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Wim Vivey m'écrit à propos de Cueille la Nuit


          Cher Monsieur, cher ami,

          Silence. Tout le reste serait indu. C’était les mots d’un ami sur mon blog lors du décès de celle qui, pour moi, depuis lors semblait en être le secret elle-même. Mais ce n’est qu’en lisant Cueille la Nuit, saisi par la Courageuse et par ses silences, qu’ils ont reçu toute leur signification.

          Silence.

“Que rien de toi ne soit perdu.”

Wim Vivey, février 2015


          Cher Monsieur, cher ami,

          J’espère que vous allez bien — et que vous pourrez m’excuser de n’avoir réagi à votre récit qu’après deux ans. Sachez qu’il m’accompagnait un peu partout, notamment en route avec ma fille aînée, et soyez rassuré d’avoir bien fait de me l’envoyer. Quoi que votre éditeur puisse vous avoir dit finalement, il n’a perdu — et ne perdra — rien de sa force basale, et ce non seulement dans la commémoration de Clémence, tout comme vous l’aviez déjà prévu pour vous-même au début d’avril 1992.

          Déjà vous émouvez dans l’acte même d’écrire, l’acte que j’apprends moi-même à connaître de nouveau ici et que vous décrivez de manière tellement frappante dans “le magma des impressions” qui le trouble. Vous vous en sortez brillamment, avec un journal où chaque jour compte. Hommage grandiose à la fille qui cueille la nuit, de plus en plus je m’apercevais que j’y allais non pas moins à la découverte du père qui le lui rend — ce père que j’avais rencontré à cette plage vide et splendide de sa première enfance, le visage tellement ouvert que l’on n’aurait jamais cru qu’il vivait semblable destin. “ Est-ce que vous avez encore d’autres petits-enfants ? ” : c’était, tout spontanément, ma femme, qui vous avait su aussitôt père de famille avant tout. Et vous référant à Louis et à Paul, fort intéressé par le château de sable que j’avais construit pour mon aînée, vous répondiez, d’un ton décidé : “Non, seulement ces deux-là.” Il y avait quelque chose qui n’allait pas.

          Vous devez avoir été très heureux… M’imprègne jusqu’ici cette chaleur du sud, d’un soleil qui brillait encore sans ombre, ce bonheur qui ne cesse pas d’être le leitmotiv de votre journal, même jusqu’à la fin (dirais-je même: après la fin ?). Je ne saurais le maintenir. Même si ma fille disparue, remarquable dans son développement avancé jusqu’à son dernier jour, n’a pas souffert comme la vôtre, je ne peux qu’essayer de ne pas considérer son malheur, cette injure dont vous parlez aussi. Pas de “leçon” pour nous de cet enfant de caractère, qui n’a rien compris de son cas sauf — cherchant constamment ma main à l’hôpital — l’amour. Bien que moi, j’aie bien et bien tout de suite compris la condamnation aussi claire qu’inattendue, jamais je n’accepterai pour elle son sort. Comme une perspective plus large me manque pour l’instant dans ma condition humaine, je ne peux qu’essayer de devenir digne de ma grande dame en lui — en leur — rendant honneur dans tout ce que je fais à chaque jour de nouveau, dans tout ce que je cherche à chaque instant du temps qui reste. Il me faut espérer que la distraction des autres ne m’en retiendra pas. Je n’ai pas encore votre longue expérience en cette matière, mais j’ai bien un mot qui vous est venu à l’idée le 18 décembre 1991 tenant le coup dans votre plus grande misère : “la raison qui nous y oblige en est démésurée”. Cela pourrait être en quelque sens l’image de la responsabilité dans la pensée d’Emmanuel Lévinas, une responsabilité qui s’accroît au fur et à mesure qu’on la prend. Je la prends comme une nouvelle - ou plutôt une plus ancienne - forme d’espérer, l’in-finitif de l’espoir que vous aviez déjà multiplié en vos lettres au docteur Roché et à quatre cents autres personnes, “rien d’autre que la faculté de pouvoir vivre le présent.”

