bête conspire,
Seigneur ; pour qu’elle expie, oui, veuillez qu’elle expire
Et rejoigne en enfer la Macbeth de Shakespeare (2) (3)
|
(1) « Pour amener ici la rime unique qui
fait la puissance de cette tirade, Dagobert de La Butte aux Piles a
dû composer avec la place naturelle des mots. Ainsi, dans ce
vers, les stupres interdits précèdent leur pire, tout comme à la ligne précédente D’un
extrême bordel était déjà placé
avant la règle. Mais dans ces inversions techniques on
peut voir également, comme chez un autre célèbre
Dagobert, la marque de l’interrogation existentielle que l’envers
mystérieux des choses suscite toujours chez les
intellectuels. » (Jean-Paul Sartre)
(2) « Notons que ce quatorzième vers a été rajouté par Shakespeare lui-même en 1614. » (Shakespeare)
(3) « Après le dernier vers de Shakespeare, le recensement des rimes en –pire, qui était déjà complet, passe à quatorze et permet ainsi la sructure merveilleuse de ce sonnet » (Pierre Desfeuilles, auteur de Dictionnaire des Rimes, Éditions Garnier, 1928. Éditions Bordas,1992)
Le Grand Inquisiteur : Une joueuse de cartes,
dites-vous. Afin de juger convenablement votre dame de cœur, comprenez
qu’il me faut d'abord connaître l’atout grâce auquel elle coupe la
monotonie de sa vie. Veuillez aussi, mon cher Comte, me décrire
très précisément les libertés qu’elle prend
avec les figures et l’as.
Le comte de La Butte aux Piles : Hélas ! vous l’avez dit ! Je fus dupé par cette énergumène, hélas ! Ménélas moi-même, me voici roi des cocus et non plus roi de cœur. Néanmoins veuillez noter, Monseigneur, que mon seul nom, celui dont je suis fier et que je porte haut, c’est Télémaque-Ulysse ; et que pour un temps dont la brièveté ne dépend que de votre justice, mon épouse n’est point Judith ni Hélène, mais toujours Effregonde de La Butte aux Piles.
Le Grand Inquisiteur : Répondez à
ma demande.
Le comte de La Butte aux Piles : De ces parties
serrées que joue dame Effregonde avec les gens de ma maison et
ceux des alentours, il vous faut connaître le menu. Imaginez
donc, pour commencer, les annonces insidieuses du chroniqueur local
(plutôt un gros niqueur, celui-là !),
l’enchère (eh ! en noces) du commissaire-priseur, les
tricks de quatre-vingts chasseurs, le pli routinier du facteur, le
capot tout net du cocher, les honneurs du maréchal à mon
logis, la parlante du troubadour, le brassage d’abord timide puis
l’embrasse du petit page qui s’enhardit…
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je
parmi tout ce monde-là moi aussi !
Le comte de La Butte aux Piles : Imaginez,
Monseigneur, de grotesques cortèges aux noces permanentes de mon
épouse. Voici le mariage de ses favoris qui attendent leur tour
en rang d’oignons ; voici la barbacole des gamins de
l’école avec leur carotte à la main ; voici
l’enfilade à la queue leu leu des garçons de ferme raides
comme des poireaux ; et puis voici la bataille de tous ces
marmitons autour de la bonne soupe.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je
moi-même un marmiton, tonton, un marmiton, tontaine !
Le comte de La Butte aux Piles : Observez donc
le va-tout du vagabond affamé et gelé qui se jette sur le
pot et sur le feu (4), la
béatitude de l’indigent qui réclame sa misère, la
donne sans compter du mendiant…
(4)
« Et sur la
poule ! ha, ha ! » (Henri IV)
Le Grand Inquisiteur : Ah Fi de mon jeu
d’hermine ! Et que ne puis-je moi aussi faire la manche avec ces
gueux !
Le comte de La Butte aux Piles : Dans leur
arrière-boutique, les fripiers jouent les vêtements de ma femme
au strip-poker. Après la partie, et puisque tout le monde est
déjà à poil sur les monceaux de vieilles loques,
on change les règles du jeu pour une revanche sans rancune.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne puis-je
jeter ma propre robe sur ce tas de haillons !
Le comte de La Butte aux Piles : Au barbu comme
au poker-menteur, l’arracheur de dents entame de façon si
incisive qu’il laisse là son bridge…
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je la
dent qui croque cette Ève-là !
Le comte de La Butte aux Piles : La voyez-vous,
Monseigneur, faisant son allonge sur le carreau du temple, sur le tapis
vert du jardinier, passant la main sous la table du
maître-queux ?
