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        Sujet de composition française au concours général 1988 :

« Le danger, quand on parle de poésie, est d’édicter des lois, de dresser un cadastre, de tracer des frontières : la poésie s’en moque et renaît toujours précisément là où on a décrété qu’elle n’était pas. » Vous direz, exemples à l'appui, quelle réflexions vous inspire ce propos d'Aragon.

        Voici la composition d' Ollivier Pourriol, premier prix (17 ans, classe de première S au Lycée Charles-de-Gaulle à Londres). Ce texte a été publié dans le journal Le Monde du mercredi 6 juillet 1988. Nous le présentons avec l'autorisation de l'auteur. (Les titres sont ceux du Monde)

 

LA POÉSIE, SILENCE ET FRONTIÈRES

 

        Le silence est l'étui de la vérité (René Char)

        Poésie
        Poésie
        Poésie
        Mot obsédant, torturant.

        En ce moment, ce présent chargé de passé insaisissable, es-tu prose ou poésie ? Tu oscilles entre les deux, poésie, tu hésites, tu perds l'un, tu retrouves l'autre. Je sais, Cocteau disait qu'il était aussi difficile à un poète de parler poésie qu'à une plante de parler horticulture. Mais on m'interdit de te laisser dans le silence, il me faut te trahir... et te rester fidèle.
        Aragon, en quelques lignes, est parvenu à énoncer, signifier, sous-entendre et communiquer plus qu'on ne le pourra jamais dans un essai conscient de son impuissance : le fameux homme‑poète, sous les apprêts de la théorie, sous les attraits de la vérité, définit la poésie comme indéfinissable. Elle est rebelle par essence, et loin de se cantonner dans un Eden inaccessible, elle « renaît toujours précisément là où on a décrété qu'elle n'était pas ».
        Palingénésie triomphale, la poésie a pour synonyme, essence et fin le doute originel : la liberté.
               Liberté du signe, de l'espace
               Révolution du sens et des sens.
        Et, finalement, contrainte. Contrainte. Contrainte de l'espace et du signe, de la communication. L'homme se noie dans les paradoxes, appelle la liberté, s’aperçoit qu’elle est contrainte et devant la contrainte, appelle la liberté. Mais pourquoi parler de poésie ? C'est en n'en disant rien que l'on en dit le plus.
        L'homme est libre. Libre de s'exprimer, libre de se taire, libre de dire qu'il est libre. Écrire, lire, penser ont pour sujet un sujet et un seul : la Liberté. Si la créature humaine ressent le besoin de créer, elle le fait et atteint ainsi l'absolu divin dont elle croit être issue, et dont elle pourrait se trouver le Créateur : le Verbe est Dieu, même si Dieu est échu de Verbe. Lorsque l'Écume des jours déferle sur le langage, son auteur Boris Vian crée un monde cohérent en se fondant sur les mots, les expressions qu'il déforme, associe, fait surgir. A la lecture, on partage avec horreur et délices la vision de l'auteur. Il nous apprend, sans avoir besoin de nous la dire, sa conception du monde.
        Un monde dépendant du langage, certes, mais qui se trouve en perpétuelle révolution du fait qu'il est exposé aux facéties du langage : les escaliers sont dérobés par des voleurs, l'un des héros passe « le plus clair de son temps à l'obscurcir »... La liberté déconcertante que fournissent les mots entraîne la synthèse d'un monde tout aussi déconcertant, où les choses sont des mots avant d'être des choses, et les mots des incantations cosmiques capables de changer la nature de ce qu'ils désignent.
        Quant à Jean‑Sol Partre, qui apparaît longuement dans ce tourbillon langagier, il finit par être assassiné sans remords par l'une des héroïnes de l'ouvrage : l'auteur de la Nausée n'aura ainsi plus la possibilité de prêter aux objets qui peuplent ce monde d'incertitudes une existence en deçà des mots. On peut avancer, avec des réserves, que l'enfant qui n'est pas encore entré en relation avec le monde des signes chargés de sens pourrait connaître l'expérience du héros de la Nausée. Mais comment soutenir qu'il est possible, une fois que l'on est accoutumé à associer plus qu'intimement la chose et le mot, le mot et la chose, de dissocier l'un de l'autre pour retrouver l'émotion première, la sensation brute, élaguée de toute signification trop artificielle ?
       Éventuellement en considérant le mot comme un objet, existant avec autant de force que cette racine noirâtre qui surgit du sol et agresse le philosophe qui la contemple.
        Le prosateur utilisera cet objet comme signification, incarnation de la chose qu'il désigne. Cet outil d'autant plus fidèle qu'il en possède une connaissance plus profonde, lui laisse la possibilité de rechercher la vérité : c'est le sentiment formulé par Jean‑Paul Sartre dans Qu'est‑ce que la littérature ? (Situation 11).

