Analyse
Dès le premier
regard, ce daguerréotype surprend par la diversité des
objets dont a voulu s’entourer le modèle : instruments
professionnels de mécanique expérimentale, matériel
de loisirs photographiques, portraits de famille ; les trois appuis
fondamentaux de son univers quotidien sont représentés
autour de lui. On observe qu’une ficelle — dont la présence
est inattendue dans cet ensemble ordonné et complet — a
bougé pendant la prise de vue ; elle n’a donc pu servir
qu’à déclencher un système d’obturation
mécanique. On sait qu’à l’époque daguerrienne
ces obturateurs étaient inutiles en raison de la longueur des
temps d’exposition. Ils étaient donc rares ; on s’en
servait pour réaliser des auto-portraits ou, plus généralement,
dans le cadre d’une recherche technique. On ne s’étonne
donc pas que notre personnage, intéressé à la mécanique
et à la photographie, ait conçu lui-même un obturateur
automatique, mettant ainsi son savoir-faire professionnel au service
de son passe-temps.
Le contraste entre l’arrangement
méthodique des divers objets et le désordre de la ficelle
accentue les deux pôles de l’image au point qu’on
ne sait plus lequel est le principal. C’est par le désordre
que l’ordre nous apparaît, et cette photographie illustre
de façon amusante un principe général d’analyse
(s’appliquant autant aux systèmes scientifiques qu’aux
systèmes socio-économiques ou artistiques) qui associe
la genèse de formes ordonnées à des mécanismes
en apparence confus et chaotiques. L’ingéniosité
de l’auteur a ainsi un double rôle : actif dans la réalisation
technique de l’obturateur, passif dans la mesure où elle
celle-ci est devenue un motif de la composition. Plus qu’un outil
astucieux, la ficelle est alors désignée comme un complice
et, plus qu’une pièce à conviction, elle apparaît
comme une signature.
Dans le contexte général
de l’image, il est permis de penser que c’est encore un
daguerréotype que le personnage tient dans ses mains et privilégie
de son regard. En refusant de fixer l’objectif, il s’efface
devant cet objet caché dont il fait le symbole final et vivant
de la création photographique, coeur et véritable personnage
principal de la composition. Ce n’est donc pas dans les critères
classiques du portrait qu’il faut chercher la motivation de cette
mise en scène, car ces critères sont ici complètement
dégénérés : ce tableau, unique, secret et
intimiste, n’est destiné à personne sinon à
son propre contenu et à ce qu’il représente. Le
metteur en scène orchestre la révélation de ce
contenu et, en s’y reléguant lui-même à un
rôle modeste de figuration, il sublime son portrait en un implicite
et remarquable éloge de l’art photographique naissant.
En effet, s’il est banal d’affirmer que, dans cet environnement
intime et agencé, l’oeil de la chambre photographique est
celui que le personnage porte sur lui-même, cette image représente
en fait plus que cela. Dans ce rare autoportrait daguerrien que l’histoire
livre à notre curiosité, c’est la photographie elle-même
que nous apercevons : jeune, étonnée, enthousiaste, inventive,
elle est prise par jeu à son propre miroir et découvre
ainsi, le temps d’une pause, une nouvelle facette de ses possibilités.
Description technique
Du balcon devant lequel
cette photographie est prise, on a vue sur la façade d’un
immeuble présentant deux hautes fenêtres d’amphithéâtre
; la petite distance qui sépare les deux bâtiments laisse
supposer leur appartenance au périmètre d’un même
centre académique. Le modèle expérimental de machine
mécanique et la presse à vis indiquent également
que la photographie a été prise dans un laboratoire ou
un bureau d’université, où notre personnage pourrait
être professeur. Les autres objets présents démontrent
clairement l’intérêt que celui-ci porte à
la photographie. À ses pieds, on remarque une petite chambre
à tiroir de format quart de plaque ; la position fixe du tiroir
se maintient à l’aide d’une vis moletée située
sur la partie supérieure arrière de la chambre, particularité
peu commune que l’on trouve sur certains des premiers appareils
fabriqués par la maison Chevalier, à Paris. L'objectif
à portraits possède une mise au point fine par crémaillère
supérieure. Sur la table est posé le livre de Charles
Chevalier, intitulé "Mélanges photographiques",
dont la date de parution (1844) permet de situer notre daguerréotype.
Le titre du livre n’est pas inversé, ce qui prouve que
l’appareil de prise de vue posséde un redresseur optique,
système que Charles Chevalier fut justement l’un des premiers
à fabriquer et à commercialiser. Tout près de ce
manuel, le personnage expose des photographies faites par lui ; en associant
ainsi ses propres exercices au livre du maître, il honore l’enseignement
qu'il en a tiré. Il n’est d’ailleurs pas impossible
que les deux hommes se soient connus, Charles Chevalier étant
très introduit dans les milieux scientifiques (1). Un des daguerréotypes
représente une femme ; l'autre, tout à gauche sur la photographie,
est à peine visible en raison de l’oxydation de la plaque
argentée. On remarque aussi la présence d’un flacon
en verre qui symbolise les opérations chimiques nécessitées
par la daguerréotypie, sans lequel cet hommage à la photographie
eût été incomplet. La ficelle de déclenchement
a bougé durant la prise de vue, mais une partie est restée
rectiligne du fait de la tension élastique. Il n’est pas
étonnant que le mouvement du personnage n’apparaisse pas
; cela résulte soit du retard de transmission dû à
l’élasticité du fil, soit d’un système
mécanique assurant le temps mort qui a permis au personnage de
s’immobiliser. On remarque que la chambre à tiroir posée
sur le sol possède une tige penchée qui part de la partie
frontale supérieure de l’appareil et se termine à
la verticale de l’extrémité de l’objectif
; peut-être cette tige est-elle impliquée dans un mécanisme
d’obturation. Enfin, le personnage lui-même n'a pas encore
été identifié. En tout cas, la comparaison avec
les portraits connus de Charles Chevalier montre qu’il ne s'agit
pas de l ’illustre inventeur.
(1) Opticien à Paris, c’est Charles
Chevalier qui, en 1827, avait mis en relation Nièpce et
Daguerre qui étaient tous deux ses clients. Dès
la divulgation des principes de la daguerréotypie en 1839,
et jusqu'à sa mort en 1859, il fabriqua du matériel
photographique de très grande qualité et conçut
des perfectionnements permanents aux techniques de la prise de
vue. [Cliquer ici pour accéder à une biographie de Charles Chevalier.]
Alain Le Pourhiet
Lire ici un commentaire de cet article par Jean-Pierre Montier : De l'empreine photonique à la trace du sujet : suivre la ficelle... Référence complète : Traces de soi en régime totalitaire, dans Traces photographiques, traces autobiographiques, dir. Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 119-130. |