Hommage à Lionel Decramer,
spécialiste du cadastre romain en Afrique du Nord,
pour ses 60 ans

Hommage aussi à son assistant Roland Orion.



LA  HALTE  DES  CARAVANIERS


1

C'est le soir. Sur l'ocre hamada, une houri
Au bord de l'oued à sec a allumé un feu  
Sur lequel, pour jouer, un enfant souffle un peu.
Là-bas sur le djebel, se tient un méhari

Immobile. Tout est calme dans le Rimapée.
L'heure, lentement, glisse dans la nuit. Plus loin
Un sirocco emporte le chant d'un Bédouin
Dont l'écho ponctué semble une mélopée.

On se repose donc, et la journée s'achève.
C'est l'heure familière où l'on taille bavette
En roulant sur la pierre le mil et la galette... 
"Merde !" dit Lionel qui d'un bond se relève.



2


Prends un siège, l'ami, et ne t'asseois par terre !
À quel savant calcul faut-il être occupé
Pour confondre un cactus avec un canapé
Et sans arrière-fond y loger son postère !

On porte sous la tente que l'on a dressée
L'assis transfiguré que mille traits transpercent
Et dont le prosinard à la douleur s'exerce
Déjà au souvenir d'une antique fessée.

Sous la haie de ces pics, quelle déchiqueture !
Les dards sont plantés dru, et qui du mikado
Ne connaîtrait le jeu, va, au bas de ce dos,
Prendre la plus cinglante des déconfitures.

Dans le ciel, la Lune en rit déjà. Sourions.
Des constellations, pour jouer l'intermède,
Pégase descend-t-il délivrer Andromède
Au cactus attachée ? Eh non ! car c'est Orion

Qui vient, providentiel et dont la main excelle.
Le voici. Déjà ses regards en cercle embrassent
La croupe perforée d'où les pointes dépassent.
À ce pot constellé, épique, Orion s'attelle.



3


" Ah ! mon cher Lionel ! mon grand ! ô Bousingot
Errant des sables chauds ! Je suis ton Esculape,
Laisse-moi au culot soigner tes escalopes
Avant que de gravir la voie des escargots. "

L'un donc, tel un chameau, s'accroupit sur le sable ;
Le second va derrière et se met à genoux,
Mais lorsque du premier il lève le burnou...
" Ah ! dit-il, Lionel, tu es méconnaissable ! "

Quel sinistre dégat de noble académie !
N'ayant de Cyrano ni l'art ni la faconde
Ni même son esprit plus de quelque seconde,
Je tente cependant, ici, sa parodie :

Sportif : " Lionel, ton mille altier et ostensible
Au concours de fléchettes a-t-il servi de cible ? "
Ibérique : " Ô vos buttes, olé-olé Señor !
Sont-ce banderillas de mille picadors ? "
Fanfaron : " Pour accompagner une trompette,
Jamais sur un tambour on vit tant de baguettes ! "
Gourmand : " Déguste-t-on ces énormes oursins
Nature ou relevés d'un vinaigre abyssin ?
Retraité : " Pour confectionner cette maquette,
Lionel, combien donc fallut-il d'allumettes ? "
Critique d'art : " Ce concept vaut une fortune ! "
Naturaliste : " Pour fixer tel poisson-lune,
On plonge en du formol seulement tous ces dards
Ou alors on y met en entier son mignard ? "
Emphatique : " Serait-ce Rockfeller, plaît-il,
Qui de tant de derricks te pompe le barril ? "
Botaniste : " Ô l'ami, cette brou barbelée
Protège-t-elle tes noix des basses tripotées ? "
Pudique :
" Oui, oui ! les rais d'une telle cuirasse
Préservent la vertu ; qui la viole y trépasse ! "
Prude : " C'est le martyre de saint Sébastien,
Le côté interdit du tableau du Titien,
La face censurée et qu'on ne montre pas. "
Marin : " Quand on met voile à chacun de ces mâts,
Si Lionel y pète une rafale fière
Tout cela vole-t-il comme une montgolfière ? "
Bengali : " Des lanciers t'auraient pris pour un tigre
Lionel, et attaqué le derrière, bigre !
Te laissant en fuyant cette étrange armada
De javelots et flèches dans le tagada ? "



4


La joute sera rude contre les épieux,
Mais Roland est un preux que rien ne désarçonne.
" Viens Lionel, dit-il, que je te dépoinçonne ",
Et voici un tournoi fait d'actes glorieux.

Don Quichotte fortuit, hardi et provocant,
Il s'escrime, djellâba en sang, théâtral...
Parfois, lançant sa main d'un élan magistral,
Du prose ravagé il extrait sept piquants.

