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Dans les fantasmes d’une jeune vierge


           La nouvelle production de la Salomé de Richard Strauss, l’avant dernier spectacle de Nicolas Joël au Capitole, vient de sérieusement diviser le public toulousain, non sur la qualité irréprochable de l’interprétation mais sur la mise en scène.

           Le roumain Pet Halmen, un habitué des lieux, a signé l’intégralité de cette production : mise en scène, décors, costumes et éclairages. Il est donc venu affronter le verdict du public, seul bien sûr. L’accueil, à vrai dire, a été plutôt sanglant. A part quelques personnes s’égosillant à hurler au génie, la majorité du public a clairement manifesté son mécontentement. En fait, qu’en est-t-il exactement ?

           En l’absence de notes d’intentions dans le programme, toutes les options sont ouvertes quant à la vision que le public peut avoir de ce spectacle. Au centre d’une scène entourée d’une passerelle, un cercle lumineux délimite l’entrée de la citerne dans laquelle est emprisonné le prophète Jochanaan. Salomé, sandalettes aux pieds, petite robe blanche et bas rouges, blonde frisée, fait son apparition dans cet univers profondément sombre, dominé par une Lune gigantesque. A ses mains, un cahier rose, genre carnet intime de jeune fille. Autour d’elle, tout un monde va se démener dans une vraie course à l’abîme dont on connaît le final. Ce personnage est-il notre contemporain ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que tous ceux qui l’entourent appartiennent à un espace temps en complète déflagration. Il est alors permis de supposer que toutes les scènes qui font l’action sont la projection du subconscient d’une jeune fille en proie à ses premiers fantasmes sexuels, mais également ses premiers cauchemars.

           Sans vouloir être exhaustif, citons tout de même, en scène liminaire, l’abattage systématique d’hommes et de femmes nus d’un coup de pistolet dans la tête, parabole des camps d’extermination nazis, les costumes des gardes et du Page tout droit sortis de l’imaginaire du meilleur de la BD type héroic fantasy, flirtant avec Moebius et Bilal, le fauteuil « vivant » d’Hérodias, parfaite illustration de l’assujettissement de l’Homme par l’Homme. Comment oublier également la discussion théologique entre les Juifs assistés par leurs ordinateurs portables, l’arrivée d’un attelage de femmes nues à quatre pattes, tenues en laisse par un esclave d’Hérodias, l’érection au centre de la scène d’un gigantesque phallus transparent au centre duquel, prisonnier, Jochanaan devient l’objet explicite des attentes de Salomé, cette dernière dansant des pas de valse avec les Juifs en caleçons, lors de la fameuse danse des sept voiles, pendant que de jeunes officiers, torse nu, braguette ouverte, se masturbent benoîtement.

           Ou encore Salomé révélant à la foule la perversité de son beau-père Hérode, lui arrachant perruque et vêtements, le livrant, chauve et en sous vêtements féminins, à la moquerie générale, Hérode encore embrassant Narraboth venant de se suicider et regrettant simplement la disparition de « ce beau Syrien » qu’il avait fait Capitaine trois jours avant, sans trop savoir pourquoi. Au milieu de ce maelstrom orgiaque, Salomé, paradoxalement, demeure relativement passive, comme spectatrice d’un cauchemar intensément érotique.

          La scène finale, d’une beauté, elle, à couper le souffle, fait ouvertement référence à une légende selon laquelle Salomé serait morte du côté de… Saint Bertrand de Comminges. Non, non, internautes toulousains, vous ne rêvez pas. Elle serait tombée dans un lac gelé, la glace se serait immédiatement reformée ne laissant apparaître que la tête, comme sur un plateau d’argent. Donc, ici, point de gardes du corps qui, sur ordre d’Hérode, écrasent sa belle-fille sous leurs boucliers, mais une gigantesque cape blanche qui accompagnera Salomé lors sa chute dans la citerne de Jochanaan, sous un ciel constellé d’étoiles. C’est vrai que cela fait beaucoup de choses à intégrer, avec une cohérence fort peu évidente, si ce n’est de montrer la brutalité ainsi que la trivialité de l’Homme livré à ses fantasmes et au pouvoir absolu. […]

Robert Pénavayre


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Salomé et le phallus bleu


          Une mise en scène qui marque, c'est d'abord celle où les images restent au service du récit en le projetant d'emblée dans l'universel. De ce point de vue, celle de la nouvelle Salomé de Richard Strauss présentée pour clo

re l'ultime saison toulousaine de Nicolas Joël, nommé à la direction de l'Opéra de Paris, est l'une des plus impressionnantes et des plus belles qui se puissent imaginer. Elle est signée du grand scénographe d'origine roumaine Pet Halmen. C'est peu de dire qu'elle est esthétiquement belle. Elle est tout à la fois simple, claire, poétique à souhait et provocante comme peut l'être un relevé de cure psychanalytique ou un mythe antique tout éclaboussé de sang. Epousant en cela la violence du texte d'Oscar Wilde comme de la partition de Strauss, Pet Halmen ne veut y voir qu'un huis-clos de femmes. L'homme ne s'y inscrit qu'en creux, si l'on ose dire : Iokanaan fuyant la femme dans la logorrhée de son fanatisme religieux, et Hérode s'assimilant à elle jusque dans le travesti féminin rose qu'il révèle soudain durant la transgression que constitue la fameuse danse de Salomé.

