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(novembre 2006)


ONERA  MAMMOUTH

      Lorenzo Figura, un brillant étudiant italien accueilli à Sup'Aéro dans le cadre du projet européen ERASMUS, s'étonne de l'absence de publication des recherches effectuées sous ma direction lors de son stage à l'ONERA. C'est que son travail a été fait conjointement dans deux départements d'administration différente, et qu'aucun minime budget n'a pu à être débloqué ensuite pour achever cette étude et mettre ses résultats en forme. La lourdeur administrative de la machine ONERA et le positionnement de petits chefs, font passer à la trappe des résultats scientifiques importants. Lorenzo Figura, à qui je réponds ci-dessous - avec copie au président de l'ONERA, au DGA et au ministre de tutelle (Armées) - a postulé aux Graduate Schools du Caltech, du MIT, de Princeton et de Yale, aux États-Unis. J'ai fortement appuyé toutes ses candidatures et Lorenzo fait actuellement son doctorat à l'université Yale.

Bonjour Lorenzo,

      Suite à ton excellent rapport sur le travail de stage qui t’avait été proposé, j'avais travaillé à mon tour pour trouver la loi de commande susceptible de supprimer la vibration étudiée. Les résultats de ta simulation étaient parfaits, et j'ai pu reproduire sur un modèle simple les phénomènes que tu avais observés et mesurés. Il s'est avéré que le système se comportait exactement comme un oscillateur de Van der Pol, et que l'on retrouvait avec une extrême précision les fameux et mystérieux seuils théoriques de synchronisation. Nous venions donc de démontrer que l'apparition des allées de Von Karman correspondait à la stabilisation, par un fort amortissement non-linéaire, d'une instabilité linéaire (cycle limite), et on peut imaginer l'impact que ce résultat aurait pu avoir, ainsi que les recherches aval qu’il aurait suscitées, si tout ce travail avait été publié comme il aurait dû l'être. On sait en effet que le problème des allées de Von Karman a toujours été d'un intérêt particulier pour les chercheurs en aérodynamique.

      Le phénomène vibratoire ayant été identifié comme un oscillateur de Van der Pol, la mise en route de mes algorithmes pour trouver un contrôle actif optimal était alors facile, et je l'ai rapidement trouvé. Malheureusement il n'a pas été possible en retour d'implanter cette commande sur ta superbe simulation, ni donc de vérifier les performances attendues ; en effet, la co-responsable de ton stage au département d’Aérodynamique (DMAE) ne demandait qu’un mois de travail (c’est peu !) pour assimiler les principes de ton logiciel et retrouver les règles de son fonctionnement, mais ce simple mois lui a été refusé par sa « hiérarchie ». Auprès de son homologue du DMAE, les efforts de C.B., alors directeur du Département de Commande des  Systèmes (DCSD) et tout heureux d'une collaboration aussi fructueuse, sont restés vains. Quand on voit certaines choses qui sont produites à l'ONERA à grands renforts de subventions d'opportunité discutable, on pourrait s'étonner de cet abandon. Mais non, l'ONERA devient un gros machin tout interne qui génère de l’entropie et de l'incohérence ; notre épisode caricatural en est révélateur.

      J'avais parlé aussi de ce problème à un directeur du CERT impuissant comme par principe, à un directeur général scientifique indifférent, et même au président de l’ONERA si lointain et si peu concerné ! Le directeur de DMAE et l’un de ses barons se renvoyaient la responsabilité du refus, ainsi qu’une balle rebondissant sur deux murs inertes, un jeu ; des chiffres dans les tableaux administratifs, et leurs propres travaux, semblaient seulement intéresser ces deux-là. L'évidence de l'impact international de notre recherche et la certitude d'une publication majeure à venir, dans la suite de celle, très remarquée, qui avait déjà été faite dans le cadre d’un projet fédérateur précédent, auraient dû pourtant, me semble-t-il, faire ouvrir quelque modeste cagnotte. Hélas ! les décideurs de DMAE, furent incapables ou n’eurent pas la volonté de débloquer un seul sou, et dix mois de travail déjà effectué en furent annihilés et passés aux oubliettes ; c’est là du gaspillage et du mépris ; un comportement lamentable et contraire, je l'espère, à  la mission de l'ONERA. Je me demande même, devant une telle absurdité, s'il n'avait pas existé une querelle inter-départementale et souterraine dont nos efforts auraient alors pâti. Plutôt écœuré, ce n’est que de vaine lutte que je laissai le système à ses contradictions et que je décidai d’avancer la date de mon départ à la retraite.

      Par des contacts personnels je m’étais aussi mis en relation avec deux médecins intéressés, le professeur Benabid (Université de Grenoble, Académie des Sciences) et le professeur Agid (Hôpital de La Pitié-Salpêtrière) pour proposer mon expérience au contrôle actif des tremblements parkinsoniens mono-fréquentiels. Mais une telle entreprise ne se fait pas sans énergie politique, et le mol intérêt du directeur scientifique pour ce fol projet, alors que l’ONERA n’arrivait même pas à assumer la poursuite du projet dans sa phase aérodynamique, en désignait l’utopie. J’imagine pourtant, avec une amertume que je ne cache pas, l’enthousiasme qu’aurait suscité cette idée novatrice dans certains pays vraiment soucieux de fédérer des recherches et de leur trouver des retombées pratiques multi-disciplinaires.

      Il est clair que dans un organisme normal tout cela ne serait pas arrivé. Je souhaite bien sûr que notre travail soit repris par d'autres maintenant. A l'institut de Mécanique des Fluides de Toulouse, on travaille depuis longtemps sur les allées de Von Karman, et je sais que nos résultats sont pris en compte dans de nouvelles réflexions sur le sujet ; je m’y emploie. Je sais également, suite à un échange de courrier consécutif à ma première publication, que l'on s'intéresse à cette étude au MIT, à Boston ; c'est tant mieux pour les chercheurs de là-bas et c’est tant pis pour l’ONERA. Laisser partir des cerveaux aux USA est certes une faille grandissante de la recherche française, un début reconnu de sous-développement ; mais laisser partir des idées déjà toutes ficelées, au seuil de leur éclat, c'est de la vraie connerie.

      Lorenzo, tu as été un stagiaire particulièrement brillant et lors de ta soutenance, à Sup'Aéro, le jury t'a félicité au mieux de ce qui est possible. Personnellement, je n'avais jamais vu, durant toute ma carrière, un étudiant assimiler aussi vite et aussi complètement un sujet étranger à sa formation initiale. Tu réussiras de manière remarquable, c'est pour moi une certitude. Tiens-moi informé des événements de ta vie scientifique, merci. Un de mes bons amis, E. F., un Français, est professeur au MIT (Automatic Control). Si tu vas te balader par là, tu peux le rencontrer. Je serai toujours disposé à dire à quiconque le bien que je pense de toi.

     Très cordialement.

     Alain Le Pourhiet