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Queue
oui !
Le comte de La Butte aux Piles : Dans la
sacristie, avant l’office, elle sert un simple brelan au bedeau mais
une branlée aux enfants de chœur...
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je
un de ces garnements !
Le comte de La Butte aux Piles : Mais tout
cela n’est rien, Monseigneur. Figurez-vous que cette créature
vorace (oui, oui, je parle encore de ma douce Effregonde !) ne
craint pas la relance obscène du nain jaune. Suite à de
frénétiques parties de pouilleux avec mon épouse,
et grâce aux habitudes prises ainsi avec elle, ce crétin
dégoûtant délaisse maintenant ses réussites
solitaires et les impasses où il se complaisait auparavant sans
nuire à personne.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je
moi-même un fétide crapaud !
Le comte de La Butte aux Piles : En proposant une
partie de triomphe à tous les infortunés de la cour des
miracles, en partageant avec les benêts l’intimité d’un
lansquenet, en ouvrant sa grotte aux ermites caverneux qu’elle a
piégés et pris à pique, et aussi aux
cénobites de tous poils opportunément épris
à pic, et encore aux anachorètes triviaux et priapiques,
certes la séductrice dévoyée fait preuve de
générosité et évite à ces malheureux
la tristesse d’une défausse isolée, mais...
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je
également un misanthrope onaniste !
Le comte de La Butte aux Piles : … mais cela est une
injure à ma dignité et à mon rang. Par ricochet,
c’est une injure également à toute la noblesse de France
et une injure aux principes historiques qui composent la substance
même de sa morale, cette morale qui est la mère de nos
lois, ces lois dont la défense a fait l’éclat de nos
armes. Le respect des valeurs chrétiennes et aristocratiques
s’identifie depuis des siècles à l’honneur et à la
gloire des La Butte aux Piles ; cette continuité s’appuie
aujourd’hui, Monseigneur, sur le dossier de votre siège,
siège que la juridiction ecclésiastique consolide de son
auguste barreau, barreau tendu sous votre robe tel le bâton de la
divine colère, colère qui justifie la pompe…
Le Grand Inquisiteur : Et pompons là
gaiement !
Le comte de La Butte aux Piles : … de votre
éminente assise, assise d’où votre doigt incorruptible se
dresse tel un phare salvateur, phare où culmine le fier lampion
(poil au croupion !) qui dispense les préceptes lumineux de
notre Église, ces préceptes tout chargés des
symboles proctocolaires que la Sainte Inquisition inocule et dont j’ai
plein l’écu. Haut donc le bouclier que je lève sous mon
propre toit contre les flèches d’une épouse
abjecte ; haut mon oriflamme que n’atteignent pas les immondices
dont on souille ma couche ; haut mon heaume à Dieu, mais
adieu ô mon home, ô sweet home. Hissée haut
également, Monseigneur, cette mienne éthique que votre
glaive légitime exalte ; hautes enfin ces valeurs
éternelles dont je resterai, pour vous servir, toujours et
humblement le champion, poil encore au croupion.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Entre ces deux
poils de croupion, que ne suis-je un bienheureux morpion !
Le comte de La Butte aux Piles : Mais revenons aux
cartes. Dans une chaumière dont la cheminée fume
délicieusement en lisière de la forêt, la perverse
s’occupe de sept nains ― moins jaunes que l’autre hideuse bestiole mais
pas très jeunes non plus et plutôt glauques ― comme une
mère indigne ou comme une grande sœur dépravée le
ferait de sept couillons attardés. Ici c’est Noël tous les
jours pour ces tarés libidineux. Plutôt qu’une saine
brouette maltaise qu’elle leur enseignerait collectivement dans le
strict respect de nos traditions ludiques, Effregonde
préfère s’adresser à eux à tour de
rôle : elle félicite Simplet pour un joli doublé,
offre une consolante à Grincheux, aide Timide à monter
l’escabeau,
réveille Dormeur pour un poker impromptu, fait une partie
de mouche avec Atchoum, rédige avec Prof les règles des
jeux salaces qu’ils inventent ensemble ; et, en jouant le dernier
des sept, elle rit avec lui car c’est Joyeux qui rit quand on lui
fourbit le moyeu. (5)
(5) « Nous nous sommes évidemment inspirés du Grand Inquisiteur pour notre Blanche-Neige, mais en laissant tous ces détails sordides entre les lignes. » (Jacob et Wilhelm Grimm)
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je
moi-même un nabot !