 

LE  MICROCOSME  DU  MOT

        Le poète, lui, emploie le mot en tant que signe. L'avantage du signe est de laisser la liberté d'évoquer la chose désignée ainsi dans le langage prosaïque, ou de considérer le signe comme représentation graphique, comme entité. A cela s'ajoutent les nuées de cénesthésies, sentiments, volontés inhérents à l'auteur, qui font du mot un microcosme chargé de signification inexplicable : le mot poétique s'identifie à la tache colorée en peinture, au sentiment devenu couleur, précipité forme.
        La liberté réside dans le choix. La contrainte également.
        Le poète, par la façon dont il use du langage, ne peut atteindre le vrai, le vrai ne peut être séparé de la prose et de la signification. Voilà ce qu'exprime Jean‑Paul Sartre.
        Mais René Char, poète de la poésie, nous ouvre les yeux.
        Il nous écrit : « Le silence est l'étui de la vérité. »
        La poésie ne peut atteindre la vérité, mais c'est à travers elle qu'on' la saisit. La poésie est impuissante à parvenir au vrai, mais c'est en le disant qu'elle y parvient : les phrases vides de sens en sont emplies. Un poète contemporain disait que le poème n'était pas les lettres qu'il plantait comme des clous, mais le blanc qui restait sur le papier. Tel le sculpteur qui ne crée pas, au sens bachelardien du terme (le modelage de la pâte), mais forme de l'invisible à l'aide de ses ciseaux, le poète laisse une sculpture de blanc, un modelage informe.
        Le poète choisit. René Char choisit de ne pas choisir, il refuse que son vers soit ce qu'il aurait pu écrire. D'autres choisissent de choisir : ils opèrent une sélection dans leurs écrits, ne serait‑ce que pour conserver cette politesse entre lecteur et auteur (notion sartrienne). En pratiquant une censure de cette sorte, en s'astreignant par exemple à respecter des formes fixes, imposées autrefois (l'alexandrin, etc.) ou même un rythme personnel, le poète aspire à retrouver l'origine du langage. Ce langage sacré dont parle M. Butor dans ses Essais sur le roman nécessite, pour être atteint la destruction du langage transformé par le temps. La contrainte à laquelle se soumet le poète lui permet de retrouver l'origine, de redécouvrir les mots.
        Cette destruction appelle une recréation. Apollinaire, dans ses poèmes‑conversations, découvre pour nous les merveilles enfouie dans le langage quotidien et la verve familière de la vie simple.
        « Ça a l'air de rimer », nous fait‑il remarquer au cœur d'un poème qui se contente de rapporter des phrases banales pour nos oreilles insensibles : la destruction n'est peut‑être pas même nécessaire, le langage sacré dont nous entretient M. Butor n'a peut‑être nul besoin d'être retrouvé. Il es parmi nous. Il est en nous.
        La poésie est partout.
        Dans ses lignes, cachée, dans ses espaces, abandonnée, dans ce silence.


                                          [ici un espace blanc]


        Etui de vérité, comme on ne manque pas de s'en apercevoir… Si le silence est vérité, l'écriture est trahison. Condamné à un quête sans objet, le poète se rebiffe et se révolte dans un même élan. La colère le saisit.
               Ô mots trop apathiques, ou si lâchement liés
               Osselets qui accourez dans a main du tricheur bienséant
               Je vous dénonce..
        Sous la plume de René Char, à la recherche de la base et du sommet, la révolte ne se laisse pas piéger par les significations, la révolte demeure révolte, poésie.
        Rimbaud, comme tout poète, connaît cette révolte. Ce « dérèglement des sens » à l'origine de sa poésie est l'image de cette révolte, une ambiguïté existe déjà dans son explication, ambiguïté qui génère, continue et soutient cette explication : qu'entendre par « sens » ? Le mot baudelairien, créateur de correspondances, ou le mot sartrien, tuteur des significations ?
        On prend conscience de l'inutilité de toute interprétation : les commentaires qui pourraient naître, aussi éclairés, aussi profonds soient‑ils, ne se contenteraient jamais que d'apporter des significations à une phrase qui n'a de raison que d'être.
        La révolte se passe de signification : révolte n'est pas un mot prosaïque, c'est un mot poétique.
        Issue de la liberté, elle nie la liberté tout en la réclamant par son attitude‑même. Elle refuse la contrainte, la censure, la rhétorique, elle refuse la liberté qui la contraint par la nécessité d’un choix : un mot ou un blanc, un sens ou un son, un silence ou un cri, elle oscille constamment, courant alternatif entre liberté et contrainte, contrainte et liberté, vérité et             *     .

