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UN AUTO-PORTRAIT DAGUERRIEN

(extrait de la revue Photographies, n°4, avril 1984)



Analyse

      Dès le premier regard, ce daguerréotype surprend par la diversité des objets dont a voulu s’entourer le modèle : instruments professionnels de mécanique expérimentale, matériel de loisirs photographiques, portraits de famille ; les trois appuis fondamentaux de son univers quotidien sont représentés autour de lui. On observe qu’une ficelle — dont la présence est inattendue dans cet ensemble ordonné et complet — a bougé pendant la prise de vue ; elle n’a donc pu servir qu’à déclencher un système d’obturation mécanique. On sait qu’à l’époque daguerrienne ces obturateurs étaient inutiles en raison de la longueur des temps d’exposition. Ils étaient donc rares ; on s’en servait pour réaliser des auto-portraits ou, plus généralement, dans le cadre d’une recherche technique. On ne s’étonne donc pas que notre personnage, intéressé à la mécanique et à la photographie, ait conçu lui-même un obturateur automatique, mettant ainsi son savoir-faire professionnel au service de son passe-temps.
       Le contraste entre l’arrangement méthodique des divers objets et le désordre de la ficelle accentue les deux pôles de l’image au point qu’on ne sait plus lequel est le principal. C’est par le désordre que l’ordre nous apparaît, et cette photographie illustre de façon amusante un principe général d’analyse (s’appliquant autant aux systèmes scientifiques qu’aux systèmes socio-économiques ou artistiques) qui associe la genèse de formes ordonnées à des mécanismes en apparence confus et chaotiques. L’ingéniosité de l’auteur a ainsi un double rôle : actif dans la réalisation technique de l’obturateur, passif dans la mesure où elle celle-ci est devenue un motif de la composition. Plus qu’un outil astucieux, la ficelle est alors désignée comme un complice et, plus qu’une pièce à conviction, elle apparaît comme une signature.
       Dans le contexte général de l’image, il est permis de penser que c’est encore un daguerréotype que le personnage tient dans ses mains et privilégie de son regard. En refusant de fixer l’objectif, il s’efface devant cet objet caché dont il fait le symbole final et vivant de la création photographique, coeur et véritable personnage principal de la composition. Ce n’est donc pas dans les critères classiques du portrait qu’il faut chercher la motivation de cette mise en scène, car ces critères sont ici complètement dégénérés : ce tableau, unique, secret et intimiste, n’est destiné à personne sinon à son propre contenu et à ce qu’il représente. Le metteur en scène orchestre la révélation de ce contenu et, en s’y reléguant lui-même à un rôle modeste de figuration, il sublime son portrait en un implicite et remarquable éloge de l’art photographique naissant. En effet, s’il est banal d’affirmer que, dans cet environnement intime et agencé, l’oeil de la chambre photographique est celui que le personnage porte sur lui-même, cette image représente en fait plus que cela. Dans ce rare autoportrait daguerrien que l’histoire livre à notre curiosité, c’est la photographie elle-même que nous apercevons : jeune, étonnée, enthousiaste, inventive, elle est prise par jeu à son propre miroir et découvre ainsi, le temps d’une pause, une nouvelle facette de ses possibilités.

 

Description technique

      Du balcon devant lequel cette photographie est prise, on a vue sur la façade d’un immeuble présentant deux hautes fenêtres d’amphithéâtre ; la petite distance qui sépare les deux bâtiments laisse supposer leur appartenance au périmètre d’un même centre académique. Le modèle expérimental de machine mécanique et la presse à vis indiquent également que la photographie a été prise dans un laboratoire ou un bureau d’université, où notre personnage pourrait être professeur. Les autres objets présents démontrent clairement l’intérêt que celui-ci porte à la photographie. À ses pieds, on remarque une petite chambre à tiroir de format quart de plaque ; la position fixe du tiroir se maintient à l’aide d’une vis moletée située sur la partie supérieure arrière de la chambre, particularité peu commune que l’on trouve sur certains des premiers appareils fabriqués par la maison Chevalier, à Paris. L'objectif à portraits possède une mise au point fine par crémaillère supérieure. Sur la table est posé le livre de Charles Chevalier, intitulé "Mélanges photographiques", dont la date de parution (1844) permet de situer notre daguerréotype. Le titre du livre n’est pas inversé, ce qui prouve que l’appareil de prise de vue posséde un redresseur optique, système que Charles Chevalier fut justement l’un des premiers à fabriquer et à commercialiser. Tout près de ce manuel, le personnage expose des photographies faites par lui ; en associant ainsi ses propres exercices au livre du maître, il honore l’enseignement qu'il en a tiré. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les deux hommes se soient connus, Charles Chevalier étant très introduit dans les milieux scientifiques (1). Un des daguerréotypes représente une femme ; l'autre, tout à gauche sur la photographie, est à peine visible en raison de l’oxydation de la plaque argentée. On remarque aussi la présence d’un flacon en verre qui symbolise les opérations chimiques nécessitées par la daguerréotypie, sans lequel cet hommage à la photographie eût été incomplet. La ficelle de déclenchement a bougé durant la prise de vue, mais une partie est restée rectiligne du fait de la tension élastique. Il n’est pas étonnant que le mouvement du personnage n’apparaisse pas ; cela résulte soit du retard de transmission dû à l’élasticité du fil, soit d’un système mécanique assurant le temps mort qui a permis au personnage de s’immobiliser. On remarque que la chambre à tiroir posée sur le sol possède une tige penchée qui part de la partie frontale supérieure de l’appareil et se termine à la verticale de l’extrémité de l’objectif ; peut-être cette tige est-elle impliquée dans un mécanisme d’obturation. Enfin, le personnage lui-même n'a pas encore été identifié. En tout cas, la comparaison avec les portraits connus de Charles Chevalier montre qu’il ne s'agit pas de l ’illustre inventeur.

(1) Opticien à Paris, c’est Charles Chevalier qui, en 1827, avait mis en relation Nièpce et Daguerre qui étaient tous deux ses clients. Dès la divulgation des principes de la daguerréotypie en 1839, et jusqu'à sa mort en 1859, il fabriqua du matériel photographique de très grande qualité et conçut des perfectionnements permanents aux techniques de la prise de vue. [Cliquer ici pour accéder à une biographie de Charles Chevalier.]

Alain Le Pourhiet

 

Lire ici un commentaire de cet article par Jean-Pierre Montier : De l'empreine photonique à la trace du sujet : suivre la ficelle... Référence complète : Traces de soi en régime totalitaire, dans Traces photographiques, traces autobiographiques, dir. Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 119-130.

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