          Ce présent et notamment celui d’autrefois, vous l’avez vécu visiblement d’une extrême lucidité. Je suis presque sûr que vous avez fait - d’une part avec votre femme, et sa sagesse, d’autre part avec votre docteur Roché — un parcours impeccable et, en écoutant ma femme, médecin elle-même, que de toute façon l’on ne pouvait pas sauver Clémence. Bien sûr, je reconnais parfaitement ce doute concernant le trajet médical suivi (quoiqu’il n’en reste heureusement pas beaucoup à ma femme et moi, et certainement pas concernant la ligne de conduite que nous avons suivie nous-mêmes). Mais il me semble que vous pourriez d’une autre façon encore être victime de votre esprit brillant : vous ne vous révélez pas moins un homme très émotionnel, romantique aussi, qui — peut-être dans une réaction du sentiment contre la raison — à certains moments par exemple ne cherche pas à empêcher ses émotions d’être emportées par la musique. Votre journal m’apparaît comme un combat continu entre cette raison clairement cartésienne et une émotivité perdant tout point de repère, s’accrochant enfin — et finalement aussi dans la prière — au courage emblématique de Clémence elle-même : “Je suis heureuse…” La sentant toute proche de vous dans ce mot fameux, au cimetière le 8 mars 1993 vous vous demandiez : “Dans ma détresse et mon émotion, comment aurais-je pu opposer un quelconque argument, lucide et raisonnable, à l’aveu d’un tel amour au milieu d’une telle tendresse ?” Marque de la tragédie, bien sûr que l’opposition persisterait, le rationalisme ne procurant toujours pas d’argument pour une raison — même pas la “démésurée” — qui naît au coeur même de l’amour. Je me réfère à la raison pascalienne, qui est peut-être moins double qu’on pourrait le croire : le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point.

          Gabriel Marcel fait la distinction entre le problème — dans lequel je ne suis pas concerné moi-même — et le mystère. C’est dans ce mystère — pour vous, percevant dans les dernières secondes de votre fille tout son martyre mais aussi toute sa vie, une limite comme une “muraille” — que je me suis toujours su ensemble avec mon enfant condamné, que je sens toujours encore sa petite main dans la mienne, que je continue à prendre soin d’elle (et des autres). Dans ma perte immense lorsqu’elle est morte, s’échappant au temps dans ce maintenant que la pensée n’a jamais tenu — sans parler de la parole de l’infirmier —, je n’éprouvais pas de rupture, déjà je savais que la lutte continuerait. C’est dans ce mystère aussi qu’au moins une de mes filles, ma femme et moi vous ont rencontré, à la mer que nous avons appelée au moment même de notre passage la plus belle que nous ayons jamais vécue, là encore où “dans le sable et sous nos pas, dans la musique des vagues, résident quelques atomes vivants de [Noor],” comme vous avez exprimé de façon presque tangible sa présence absente, ou bien la vie plus grande de tout et tous, dans cet instant paradisiaque de notre oubli. Pour ma femme et moi, grâce à Clémence, cette expérience énigmatique reste unique. Le mystère, c’est elle.