Le comte de La Butte aux Piles : L’autre jour elle
s’est déguisée en petit chaperon rouge et elle s’est
rendue chez la mémé de la gamine avec une galette et un
petit pot de beurre, mais également avec des cartes à
jouer dans son panier. Arrivée dans le lit de la
mère-grand où il convenait qu’elle arrivât, au jeu
de la bête (6) cette
gloutonne n’a fait qu’une bouchée d’un gros loup qui
était déjà là. (7)
Le Grand Inquisiteur, chantonnant : Houououououhhhh ! Sous la doudoune ou l’édredon dondaine,
que ne suis-je ce loup-là, ce loup-là, loup-là
!
(6) Le « jeu de la
bête » est une variante du lanturelu germanique et de
notre pamphile. Le valet de trèfle (ou lanturelu) y est la carte
la plus forte. (Note du traducteur)
(7) « C’est donc le
petit chaperon rouge qui dévore ici le loup. À lire cette
fin heureuse, on sait que les pédiatres recommanderont
bientôt aux enfants la lecture du Grand Inquisiteur.
Voilà aussi qui fait mentir la chanson cruelle qui a
inspiré bien plus tard Charles Perrault et les frères
Grimm : « C’est Lulu la p’tite poupine, turelure et turlulu,
que Lanturelu entourloupe et turlupine. » (Françoise Dolto)
Le comte de La Butte aux Piles : Dans son boudoir
Effregonde joue à la mouche avec les dames de qualité,
joue contre joue. En raison des manières distinguées que
lui impose ici le rang social de ses partenaires, et à cause
aussi du sexe délicat de ces dames, on est loin des audaces
incroyablement vulgaires qu’elle se permettait tout à l’heure
avec le gros pif du nain Atchoum. Avec les fermiers, en revanche, c’est
jusqu’à se vautrer sur le tas de fumier ou dans la mare à
purin que mon épouse poursuit une partie de mouche à
merde ! Dans la rivière où elle se lave nue ensuite,
elle garde toujours ses cartes dans une main, alors que de l’autre
elle saisit la gaule d’un pêcheur qui trempe là sa ligne
et elle lui bricole encore une mouche au bout. Quand elle monte dans le
coche, toujours avec ses cartes, c’est également ainsi qu’elle
asticote les passagers et agace même les chevaux.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! La mouche affable (8) ! De cet attelage que ne
suis-je l’heureux palefrenier ! Ou sur l’enfer de tes routes que
n’y ai-je une place, Proserpine, de cheval !
(8) « OK. J’ai pris note. » (Jean de La Fontaine)
Le comte de La Butte aux Piles : Quand,
insatiable, elle arrive en visite à l’hospice, les vieux sortent
les cartes et la cagnotte de dessous l’oreiller, puis ils se couchent
enthousiastes devant celle qu’ils nomment la madone des dortoirs.
Le Grand Inquisiteur : Une madone dans leur
sleeping ! Ah, mais cette
femme-là est donc aimable envers tout le monde ! Et que
fera-t-elle, la chérie, à son Grand Inquisiteur ?
Le comte de La Butte aux Piles : Après les
vêpres, dimanche, dans le clocher — car telle est son habitude
actuelle avec le chapelain et le vicaire —, elle jouera avec vous,
Monseigneur, au bézy et au revenez-y.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que voilà
une âme compréhensive ! Et pas folle de la messe (9) avec ça !
(9) « Facile ! » (Rabelais)
Le comte de La Butte aux Piles : En revanche elle
est folle de l’abbesse et de sa seconde au couvent. Avec ces
deux-là elle ne se lasse pas de jouer au tricon ; mais pour
les soixante jeunes et pieuses novices qui attendent, c’est de
soixante-neuvaines qu’on la prie.
Le Grand Inquisiteur : Elle, les abbesses et les
élèves ! Ô votre main, mes sœurs ! Et que
ne puis-je échanger ma bure contre une culotte de zouave !
Le comte de La Butte aux Piles : Comme tout à
l’heure avec les nonnes, sans voiles et donc branchée sur la
vapeur, voici Effregonde jouant à la bouillotte avec ses femmes
de chambre. Sur le registre des mêmes penchants sulfureux, elle
participe aux manilles des soubrettes entre elles, à leurs
obsessions, à toutes leurs sessions ; elle adore
l’espagnolette à la bonne, la bassette de cette sacrée
Mauricette, le trois-sept de Lucette avec sa p’tite sucette, la
trésette de Lisette avec sa p’tite frisette…
Le Grand Inquisiteur : Pour contrer la
déviance de ces grisettes, que ne suis-je leur tuteur
inflexible !