           Le sexe de la femme, même masqué par une stylisation poétique, constitue donc le lieu géométrique du spectacle sous la forme symbolique de deux cercles, l'un vertical, l'autre horizontal. D'abord, le disque de la lune qui crève le noir du fond de scène, tantôt couleur d'aigue marine lorsqu'il représente la pureté argentine et virginale de l'adolescente, tantôt rouge sang dès que montent des profondeurs de la citerne les imprécations de Iokanaan contre Hérodiade, mère et rivale de Salomé ; ensuite, la citerne elle-même qui est aussi table du sacrifice, formée de cercles concentriques, et où croupit le prophète, objet du désir monomaniaque de l'héroïne. Deux cercles pour tout décor : la lune emblème de la féminité, et la citerne, réservoir des désirs inavoués et refoulés prêts à surgir à la moindre pulsion... et Dieu sait si cette musique n'est que pulsions !

          C'est ce jaillissement perpétuel comme une lave en fusion montant du tréfonds de la psyché de Salomé que visualisent tant ce décor que la direction d'acteurs époustouflante – l'un n'allant jamais sans l'autre – de Pet Halmen. Une fois que Salomé a vu le prisonnier, les dés sont jetés, le destin noué: ce que veut Salomé, le diable le veut, et ce diable, c'est, bien sûr, le désir d'enfanter, le cri de l'espèce qui transcende les corps et les âmes des individus. Ce cri de l'inconscient freudien se fait entendre dans la fosse d'un orchestre somptueux et sauvage qui prolonge celui de Wagner et annonce celui de Berg jusque dans ses caresses les plus ambiguës, depuis l'éveil du désir amoureux dans la douceur jusqu'au déchaînement du sanglant Liebestod, version Dr Freud, de Salomé revêtue d'un voile de mariée s'immergeant lentement dans la citerne pour mieux se fondre avec l'amant qu'elle a rêvé.

           Mais l'image la plus osée, la plus extraordinaire d'une soirée forte en émotions se situe en lieu et place de la fameuse danse de Salomé qui, bien évidemment, ne dansera pas, mais montrera avec le réalisme le plus cru en quoi consiste le voyeurisme de son beau-père Hérode. Lorsque le thème de la danse sourd de la fosse, surgit de la citerne, tel un menhir de la mer se découpant sur le rouge de la lune, un immense phallus bleu, à peine stylisé, qui laisse deviner par transparence la silhouette de Iokanaan comme un foetus dans un bocal. Le silence de la salle dit assez la prégnance de ces noces de sang sur le spectateur. Salomé s'allonge sur la table de sacrifice et offre à Hérode le spectacle de l'Origine du monde tandis que les cinq juifs, en caleçon blanc et chapeau melon, lui arrachent, comme par jeu, ses bas et sa petite culotte roses: le divan du Dr Freud s'invite au théâtre.

           Tout cela ne peut fonctionner que grâce au contrepoint sublime dessiné par Pinchas Steinberg à la tête d'un orchestre du Capitole des grands soirs et à une distribution totalement engagée dans l'aventure. Certes, au gré des souvenirs, on peut imaginer d'autres voix pour tel rôle, mais l'incarnation est d'une telle justesse, d'une telle maîtrise du corps et du geste qu'on reste confondu d'un tel résultat ! La Salomé de la Finlandaise Camilla Nylund se situe entre Lolita et L'Ange bleu, le Iokanaan du Danois Morten Frank Larsen impressionne par sa voix et son physique. Chapeau au Narraboth germano-argentin de Martin Mühle. Mais le couple allemand des parents dévoyés est de très grande classe, et c'est plus rare, avec le grand ténor Thomas Moser en Héode ambigu à souhait, et son épouse Doris Soffel.

          Une très grande soirée de théâtre et de musique.

Jacques Doucelin


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Salomé lunaire

 

Un orchestre et des voix superbes font triompher l’œuvre de Richard Strauss

 
           En livrant Salomé à Pet Halmen, dont on a déjà éprouvé le style de bande dessinée criarde et l'esthétique plastifiée et saturée, le Capitole a fait un choix plus malicieux que dangereux.
           On connaît trop les névroses, les refoulements et les relâchements, les pulsions sensuelles et morbides de Salomé pour s’inquiéter d’une petite maltraitance scénique à coups de néons de supermarché, de combinaisons synthétiques, de travestissements poussifs, de grimaces pseudo-lubriques et d’accessoires de sex-shop, aussi volumineux soient-ils.
           Pour cette seule raison, la tête de Pet Halmen, qu’une partie du public a réclamée, ne lui sera pas offerte, d’autant que dans ce Luna Park, si l'on excepte le ridicule somme toute inoffensif du strip-tease d’Hérode, il y a une certaine cohérence et d'indéniables beautés – ainsi l’omniprésence de cette immense Lune, déesse primitive de la fécondité et symbole du désir féminin, et la magnifique scène finale, dans laquelle Salomé, jusqu'alors petite fille capricieuse, devient, dans son immense voile et sous un ciel étoilé, grande prêtresse des mystères de l'amour.

Séduction toxique

           Indifférents donc à quelques outrages de pacotille, le poème et la musique gardent intacte leur séduction toxique, et, tel un dégagement de trichlorure d'azote sur un tas d'ammonitrate humide et confiné, une réaction chimique de sensualité explosive finit par tout embraser.
           Catalyseur d'exception, l'orchestre, manipulé par Pinchas Steinberg, engendre et propage dans les membres et dans les cerveaux l'onde de ce somptueux cataclysme musical.
           La Salomé de Camilla Nylund, longtemps réduite à l'état de poupée crispante, déchire finalement cette forme étroite, et laisse éclater, sans jamais en perdre la maîtrise, une étincelante fureur vocale.
           Thomas Moser, malgré les souffrances vestimentaires qui lui sont imposées, est un vieux tétrarque superbement indigne, Doris Soffel est une Hérodias vicieuse et efficace, et Morten Frank Larsen un Jokanaan aux imprécations vertigineuses.

Laurent de Caunes


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