Au moment de
donner un nom à notre travail, les ailes d'Icare constituaient
une image séduisante pour baptiser un outil voué à
l'aéronautique, destiné à l'identification
et lui-même en quête d'identité. L'évocation
du héros mythologique offrait quelque envol à de froids
traitements de mesures et de chiffres, et des mots complices rajoutaient
la gymnastique et le clin d'œil à l'opportunité
du sigle.
Mais la légende d'Icare
est aussi porteuse d'un message lié aux préoccupations
philosophiques et scientifiques les plus hautes. Il est séduisant
de comparer les ailes d'Icare — qui lui permirent d'approcher
mais non d'atteindre le Soleil — au symbole des efforts de
l'homme pour accéder à la Vérité. Le
destin d'Icare désigne la mort comme la frontière
qui sépare la quête humaine d'absolu et l'absolu lui-même.
Celui-ci est inaccessible à l'homme, de par la nature même
de son être, et toute recherche en ce sens est vouée
à un échec inéluctable. De ce côté-ci
de la mort il n'y a pas un seul atome de vérité absolue
car sinon elle y serait toute entière. Ce postulat affirme
la différence de nature qui existe entre l'homme et le principe
dont il découlerait, ainsi que leur absence totale d'intersection.
Les coefficients aérodynamiques
qui sont identifiés à l'aide du logiciel I
COMME ICARE n'ont aucun sens, aucun intérêt
et aucune utilisation possible hors du contexte d'interprétation
dans lequel le modèle aérodynamique a été
conçu. Leur finalité est de traduire mathématiquement
des forces qui serviront ensuite à une perception mentale
des mouvements et qui permettront de trouver, à l'échelle
humaine, l'explication rationnelle d'un fragment d'univers ainsi
qu'une règle utile à son bon usage. Il est connu que
la signification et la valeur attribuées à tel paramètre
aérodynamique dépendent de la richesse structurelle
du modèle où il intervient, et il n'a donc qu'une
signification très relative. Admettre de plus que toute la
théorie de la mécanique deviendrait caduque à
la lumière d'un seul et infinitésimal élément
de la connaissance absolue dont nous parlions plus haut, c'est dire
alors la vanité de la science et c'est affirmer l'humilité
que l'homme doit garder par rapport à un savoir dont il ne
peut appréhender l'infinitude. Amalgame d'imperfections philosophiques
et techniques, bricolage intellectuel, aussi faible en regard de
la connaissance absolue que ne le sont des théories aussi
formidables que la gravitation ou la relativité, notre logiciel
n'offre bien évidemment aucun accès à la vérité
et, quel que soit l'intérêt de ce travail, le choix
du nom I COMME ICARE reflète
cette nécessaire modestie à travers l'évidence
fondamentale attachée au destin du héros grec.
Dérivé du big-bang
originel, l'homme restera toujours impuissant à assimiler
la vérité dont il découle et inapte à
remonter la discontinuité qui le mènerait jusqu'à
la substance parfaite qui l'a engendré ou créé.
Alors que la science et la raison n'interdisent pas d'accéder
jusqu'à l'instant qui suivit l'explosion originelle, l'absolu
qui précède celle-ci restera toujours non observable
et c'est bien là la discontinuité que certains diront
être celle qui existe entre l'homme et Dieu.
La philosophie, la science,
la religion sont des outils inventés par l'homme pour traduire
ses angoisses face à cette discontinuité et pallier
son ignorance de principe ; ils ne peuvent en aucune façon
imaginer la moindre parcelle de la vérité qui remplit
l'autre côté de la rupture. Les méthodes de
réflexion de l'homme sont à son image, restreintes,
et elles ne peuvent que servir des objectifs à sa portée,
limités et bornés. En particulier les modèles
sur lesquels s'appuie la science, F = m*gamma par exemple, ne sont
que des supports pour servir à ce qui ne peut être
autre chose qu'une interprétation humaine de la vérité.
Mais aucune observation concrète de l'absolu ne viendra jamais
valider le moindre maillon de ces architectures d'hypothèses,
et cela quelles que soient leurs audaces et leurs sophistications... (1)
Qu'il soit scientifique ou philosophique,
aucun cadre fabriqué par l'homme n'autorise donc l'accession
à cette vérité-là, et l'homme n'a trouvé
que le havre final de sa mort pour envisager le principe de son
essence, abriter ses incertitudes, échafauder ses espoirs,
confondre connaissance et éternité... La discontinuité
et l'irréversibilité du passage de l'état de
vie à l'état de mort deviennent ainsi le principe
dual et inversé de la rupture-mère initiale qui engendra
l'univers et la vie, et dans cette analogie la mort devient le retour
à un état originel dans l'éther premier. Elle
n'est plus alors qu'une simple transition entre deux milieux connexes
de substances discontinues et infiniment différentes : la
vie du corps et celle de l'âme, la vie de l'âme s'identifiant
ainsi au principe créateur lui-même.