          Le contact où je me sens le plus proche de vous, est sans doute la confrontation du 3 mars 1992. Vous veniez d’asseoir Clémence et vous vous étiez accroupi devant elle, essayant de saisir quelques rares mots. Son corps était penché en avant “et comme pour décharger son silence du poids de tout ce qu’elle ne pouvait dire”, elle laissa alors tomber son front sur le vôtre. “Je fis corps durant de longues secondes avec ma petite qui s’en allait, et tout me fut révélé en cet influx silencieux.” Loin de vouloir pénétrer dans cette intimité avec votre fille, ce grand adieu me rappelait involontairement un événement de la dernière semaine de Noor, à l’hôpital, où elle demeurait déjà trop longtemps enchaînée dans son box sans que nous puissions la tenir autrement que par sa main et sans qu’elle puisse se sentir entièrement en sécurité donc. Craignant le pire, le personnel doit avoir compris l’importance de nous réunir physiquement de temps en temps. Son visage crispé de douleur, impuissant à produire le moindre son, ma petite fille était avec tout ce qui l’y retenait, levée de son box et descendue dans mes bras. La réunion fut en effet physique. J’ouvris mes bras de manière quasi religieuse afin de pouvoir accueillir enfin toute la souffrance du monde et, à mon tour, l’influx me déborda complètement. Je ne parlerai pas d’elle, la prunelle de mes yeux, déjà recueillie dans le long moment qui continuait à durer; j’étais, je dirais- presque heureux.

          Votre récit, je le recevais vraisemblablement de la même manière. Bien que je connaisse déjà d’avance son issue et que la descente me coupait à maintes reprises le souffle, j’apprenais de nouveau qu’au fond je devais être là — pour elle, pour vous : en écrivant ceci, réconforté en effet encore toujours par son courage. Vous ne pouviez pas me fournir meilleur “appui pour vivre semblable destin”.

          Vingt ans ont passé depuis lors. Je ne sais pas comment les tempêtes de la vie vous ont changé encore, mais à la grève, vous aviez l’air heureux. Bien sûr, l’amour vainc.

          Avec nos meilleurs voeux de retour pour vous et les vôtres,

          Très cordialement,

Wim Vivey, février 2015


         [...] Je me connais mal, mais dans le magma (merci de me prêter encore ce mot !) de mes émotions, autrefois et maintenant, mes pensées ne semblent pas vraiment avoir changé. Les plus fondamentales ont été formulées déjà sur mon blog privé de l’époque, bien avant le dernier jour de ma fille. Je ne vous décris pas le choc, mais il ne faut pas oublier que lors du diagnostic, complètement inattendu, les médecins ont voulu nous arracher d'emblée tout espoir de survie. La mort s'est présentée tout de suite droit devant nous. Bien sûr, nous aussi, nous avons essayé encore bien raisonnablement de nous échapper. Mais déjà, nous nous préparions. Le feuillet des obsèques même contenait un extrait du journal d'Etty Hillesum (tiens, encore un journal), que j'avais lu auprès de ma fille à l'hôpital. Se rendant compte des conséquences, cette jeune juive hollandaise, complètement sécularisée mais dans les rets des nazis devenant à la limite chrétienne, a choisi de ne pas abandonner les gens qui sont devenus les siens. Liseuse, elle raconte comment elle apprenait à "lire" le temps ("beaucoup plus que seulement ce temps-ci") et les autres, les misérables. J'essaie de traduire une phrase qu'elle écrivait en se remémorant un autre temps : "Pas un moment, je n'ai été coupée d'une vie soi-disant passée. Il y avait une seule continuité pleine de sens."

         Comme toujours, vos photos sont magnifiques. La région des polders entre Bruges et la côte que vous avez visitée, est celle d'où sont issus mes parents et où je passais mes vacances dans ma jeunesse. Comme vous, je suis un enfant de la mer. C'est là encore que j'ai pris la photo de Noor qui ne cesse pas de me questionner, dès qu'un nouveau jour commence et que je redémarre mon ordinateur. Je vous reste particulièrement reconnaissant d'avoir placé cette photo sur votre site internet faisant de manière tellement impressionnante honneur à Clémence, confirmant publiquement que cette autre fille aussi, que vous n'avez même pas connue, a existé. Pour Elisabeth et moi, l’histoire de notre amitié est extraordinaire et regarde tout le monde. Je vous autorise volontiers d'ajouter les textes de mes lettres (en annexe) à l'image [...]

Wim Vivey, mars 2015


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