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        Le message d'ALePour est très intéressant, et pose des questions qui sont à la base même des recherches de l'OuLiPo, si je ne m'abuse. Sa notion de « mot propre » (proportionnel à lui-même par application de la matrice définissant le produit scalaire) est fort jolie, mais je crains qu'elle ne soit pas facile à exploiter dans le cadre discret de la littérature. En effet, il faudrait soit pouvoir donner un sens aux mots contenant un nombre non entier de lettres (par exemple 2,72 E et 3,14 P !), soit accepter des « mots propres » très longs du genre "AAAAAAAAAAAAAA...BBBBBBBB...ZZZZ", contenant des centaines de lettres. Pas impossible mais peu intuitif. L'exploration de matrices plus riches (que les diagonales de +1 ou -1 précédemment évoquées) est en tout cas fort intéressante, et Nicolas Graner m'a d'ailleurs aussi écrit un message privé à ce sujet. Les matrices non symétriques permettent par exemple d'imposer une règle différente pour les mots qui précèdent ou qui suivent un mot donné. On peut ainsi décider que A peut être suivi par B, mais que B ne peut pas être suivi par A. En imposant des règles sur les normes des mots, plutôt que sur le produit scalaire de deux mots consécutifs,et en choisissant convenablement cette norme, on peut retrouver diverses contraintes classiques, comme le lipogramme ou le monovocalisme, etdonc en trouver des généralisations [remarque de N.G.]. On pourrait par exemple écrire un texte ne contenant que des mots « de genre lumière », c'est-à-dire de norme nulle au sens de la métrique minkowskienne de mon précédent message. (Qu'il parle de lumière ou de relativité ne serait pas plus mal )

       Ce formalisme mathématique permet de décrire assez simplement certaines contraintes plutôt complexes, mais il n'apporte rien de vraiment profond, avouons-le. Tout peut être redit avec de simples mots (parfois lourdement), et aucun formalisme ne saura faire tout seul ce qui nous dépasse pour le moment. Par exemple définir la notion de « qualité littéraire », ou de « l' amélioration »d'un texte » comme l'écrit ALePour. « Qui pourrait démontrer que le vers célèbre de Hérédia  cité par Mr Esposito-Farèse tire sa beauté de l'orthogonalité minkowskienne qu'il y découvre et qu'il qualifie de "sacrément édifiante" ? » 

        L'expression « sacrément édifiante » était la seule qui se rapprochait de « très instructive » et qui contenait le bon nombre de caractères pour mes lignes isocèles. Heredia connaissait évidemment la contrainte du snob hyperbolique, sinon comment aurait-il pu inconsciemment écrire tout un alexandrin la respectant ) ! Plus sérieusement, ces exemples avaient le seul but de démontrer la relative mollesse de cette variante du snobisme caprin.

        « Car le respect trop strict d'une contrainte nuit à la beauté (l'intérêt) qu'elle est censée promouvoir en dernier lieu.» Le fait que le génie se trouve dans la déviation des règles est un joli poncif, mais encore faut-il connaître les règles, c'est-à-dire les rendre suffisamment lisibles si l'on s'écarte de la norme. Beaucoup de monde a écrit à ce sujet, y compris Boulez dans le cadre de la musique contemporaine. Je crois que nous avons déjà vu passer sur cette liste des textes magnifiques et qui respectent scrupuleusement les contraintes annoncées (cf. Perry-Salkow). Je ne vois donc aucune raison de respecter strictement la règle du clinamen, même si l'on y a aussi droit (cf. Perec).

        « A l'aide d'algorithmes savants, on pourrait repérer ses "phonèmes propres" sur des phrases entières (...) » Le travail proposé me semble faisable, mais je ne crois pas que la beauté d'un texte soit cachée dans une pure analyse formellede ses composants. Rappelons au passage que l'oulipienne Valérie Beaudouin a justement écrit un programme analysant le rythme des alexandrins classiques, et déduit quelques règles peut-être inconsciemment respectées par Racine & Corneille selon l'action mise en scène. Ce que propose ALePour serait une généralisation de ce travail remarquable à d'autres aspects formels du texte ; il n'y a « plus » qu'à s'y mettre. Mais une accumulation de connaissances de ce type ne serait qu'un tout petit pas dans la direction d'une création automatique de bonne littérature... Comme l'écrit ALePour : « l'âme du poète échappe aux équations ». Curieusement, le style d'un écrivain n'échappe pas à certains algorithmes de compression de données, comme l'ont démontré Dario Benedetto, Emanuele Caglioti et Vittorio Loreto dans Phys. Rev. Lett. 88, 048702 (2002).. Si l'on compresse (disons avec gzip) un grand nombre d'oeuvres de Balzac, une œuvre supplémentaire du même auteur ne changera pas beaucoup la taille du fichier compressé complet, alors que la présence d'une seule oeuvre de Hugo parmi Balzac aura du mal à être bien compressée. Ça se comprend intuitivement : certaines tournures de phrases sont souvent employées par un même auteur, et les logiciel de compression adorent ça. Mais il est amusant de constater que le simple programme gzip est un excellent outil pour différencie les auteurs, voire pour détecter un faux...


        Amitiés ; Gef_


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