Ce matin, à trois heures, bien avant le jour, je me suis installé dans le coupé de la diligence de la Coronilla de Aragon, et je suis sorti de Tolosa. Nous avons traversé la rue et le pont et abordé la grande route dans la nuit noire, au galop furieux de huit mules pressées, excitées, fouettées, éperonnées, aiguillonnées, exaspérées par trois hommes.
L’un de ces trois hommes était un enfant, mais il valait à lui seul les deux autres. Il ne paraissait pas avoir plus de huit à neuf ans. Ce farouche marmot, qu'avant de partir j'avais entrevu sous la lanterne de l'écurie, avec son chapeau à la Henri II, sa blouse de paillasse et ses guêtres de cuir, avait un profil arabe, des yeux fendus en amande et la plus gracieuse allure du monde. Sitôt qu'il fut à cheval, il se transfigura ; il me sembla voir un gnome qui se serait fait postillon. Il était presque imperceptible sur son immense mulet, semblait vissé sur sa selle, brandissait à son petit bras un fouet monstrueux dont chaque coup faisait bondir l'attelage, et précipitait tête baissée à corps perdu dans les ténèbres tout cet énorme équipage sonnant, cahoté, bondissant, roulant sur les ponts et les chaussées avec le bruit d'un tremblement de terre. C'était la mouche du coche, mais quelle formidable mouche ! Figurez-vous un démon traînant le tonnerre.
Le mayoral, assis à droite sur le siège, grave comme un évêque, secouait ainsi qu'un sceptre un fouet gigantesque dont la pointe atteignait la huitième mule à l’extrémité de l'attelage et dont la piqûre semblait de feu. De temps en temps il criait : « Anda, nino ! va, enfant ! » Et le petit postillon se courbait furieux sur sa mule, et tout bondissait comme si la voiture allait s'envoler.
A gauche du mayoral se tenait un grand gueux d'une vingtaine d'années presque aussi fantastique que le postillon. C'était le sagal. Cet étrange gaillard, sanglé d'une corde, chaussé d'une loque, vêtu d'une guenille et coiffé d'un béret, risquait sa vie vingt fois par heure. A chaque minute il se ruait à terre, sautait d'un bond à la tête de l’équipage, insultait les mules, les appelait par leurs noms avec des cris effrayants : « La capilana ! la gaillarda ! la generale ! Leona ! la carabinera ! la collegiana ! la carcaiia ! » fouettait, piquait, pinçait, mordait, frappait du poing et du pied, poussait au triple galop la diligence, qu'il semblait ne pouvoir plus suivre et qui le dépassait avec la vitesse de l'éclair, et au moment où on le croyait à un quart de lieue en arrière, à l'instant le plus rapide de la course, un homme qui semblait lancé par une bombe tombait tout à coup sur le siège à côté du mayoral. C'était le sagal qui se rasseyait. Et qui se rasseyait le plus tranquille du monde, sans être ému, ni haletant, sans une goutte de sueur sur le front. Un avare qui vient de donner un liard à un pauvre est, à coup sûr, plus essoufflé. Qui n'a pas vu courir un sagal navarrais sur la route de Tolosa à Pampelune ne sait pas tout ce que contient le fameux proverbe : « courir comme un basque. »
J'avais la tête alourdie par cette espèce de sommeil où la fatigue d'une mauvaise nuit, l'air frais du matin et le roulement de la voiture, plongent le voyageur. Vous connaissez cette somnolence à la fois vague et transparente où l'esprit flotte à demi noyé, où les réalités qu'on perçoit confusément tremblent, grandissent, chancellent, s'effacent, et deviennent des rêves tout en restant des réalités. Une diligence devient un tourbillon et reste une diligence. Les bouches des gens qui parlent sonnent comme des trompes ; au relais la lanterne du postillon flamboie comme Sirius : l'ombre qu'elle projette sur le pavé semble une immense araignée qui saisit la voiture et la secoue entre ses antennes. C'est à travers cette rêverie grossissante que mes huit mules et mes trois postillons m'apparaissaient.