* NDLR. Le mot absent n'existant pas, nous laissons le soin au lecteur d'en découvrir la nécessité.

        L'histoire littéraire nous offre des preuves indiscutables : le classique, assassin du dix‑huitième siècle, provoque la révolte romantique puis parnassienne du dix-neuvième siècle, qui entraîne un retour au classique et ainsi de suite jusqu'à ce que poésie s'ensuive.
        Les surréalistes, menés par Breton, refusent le classicisme, manifestant leur aversion pour la rhétorique qui aliène la liberté. Mais rechercher l'originalité perpétuelle conduit à tomber inévitablement dans une nouvelle espèce de classicisme. Breton établit une théorie de surréalisme, en niant donc le réalisme. Il croit, par ce moyen, étendre la liberté de l'artiste. II ne fait que la limiter, en lui interdisant de dépasser la théorie.
        Établir de telles limites relève d'un besoin, viscéral, humain. La liberté effraie. La page blanche déroute. L'homme, devant le possible, reste indécis. I1 se révolte pour conquérir sa liberté, mais c’est contre sa liberté qu'il se révolte : le balancement est circulaire, le cercle est vicieux.
        Vigny, romantique notoire, nous fait part de son insatisfaction en face des mots dans la préface de Chatterton. Certes, il a mis tout son cœur à l'ouvrage, tel le Pélican de Musset, il s'est livré cœur et âme. Mais ce qu'il veut communiquer est au‑dessus des mots, on sent son désespoir face à ces objets dont il lui faut se servir pour nous toucher. Quand il y a liberté, il y a insatisfaction, liée au choix, comme on l'a vu.
        Établir des limites à sa liberté, c'est l'augmenter.
        Baudelaire a choisi l'alexandrin (du moins dans les Fleurs du mal) : il se plie au rythme mais n'en est pas moins libéré. Il peut casser le vers à loisir, l'éclater, le métamorphoser et dispose cependant de cet avantage merveilleux : il a, à tout moment, les moyens de ne pas respecter l'alexandrin. En s'y attelant, il fait jouer sa liberté qui lui permet de limiter celle‑ci : la contrainte est liberté.
        Aragon se tromperait donc : édicter des lois, dresser un cadastre, tracer des frontières quand on parle poésie n'est pas un danger, c'est une nécessité. Bien évidemment, on ne dresse de telles lois que pour les briser et permettre alors que renaisse la poésie là où elle n'avait pas droit de cité.
        La contrainte permet la liberté, elle permet un nouveau bourgeonnement de cette liberté qui avait donné naissance à la contrainte par manque de mouvement.

 

RÉVOLTE  CONTRE  LA  RÉVOLTE

        Les pulsions du poète se détrui­sent et renaissent d'elles‑mêmes, la révolte contre la révolte demeure révolte mais l'annule, ainsi que le signe (‑) détruit le signe (‑) pour abandonner le signe (+).
        Ramus disait que la poésie n'était ni dans les mots ni dans la pensée, qu'elle n'était ni philosophie ni réflexion.... mais inflexion. On pourrait interpréter sa sen­tence comme une réaction à une tentative de définition doctorale, chargée de significations mala­droites. Le paradoxe est encore présent : il déclare dans une réflexion, expression de sa pensée, que la poésie ne siège ni dans la réflexion ni dans la pensée, tout en se servant de la poésie du mot « inflexion ».
        On s'aperçoit que la poésie ne peut se définir que par elle‑même, elle s'illustre, se comprend, prend son envol. René Char, conscient de cette nécessité, utilise l'aphorisme chargé de mystère pour définir la poésie. L'hermétisme de ses définitions leur donne leur sens, ou plutôt leur raison d'être : être.
        Être et refuser d'être découverte de significations, tout en acceptant d'être dévoilée par elle-même de façon tout aussi obscure, la poésie de René Char, la poésie, ne demande rien. Comme ces arbres noirs, comme cet homme assis et comme cette Nausée qui le tient, elle existe, elle est de trop.
                Rien ne la justifie
                et Rien la justifie.