Lionel, sous le velum Roland donc effeuille
Ton pouf hérissonné ! Il t'aime un peu, beaucoup...
Et dans le sable il plante, en rang, là, tous les clous
Qu'à ton cul douloureux, méticuleux il cueille.

Lorsque d'un geste trop brutal Roland retire
Une arête qui perçait la ronde indolence
Et qui l'injuriait de sa vive insolence,
On ouït sous le dais comme un cri d'hétaïre.

Plus doucement, s'il vient à pincer une fesse
Où se recule entière une écharde mutine,
Lionel bombe rond sa motte cabotine 
Et se retourne et dit : " Encore, et me la presse ! "

Ah ! tes fesses, Lionel ! ce sont celles d'Hercule !
L'une semble Maroc, et l'autre Tunisie.
Le piquant d'un cactus, latine fantaisie,
Paraît sur ce cadastre un piquet qui t'encule.

Et le perforé sait, car il a lu Socrate,
Quand Roland oint le galbe où demeure planté
Quelque scrupule aigü, qu'on voit avec doigté
Au cul du philosophe panser notre Hippocrate.

Annibal sur les murs au siège de Carthage,
Voulant faire la nique aux archers de Scipion,
Impudique et joyeux dénuda son croupion ;
Punique, Lionel reçoit son héritage !


5


Par un bout du velum, Lionel sort la tête
Au frais. À l'autre on voit les jambes de Roland
Dehors. L'un, oui,  ronronne et l'autre, grave et lent,
Au rythme de ses soins, lui conte pâquerette

En lui curant les meules ! Au pote qui lui pèle
Les miches, l'un dit les mots que disent les amants
La nuit, quand apaisés des affres et tourments
Du jour, ils se pelotent en se roulant des pelles.

L'harmonie est suave. Une douce piqûre,
Parfois, éveille Lionel benoîtement
Du songe où il glissait délicieusement
En prenant volupté aux jardins d'Épicure.

Quelque sourire alors éclaire la façade
Du percé ravi. Et les tendres paluchettes
De son pieux compère lui font des minouchettes
Et des extases, qui l'eût cru ! Quelle escalade !

Qu'importent maintenant Hamilcar, Adherbal,
Jugurtha le Numide... ! ou même Salammbô
La barbare égérie qui rime avec bobo
Et dont le cuivre inspire un rêve tropical.

Superbe, une Berbère apporte de l'eau chaude,
Une jatte qu'elle pose auprès de ces messieurs
Qui restent, sans un regard pour elle, à leurs cieux...
" Lionel, mon ami, basta pour la belle Aude !"

Et la moukère observe, un instant arrêtée,
Ce groupe singulier qui se compose en paire
Dont la moitié opine alors que l'autre opère
Dans un conte amoral car sans Maure alitée.

Le firmament nacré, du Lion au Capricorne,
Se fige, stupéfait ; car sous les aloès
Et les cacatoès entre Hammamet et Fez,
Nul — au jamais ! —  ne dépassa autant les bornes.

Une chamelle dit : " Comprenez-vous ma sœur
Les rites de ces zouaves ? Quels étranges nomades !
L'un rit, aise et béat, quand l'autre lui pommade
La lune et l'asticote à la main de masseur. "

Et l'autre qui répond : " Je verrais plutôt là
De l'astre de la nuit la figure cachée
Dont le CNES porte ici une image écorchée
Avec un lot d'antennes, là, dans le baba. "

Car plus que Roncevaux, c'est tout un val de ronces,
Ici ! Roland s'inquiète, et ça le turlupine
— De cheval, des chevaux —  que l'écheveau d'épines
En éclats ne se brise et encor ne s'enfonce.

Quand le docte a fini avec son art pointu,
Quoi ! l'autre se désole, eh oui, ce fut si bon !
Alors pour le bonheur d'un ultime pinçon,
Il saisit une épine et s'la refout dans l'cul.

De l'épinite aiguë c'est là le diagnostic,
Hélas ! Le dargif exalté, Lionel expose
Son désir : oui, il croit à la métempsycose
Et rêve de renaître un jour... en porc-épic !



6


Amis, dans le désert, si un soir, courbattus,
Épuisés, le désir nous prenait d'être assis,
Attention ! car dans l'ombre, les cactus, ici,
De mille trous (ou plus) nous percent le tutu.

Vous tous, là, qui m'oyez à cet anniversaire,
C'est alors à Roland qu'il faut que nous nous fiions ;
Car Lionel m'a dit aujourd'hui que son fion
Est aussi rose et net qu'un enfantin derrière.

Cher Lionel, que cet éloge à ton séant
Trouve ta grâce au seuil de ton heptadécade !
Ris donc de cette fable, et puisse ma tirade
Édifier ton esprit d'un humour bien...séant !


(le 29 mai 1999)

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