Mais n'y a-t-il pas quelquefois de la raison dans les hallucinations, de la vérité dans les rêves ? Et les états étranges de l'âme ne sont-ils pas pleins de révélations ? Eh bien, vous le dirai-je ? Dans cette situation où tant de philosophes ont vainement essayé de s'étudier eux-mêmes, des doutes singuliers, des questions bizarres et neuves se présentaient à ma pensée. Je me demandais : « Que peut-il se passer et que se passe-t-il en ces pauvres mules, qui, dans l'espèce de somnambulisme où elles vivent, vaguement éclairées des lueurs vacillantes de l’instinct, assourdies par cent grelots à leurs oreilles, presque aveuglées par le guardaojos, emprisonnées par le harnais, épouvantées par le bruit de chaînes, de roues et de pavés qui les suit sans cesse, sentent s'acharner sur elles dans cette ombre et dans ce tumulte trois satans qu'elles ne connaissent pas mais qu'elles sentent, qu'elles ne voient pas mais qu'elles entendent ? Que signifie pour elles ce songe, cette vision, cette réalité ? Est-ce un châtiment ? Mais elles n'ont pas fait de crime. Que pensent-elles de l'homme ? »
Mon ami, l'aube commençait à poindre ; un coin du firmament blanchissait de cette blancheur sinistre qu'a toujours la première lueur du matin ; tout ce qui vit de la vie distincte et précise dormait encore dans les nids perdus sous les feuilles et dans les cabanes enfouies dans les bois ; mais il me semblait que la nature ne dormait pas. Les arbres entrevus dans l'obscurité comme des fantômes se dégageaient peu à peu de la brume dans les gorges profondes de Tolosa et apparaissaient au-dessus de nous au bord du ciel comme s'ils avançaient la tête par-dessus le sommet des collines ; les herbes frissonnaient sur la berge du chemin ; sur les rochers, des broussailles noires et confuses se tordaient comme avec désespoir ; je n'entendais aucun bruit, aucune voix, aucune plainte ; mais, je vous le dis, il me semblait que la nature ne dormait pas ! Il me semblait qu'elle se réveillait peu à peu autour de nous, et que, dans ces arbres, dans ces herbes, dans ces broussailles, c'était elle, la mère commune, qui se penchait dans une douleur ineffable et une inexprimable pitié, du bord du chemin et du haut des montagnes, pour voir passer et souffrir dans cette course pleine de ténèbres ces pauvres mules épouvantées, ces animaux abandonnés et misérables qui sont ses enfants comme nous, et qui vivent plus près d'elle que nous !
Mon ami, si la nature en effet nous regarde à certaines heures, si elle voit les actions brutales que nous commettons sans nécessité et comme par plaisir, si elle souffre des choses méchantes que les hommes font, que son attitude est sombre et que son silence est terrible !
Nul n'a sondé ces questions. La philosophie humaine s'est peu occupée de l’homme en dehors de l’homme, et n'a examiné que superficiellement et presque avec un sourire de dédain les rapports de l'homme avec les choses et avec la bête qui à ses yeux n'est qu'une chose. Mais n'y a-t-il pas là des abîmes pour le penseur ?
Doit-on se croire insensé parce qu'on a dans le cœur le sentiment de la pitié universelle ? N'existe-t-il pas certaines choses que blessent les voies de fait inintelligentes et inutiles de l'homme sur les animaux ? Sans doute la souveraineté de l'homme sur les choses ne peut être niée ; mais la souveraineté de Dieu passe avant celle de l'homme. Or, pensez-vous, par exemple, que l'homme ait pu, sans violer quelque intention secrète et paternelle du créateur, faire du bœuf, de l'âne et du cheval les forçats de la création ? Qu'il les fasse servir, c'est bien, mais qu'il ne les fasse pas souffrir ! Qu'il les fasse mourir même, s'il le faut, c'est son besoin et c'est son droit, mais du moins, et j'insiste sur ceci, qu'il ne leur fasse souffrir rien d'inutile.
Quant à moi, je pense que la pitié est une loi comme la justice, que la bonté est un devoir comme la probité. Ce qui est faible a droit à la bonté et à la pitié de ce qui est fort. L'animal est faible, puisqu'il est inintelligent. Soyons donc pour lui bons et pitoyables.
Il y a dans les rapports de l'homme avec les bêtes, avec les fleurs, avec les objets de la création, toute une grande morale à peine entrevue encore, mais qui finira par se faire jour et qui sera le corollaire et le complément de la morale humaine. J'admets les exceptions et les restrictions, qui sont innombrables ; mais il est certain pour moi que, le jour où Jésus a dit : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît », dans sa pensée autrui était immense ; autrui dépassait l'homme et embrassait l'univers.
L'objet principal pour lequel a été créé l’homme, son grand but, sa grande fonction, c'est d'aimer. Dieu veut que l’homme aime. L'homme qui n'aime pas est au-dessous de l'homme qui ne pense pas. En d'autres termes, l'égoïste est inférieur à l'imbécile, le méchant est plus bas dans l'échelle humaine que l'idiot.
Chaque chose dans la nature donne à l’homme le fruit qu'elle porte, le bienfait qu'elle produit. Tous les objets servent à l'homme, selon les lois qui leur sont propres ; le soleil donne sa lumière, le feu sa chaleur, l'animal son instinct, la fleur son parfum. C'est leur façon d'aimer l'homme. Ils suivent leur loi, et ne s'y refusent pas et ne s'y dérobent jamais ; l'homme doit obéir à la sienne. Il faut qu'il donne à l'humanité et qu'il rende à la nature ce qui est sa lumière à lui, sa chaleur, son instinct et son parfum : l'amour.
Sans doute c'était le premier devoir et c'est par là qu'on a dû commencer, et les divers législateurs de l'esprit humain ont eu raison de négliger tout autre soin pour celui-là : il fallait civiliser l'homme du côté de l'homme. La tâche est avancée déjà et fait des progrès chaque jour. Mais il faut aussi civiliser l'homme du côté de la nature. Là tout est à faire. Voilà ma rêverie. Prenez-la pour ce qu'elle est ; mais quoi que vous en disiez, je vous déclare qu'elle vient d'un sentiment profond que j'ai en moi. Maintenant, pensons-y mais n'en parlons plus. Il faut jeter la graine et laisser le sillon faire. |