[ici un espace blanc]

        À la manière de cet espace laissé blanc, à la lumière qu'elle diffuse, à cette puissance impuissante qui la tient, le sens doit s'échapper de ces mots en construction sous vos yeux, afin de l'imiter et de donner son essence non pas en traçant vaine­ment sur le papier des mots­choses mais des mots‑signes.
                Poésie, tu es partout et nulle part.
                Tu t'échappes, tu reviens.
                Le langage te contient.
        Quoi que l'on dise, les mots sont là (la preuve...), et le trouble qui les accompagne ne se sépare jamais d'eux.
        Quoi que l'on dise, la poésie est là (...) puisqu'il suffit de le dire pour que ce soit vrai. Il suffirait également de dire le contraire pour que ce soit vrai, car l’acceptation du contraire en tant que vérité prouverait que l’écrit est vrai.
        Continuons...
        Il suffirait de dire que Jean-Paul Sartre a tort pour que cette affirmation soit indéniable. On en déduit que l'affirmation est toujours vraie, et les écrits de Jean-Paul Sartre sont donc toujours vrais...
        On retrouve ce balancement, ce tic‑tac éternel qui sillonne la poésie, cette hésitation et cette affirmation, cette certitude de son incertitude qui la déchire et lui donne sa cohérence.
        La poésie est partout, car la liberté est partout : comme Baudelaire qui s'astreint à l'alexandrin et exprime ainsi sa liberté, celui qui réfléchit sur la poésie en prosateur exerce sa liberté de redonner aux mots leur valeur de choses et poursuit ainsi un comportement poétique.
        Transformer les mots‑objets en signes purs, c'est‑à‑dire dénués de tout attachement à la chose, débarrassés de signification relève de cette même attitude : où est la limite entre l'écriture et le dessin, la poésie et la peinture ?



        Comment ne pas sentir ce qu'exprime René Char ? Et comment ne pas sentir que ces interrogations sont de trop ?
       Le peintre Paul Klee a, dans sa peinture, mêlé le mot au dessin et à la couleur : tentative d'établir ces correspondances dont nous a fait part Baudelaire dans sa poésie, tentative d'unir toutes les formes de la poésie, simplement liberté.
        De même, si je décide de ne m'appuyer que sur quelques auteurs, René Char par exemple, pour démontrer que la poésie est liberté, je rejoins mon propos par la forme que je lui donne : en restreignant mon champ d'investigations, j'en prouve l'immensité de manière flagrante et j'illustre cette immensité en n'en mentionnant pas le nom réel, en la laissant s'étendre entre les signes.
        C'est pourquoi ne pas parler de poésie serait le meilleur moyen d'en parler, et l'on peut alors saisir pourquoi, ou comment, la poésie renaît toujours où elle n'est pas supposée être.
        Ne pas parler de poésie est donc le moyen idéal de la décou­vrir : il me faudrait cesser toute réflexion sur la poésie pour rejoin­dre sans doute possible les dires d'Aragon.
        Alors, René Char, lorsqu'il se contente d'écrire : Bottes chaudes, a peut‑être la sensation de nous éclairer plus sur la poésie que ne l'auront pu faire ses aphorismes, ce caractère inexprimable de l'exprimé a pour chacun de nous un parfum particulier, une aura indéfinissable, un semblant de signification. Comme on a pu déjà l'écrire, la poésie n'est pas signification, ou plutôt si, elle peut l'être, rien ne l'en empêche : elle est libre.
        Finalement, liberté, contrainte et vérité se mêlent indéfiniment, s’entretuent, renaissent et communient au‑delà même de la liberté, de la contrainte et de la vérité. Notre cœur, « tantôt dérisoirement conscient, tantôt lumineusement averti » (R. Char), évolue parmi les idées, la beauté et la négation avec l'espoir, accompagné dans ses errances par la poésie, nimbée de silences infinis. Toujours il revient à l'origine, toujours il repart à la recherche ...
        ... Cycle :
                                « Le silence est l'étui de la vérité. »
        Ma main aurait pu continuer à tracer ces signes, à modeler le vide, à déchirer un voile parmi l'immensité,
cette errance continue, au‑delà de ces lignes, ces espaces,
cette errance continue, parmi nos paroles obscures,
cette errance continue, sur le blanc de la prochaine page...
II ne faut pas croire que cette illusion de communication a pour terme ces dernières phrases. Il ne faut rien croire de ce qui vient d'être écrit :
                parler de poésie, c'est la tuer
                parler, c'est tuer,
                parler, c'est...

        Poésie, je me tais.

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