Il existe en Grèce, entre les îles de Lesbos et de Sodomios, une autre petite île, Byblos, dédiée depuis la nuit des temps au culte du Livre. Ce ne sont là que librairies charmantes, moulins à papier, imprimeries à bras et ateliers de reliure au détour des ruelles baignées à la fois par le soleil et par les odeurs enivrantes de l’ouzo, du pipi de chat et de l’aubergine frite. Il y a aussi des estaminets où le vin résiné accompagne une moussaka agrémentée de feuilles de vigne qui ont préalablement servi à couvrir de pudeur la virilité des éphèbes locaux, marins ou bergers ; voilà un recyclage bien sympathique.
On vient de partout à Byblos, ordinairement au mois d’août, pour assister à la remise annuelle des diplômes de bibliothécaire. A peine descendus des caïques ou felouques qui les ont amenés du continent, les impétrants se déshabillent et revêtent seulement une toge faite d'un voile presque transparent sur lequel sont imprimées, comme en filigrane, les lettres de tous les alphabets du monde. Puis ils se dirigent en procession vers le point culminant de l'île, là où se tient un temple qui fut dédié jadis à Clito et Tauris, ces obscures déesses d'un mystérieux savoir. Le temple est flanqué aujourd'hui d'un phare dont on doit l'érection tardive à un architecte enfin éclairé, Erecteïon, oui c'est son nom. Cet humaniste a aussi transformé la structure initiale du temple, qui était celle d'un livre fermé, en une structure plus aérée symbolisant l'ouverture à l'alphabet et à tout.
Après le sacrifice rituel d’un book symbolique par deux forts et beaux Hellènes, les inséparables Phellatris et Phalloris, voilà que ceux-ci annoncent l’arrivée attendue du bibliothécaire-en-chef Priapos : « Ecce super homo ! » crient-ils dès que le demi-dieu apparaît sur le parvis du temple, nimbé de son aura. Le Grand Bibliophile lève alors les bras et psalmodie, dans des langues connues et inconnues, des paroles sacramentelles venues du fond des âges : « Zorba, Zorba ! Thalassa, Thalassa ! Amenez l'mouton, amenez l’mouton ! Et cetera, et cetera. […] ». Et cette litanie ésotérique se continue par la lecture des versets d’un livre dont un pâtre — il est tout petit mais s'appelle Macrophallos — tourne la page à chaque nouvelle incantation. Pour clore ce préambule, et comme pour entrer enfin dans le vif du sujet, le grand-prêtre finit par tourner lui-même le page sous les acclamations de la foule enthousiaste. On passe alors au chapitre suivant.
Pour bien comprendre la suite il faut savoir que la façade du temple est orientée vers le sud. Sur le parvis, Priapos est placé sur l'axe des lumières, face au soleil couchant et le phare dans le dos. Les impétrants, arrivés par l'ouest de la colline, regardent dans la même direction que Priapos pour les mêmes raisons sibyllines. Pour s’approcher du Maître sans se détourner du Ponant, ils doivent donc marcher à reculons, ce qu’ils font, hé !
Vers Priapos donc cette troupe recule ; et ce n'est pas seulement sur le front qu'elle porte une mâle assurance (1) dès lors que le Maître tire solennellement de sous sa robe cérémonielle un goupillon gigantesque qui va maintenant lui servir à bénir les novices. Profondément pénétré d’abord par le fondement de l’intumescence intangible de Priapos, chaque impétrant baise ensuite le sceptre ithyphallique en y humectant ses lèvres d'une goutte baptismale. Puis, après un coup de tampon de Macrophallos, il reçoit le précieux diplôme que l'homoncule lui tend par derrière (2) (3) — par derrière forcément puisqu'on aura compris que c'est Priapos qui se trouve maintenant par devant. Ce protocole vieux de plus de 2000 ans, strictement codifié et scrupuleusement suivi, avec le retournement du sujet entre les deux officiants, et avec le fameux coup de tampon final, fait toute la force de cette illustre tradition initiatique.