En des termes voisins toutes
les religions ne font que traduire le besoin de ce retour à
l'absolu, à la nulle entropie et à la densité
suprême. Pour cela certaines d'entre elles invoquent une "révélation",
artifice qui laisse croire à la semi-perméabilité
de la rupture dans le sens absolu-homme et qui vient offrir à
ce dernier l'assurance de son éternité. L'impossibilité
désespérante d'observer l'infini est ainsi remplacée
par la foi religieuse, maillon irrationnel qui ferme fictivement
la boucle mais qui constitue alors un moyen d'affronter la discontinuité
et de croire à son franchissement possible. La mort, qui
implique l'accès (le retour) à connaissance parfaite,
devient synonyme de vie éternelle ; en corollaire la connaissance
parfaite implique la mort. Le message de Jésus-Christ, en
particulier, dépouillé de son environnement de morale
et de doctrine, laisse une image extraordinairement puissante et
synthétique de ces principes. Son interprétation,
inspirée de mythologies anciennes, et la fulgurance de son
langage symbolique et minimal, ne dit rien d'autre que cela. "Tout
ce qui est mort fait vie" affirme Claudel dans L'Otage,
non sans faire référence à la mort humaine
du Fils, à sa résurrection dans l'éternité
du Père et dans la vérité parfaite de l'Esprit.
Tout est dit là !
Faust. Dans un avatar de Philippe Fénelon et Nikolaus Lenau (2) le retour à la jeunesse, c'est à dire au point souce de l'univers, est remplacé par l’accès à la Vérité absolue. Suite à ce qui vient d'être dit, voilà effectivement deux utopies tout à fait analogues. Méphistophélès, un être orgueilleux puni pour avoir tenté de voler le Savoir du Créateur, a été condamné à l’ignorance éternelle. Aigri et maléfique, il cherche à se venger en entraînant dans sa damnation d'autres créatures de Dieu (3). Le véritable prix à payer par Faust pour accéder à la félicité parfaite de la Connaissance ne pouvant être que la mort (voilà un postulat énoncé plus haut et que Méphistophélès n'ignore pas), c'est donc un marché fondamentalement absurde que le Diable propose à son « client » crédule. En offrant à Faust d'accéder à la Connaissance, il lui fait payer un prix qui le condamne en fait — irréversiblement — à l'Enfer (4) c'est à dire à la même ignorance que celle qui le ronge pour l'éternité. Faust devient donc Diable à son tour, un désespéré immortel et que même le suicide ne pourra plus sauver.
L'astronome du livre
de Fred Hoyle (5) perd la raison et ne peut survivre du fait qu'un
nuage cosmique vivant lui ait communiqué un fragment de vérité,
sa nature humaine étant incompatible avec la connaissance
parfaite, et son corps autant que son esprit inapte à recevoir
une énergie aussi excessive.
Le héros du film
d'Henri Verneuil — qui nous inspire ici (6) — meurt
d'avoir trop approché le Secret.
Et il y a Icare aussi,
bien sûr, celui-là qui avait cru pouvoir s'évader
du labyrinthe de son humaine ignorance et qui brûla ses ailes
dérisoires à la frontière interdite de la lumière
absolue.
ALP
(1) Quoi que nous fassions, nous rêveurs, nous n'entamons la surface des choses qu'à une certaine profondeur. La sphère de l'infini ne se laisse pas plus traverser par la pensée que le globe terrestre par la sonde. Les diverses philosophies ne sont que des puits artésiens, elles font toutes jaillir du même sol la même eau, la même vérité mêlée de boue humaine et échauffée de la chaleur de Dieu. Mais aucun puits, aucune philosophie n'atteint le centre des choses. Le génie lui-même, qui est de toutes les sondes la plus puissante, ne saurait toucher le noyau de flamme, l'être, le point géométrique et mystique, milieu ineffable de la vérité. Nous ne ferons jamais rien sortir du rocher que tantôt une goutte d'eau, tantôt une étincelle de feu. (Victor Hugo, Voyages vers les Pyrénées, le charnier de Bordeaux)
(2) Philippe Fénelon, Faust, opéra, livret du compositeur d’après Nikolaus Lenau. Création mondiale au Capitole de Toulouse, mai 2007.
(3) Marcel Jouhandeau, Algèbre des valeurs morales, Défense de l'Enfer.
(4) ... à l'Enfer ou aux limbes. Voir ici
(5) Fred Hoyle, Le Nuage Noir, Editions Dunod, Paris, 1965.
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