Le comte de La Butte aux Piles : Avec les tapettes
il y a toujours maldonne ; pour aller vite alors, et puisque
la belle est un peu tricheuse, elle apprend à biseauter les
cartes et ne refuse pas pour cela les tuyaux d’un tailleur de pipe.
Le Grand Inquisiteur : Que ne fume-t-elle mon
calumet !
Le comte de La Butte aux Piles : Au stand de tir,
à la fête communale, c’est elle qui bande les arcs des
jeunes gens puis qui fait le carton.
Le Grand Inquisiteur : Que ne suis-je la cible de
cette amazone !
Le comte de La Butte aux Piles : Friande des
systèmes où règne une inconnue, les applications
des mathématiques au génie militaire aiguisent
l’appétit de notre savante qui, incognito donc, promène
volontiers sa faim au mess des officiers. Là, elle dispose en
rond les artilleurs tout nus, puis elle place les ingénieurs de
l’armement, tout nus et en rond également, dans l’orbe des
premiers. Magistrale, telle une créature cosmocratique, elle se
met alors au centre de cette géométrie, distribue les
cartes, baisse sa culotte, entame à l’as de trèfle et,
devant les connards médusés, en un éclair elle
résout la quadrature de leur cercle et donne le nombre π avec
3142 décimales. (10)
Le Grand Inquisiteur : Ah, l’accorte pythie !
Et sur cette agora que ne suis-je Pythagore !
(10) « La quadrature du cercle, qui consiste à construire (avec la règle et le compas seulement) un carré ayant la même aire qu’un cercle de rayon donné, est un problème qu’on ne peut pas résoudre en géométrie classique à cause de l’irrationalité du nombre π. À la lecture du Grand Inquisiteur, il apparaît cependant que Dagobert de La Butte aux Piles en connaissait une solution et qu’il avait donc forcément découvert, tout seul et des siècles avant Gauss, Bolyai et moi-même, la géométrie non euclidienne. Ce génial mathématicien français était inconnu jusqu’à ce jour. En hommage, je propose que le grand amphithéâtre de l’École polytechnique porte désormais son nom. » (Pancrace Eusèbe Zéphyrin Brioché, dit le savant Cosinus)
Le comte de La Butte aux Piles : Grâce
à Effregonde, même les frères Dalton annoncent la
bonne couleur, mais oui ! Dès que ces quatre-là
voient rouge, Effregonde décide qu’ils sont mûrs pour une
partie collective d’un tout autre genre. Elle fait alors monter la
bande dans le donjon carré du château,
là où elle a stocké des millions de cartes
à jouer. Après avoir déshabillé les
garnements et placé chacun d’eux dans un coin, elle se hisse
dans une nacelle statonique dont la chiqueminette est suspendue au
plafond par un harnais pendulaire couplé à des poulies
rétro-bijectives. Cet ingénieux système permet
à Effregonde de procéder à une érection
très spéciale, celle d’un gigantesque château de
cartes en forme de pyramide dont elle constitue le sommet mobile et
dont les autres zigotos, qu’elle dresse ainsi que des marionnettes mais
sans ficelles et comme par magnétisme, soutiennent la base.
Alors que l’horizontalité de celle-ci est déjà
problématique à cause des hauteurs différentes (et
variables) des quatre supports zoboïdaux, il est clair qu’une
molzouille simultanée de deux d’entre eux ferait
s’écrouler la fragile construction de cartes qui s’y appuie.
Pour éviter cela, Effregonde fait en sorte que trois des piliers
soient toujours rigides et de même niveau, formant donc un
trépied stable, alors que l’autre pilier fait tranquillement
relâche et se repose ; et dès lors qu’un
élément du trio actif faiblit, elle assure aussitôt
sa relève (si je puis dire) en le remplaçant par le
quatrième désormais revigoré et dispos. Notre
architecte parvient ainsi à maintenir pendant toute une
journée l’équilibre de son édifice ! Cette
prouesse exige une distribution permanente et roto-cinétique des
cartes, bien sûr, mais elle s’explique également par les
lichemouilles qu’Effregonde dispense depuis sa balançoire avec
un accompagnement continu de paluchettes et de pignolettes hautement
cyclopulsives. (11)
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Pour observer ce
savant manège, que ne suis-je Rantanplan !
(11) Cette extraordinaire figure amoureuse est absente de
l’encyclopédie indienne Khamkül que d’aucuns reconnaissent
pourtant comme la référence absolue sur le sujet.