Puis la cérémonie se termine, laissant place à la fête. Jeux, ris, cris et autres esbaudissements se mêlent aux bêlements des ovidés conviés à prendre part aux agapes. On passe le reste de la nuit à boire, on s'amuse à cracher loin le noyau des olives que l'on cueille en se faisant la courte-échelle, on danse en frappant joyeusement dans ses mains et en s'envoyant des tapettes inopinées, tout le monde est gai. Oui, c’est une fraternité bucolique qui appâte (à papier) désormais tous ces potes. Chacun fait la connaissance des autres et élargit ainsi le cercle (littéraire) de ses amis. Ici et là, en riant, certains sautent dans des barriques d'huile d'olive puis se frictionnent mutuellement en se faisant moult chatouilles et autres grattouilles, poil au nez ; ainsi lubrifiés, il construisent alors une variante de la brouette maltaise figurant sur un manuscrit ancien que l'on vient juste de découvrir dans la bibliortèque d'un monastère du mont Athos (4). D'autres amateurs se tiennent à la queue leu leu et exécutent une ronde autour d'une statue montrant Castor en train de lire tout en se faisant forbazouiller par Pollux. Enfin quelques intellectuels préfèrent étudier le mécanisme savant d'un nouveau moulin à pédales conçu spécialement pour le papier vergé et que l’on a érigé ici pour la circonstance. Bientôt tous ces amis se retrouvent attachés entre eux autant qu'aux valeurs qui les réunissent. La nuit est claire, l'air est calme, tout est simple.
Mais voilà qu’il fait jour et que c’est déjà demain. Les nouveaux bibliothécaires, heureux et fatigués, marqués désormais profondément par la chose du Livre, eux-mêmes imprimés en quelque sorte et devenus les prosélytes d'une sacrée théorie, vont pouvoir se retirer à l'ombre de leurs propres rayonnages puis encadrer là le parchemin qu'ils viennent d'acquérir, les yeux à jamais embués par l’émotion que suscite une si belle et si riche manifestation de l’esprit humain.
Seules les brebis et les chèvres redoutent peut-être la prochaine répétition de cette cérémonie. Mais comme elles ne savent pas lire ni écrire, ni même parler, on ne va pas en faire tout un fromage, hein !
(1) Pierre Corneille dixit. Cliquer ici.
(2) Homoncule = petit homme.
(3) Homoncule ! Ainsi s'exclament les jeunes bergers qui redescendent du mont Athos après y être montés faire la féta avec les moines cénobites. On se doute que c'est également l'exclamation des impétrants de Byblos au moment où le petit Macrophallos envoie son coup de tampon.
(4) La brouette maltaise. Importée d'Egypte où elle constituait un divertissement aussi philosophique que populaire, la brouette à six éléments fit rapidement fureur dans les gymnases de Sparte et d'Athènes. Homère en fait mention dans L'Odyssée, et on sait que certains détails de son montage furent révisés par Archimède lui-même. Elle devint ensuite une épreuve très appréciée aux jeux isthmiques, néméens et pythiques, et aux Olympiades également. On la pratiquait volontiers lors des universités d'été de Byblos, voir ci-dessus. Au onzième siècle, des anachorètes crétois en développèrent quelques variantes (peu orthodoxes) pour groupe de dix à quinze. Ce sont des croisés ouverts à toute culture qui, au retour de Malte, d'Epire et de Palestine, ont introduit et popularisé la brouette maltaise en Europe occidentale. Au 14e siècle, Dagobert de la Butte aux Piles l'a décrite très analytiquement dans sa pièce de théâtre Le Grand Inquisiteur. Bien qu'elle fût évidemment interdite de brouette à cause de son sexe, Mme de Sévigné en fit un éloge célèbre. A à la fin du 18e siècle, grâce à Voltaire, la brouette maltaise devint un vecteur des Lumières repris scientifiquement par le mathématicien français Gaspard Monge puis, beaucoup plus tard dans les années 1920, par le physicien hollandais Balthazar Van der Pol. Pour en savoir plus sur l'histoire et la technique de la brouette maltaise, cliquer ici.
Alain Le Pourhiet et Jacques Theillaud
diplômés des Calanques Grecques
historiens de la brouette maltaise
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