D’après quelque tradition orale recueillie par Gustave Flaubert dans un
très vieux bordel d’Alexandrie, il semblerait cependant qu’une
version pour pyramide à base triangulaire ait été
conçue en ce lieu, jadis, par le fameux chibrouze
Khémafoutra III ; mais ce montage, malgré sa
simplification, relève encore d’une technique si complexe qu’il
s’agit là vraisemblablement d’une vision théorique. Le
doute quant à la réalisation pratique des deux pyramides
reste d’autant plus légitime que, suite aux expériences
que nous avons menées récemment lors des
universités d’été de Baderne-sur-Lauquet
(parallèlement aux démonstrations d’usage de
la brouette maltaise), elle s’est révélée
impossible. Dans sa description Dagobert de la Butte aux Piles aurait
donc forcément omis des éléments fondamentaux. Des
chercheurs du CNRS, de l’École polytechnique et du CREPS
travaillent actuellement ensemble à trouver les informations qui
manqueraient là. (Note du
traducteur)
Le comte de La Butte aux Piles : La cariatide nue
qui supporte toute la concupiscence du monde attire sur sa peau
tiède les froids attirails du métal. La renonce
obligée d’un Lancelot engoncé dans son armure de bronze
ne la décourage pas car, malgré sa fragile apparence et
l’autre carapace, la déesse de chair, magnétique, d’un
simple regard provoque la chute d’airain.
Le Grand Inquisiteur : Le poinçon de Minerve
tel un suçon de Minette ! Ah ! Que n’ai-je moi aussi
mon attirail en or, en argent ou même en fer-blanc !
Le comte de La Butte aux Piles : Rieuse, c’est en
riant qu’Effregonde honore la tierce des Pieds-Nickelés puis
qu’elle reprend trois fois son pied, au tripot, avec la tripote de
trois autres potes.
Le Grand Inquisiteur : Ah ! Que ne suis-je un
pote moi aussi ! Dimanche, je jouerai au tiercé.
Le comte de La Butte aux Piles : À la
cartomancienne qui l’initie au tarot, la gourgandine enseigne le
taraudage en retour ; car, tu peux me croire Descartes, ces deux
bougresses-là ensemble ne tirent pas que des cartes ! (12)
(12) « Je te crois, Dagobert, mais sache
qu’on tire les cartes, jamais Descartes ! » (Descartes)
Le Grand Inquisiteur : Dites-moi, Comte, sont-ce
seulement ces insignifiantes broutilles-là, ainsi que les
chelems du valet Lahire avec votre hétaïre, qui ainsi vous
tirent l’ire ?
Le comte de La Butte aux Piles: Tirelire,
parlons-en ! (Il brandit une énorme clé.) Voyez
cette clé : elle était supposée fermer la
tirelire de mon épouse pendant mon absence et éconduire
tous ses verts galants.
Le Grand Inquisiteur, saisissant la clé,
stupéfait de sa dimension : Oh ! mon Dieu !
Toutes les femmes du prétoire, en
écho et en chœur : Oh ! my God !
Le comte de La Butte aux Piles : Afin de
protéger ma mie en mon absence contre les prédateurs de
tout poil et de tout acabit, j’avais apposé, là où
la morale seyante impose qu’on appose, un cadenas dont je ne trouvai
aucune trace à mon retour ; si ce n’est en lieu et place,
Boniface, un ridicule obstacle qui n’aurait jamais arrêté
la moindre insinuation de la queue du diable. (Il présente
alors un petit baudrier en métal doré, une pacotille qui
n’a de toute évidence rien à voir avec la grosse
clé de la ceinture de chasteté.)
Le Grand Inquisiteur : Effectivement, mon cher
Comte, il semblerait que vous fussiez cocu, ce qui est un moindre mal,
convenons-en. Mais avant que dame Effregonde ne réponde aux
autres griefs que vous portez contre elle, ces épouvantables
accusations de pacte avec le Diable qui justifient la présence
en ce lieu du Grand Inquisiteur en personne, je souhaiterais
étoffer le dossier de quelque preuve supplémentaire de
votre moralité chrétienne ; elle viendrait s’ajouter
à la fougue dont vous fîtes preuve en croisade. Ne voyez
là aucune suspicion à votre égard, Edgar, mais une
simple démarche administrative à laquelle je ne puis me
soustraire. Quelqu’un ici pourrait-il témoigner en votre
faveur ?
Le comte de La Butte aux Piles : Ma propre
mère, Monseigneur, m’a toujours élevé dans l’amour
et le respect de l’Église. Je propose qu’elle vous raconte ici
un événement récent qui vous en dirait beaucoup
sur la bénédiction dont le Ciel honore notre famille.
Le Grand Inquisiteur : Que se présente donc
la mère du Comte.
(Une femme d’un certain âge s’avance, l’air
égrillard. |