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l'objet: Snobisme hyperbolique
la date: Mon, 08 Dec 2003 19:25:51 +0100
De: Gilles Esposito-Farese <gef@iap.fr>
à : oulipo@quatramaran.ens.fr

Message un peu matheux pour généraliser certaines contraintes
récentes. En oubliant l'ordre de ses lettres, chaque mot peut
être considéré comme un vecteur dans l'espace de dimension 26
de l'alphabet. Par exemple, le mot « baba » serait représenté
par (2, 2, 0, 0, ..., 0). La « contrainte du snob » revient à
imposer que deux mots consécutifs ont un produit scalaire nul
(c-à-d sont orthogonaux). La « contrainte sympathique » exige
au contraire un produit scalaire non nul. Des généralisations
évidentes sont obtenues en remplaçant ce produit scalaire par
n'importe quelle forme bilinéaire symétrique, c'est-à-dire en
insérant une matrice 26x26 entre deux mots pour calculer leur
produit : T(mot_1) . Matrice . mot_2. La matrice identité est
utilisée dans les deux contraintes ci-dessus, c'est-à-dire la
matrice ne contenant que des 0 à part des 1 sur sa diagonale.
Si l'on choisissait par exemple la matrice ne contenant des 1
que sur sa deuxième diagonale (du bas à gauche vers le haut à
droite), on obtiendrait un « snobisme » plus tordu : tout mot
contenant un A ne peut être suivi (& précédé) que d'un mot ne
contenant aucun Z ; un mot contenant un B ne peut être voisin
d'un mot contenant un Y ; etc. Ce serait aussi arbitraire que
le chiffre de César et peut être impossible à comprendre sans
explication de l'auteur.

En bon relativiste, une seule métrique me semble aussi simple
et naturelle que celle d'Euclide utilisée dans le snobisme de
Chevrier, à savoir la métrique « minkowskienne », qui n'a que
des +1 ou des -1 sur sa première diagonale et des 0 ailleurs.
Le choix de ces signes ne pouvant être laissé au hasard, nous
imposerons +1 pour les consonnes, et -1 pour les voyelles (le
Y peut poser des problèmes, mais on trouve rarement deux mots
voisins contenant un Y chacun ; octroyons-y donc le signe que
nous voulons, voire un 0 pour laisser vivre même une métrique
dégénérée). Comme en théorie d'Einstein, il existe maintenant
des mots de normes nulles, comme « le » (+1 -1 = 0), « baba »
(+4 -4 = 0), ou plus subtil « chèvre » (les deux E donnent un
-2x2 et compensent donc les 4 consonnes différentes). De tels
mots sont joliment dits « de genre lumière » en relativité. À
ce propos, notons que « temps » est de carré positif (+3), et
qu'« espace » est de carré négatif (-2). Un mot sera donc dit
« de genre temps » (resp « de genre espace ») quand son carré
est positif (resp négatif). Le fait que « lumière » soit lui-
même de genre espace (son carré vaut -3) me désole vraiment !

Cette métrique (multiplement) hyperbolique a le grand intérêt
d'amollir légèrement la contrainte du snob originelle, qui en
a bien besoin, et de durcir un peu la contrainte sympathique,
qui en a aussi besoin. En effet, deux mots orthogonaux (selon
la règle euclidienne d'Alain Chevrier) sont aussi orthogonaux
au sens minkowskien du terme. Il m'est par conséquent inutile
de vous pondre un texte respectant cette « contrainte du snob
relativiste » : il vous suffit d'aller relire les exemples de
snobisme réel qui sont passés sur cette liste, par exemple le
Desdichado d'Alain Chevrier.

Mais pour illustrer les différences, on peut remarquer que le
vers « Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie » a presque
toutes les qualités imposées par le snobisme hyperbolique. En
effet, seule la suite « Pausilippe et » est interdite, car le
produit scalaire (minkowskien) vaut -1, à cause du E partagé.
La suite « le Pausilippe » est en revanche permise, parce que
la contribution positive de la consonne L commune est annulée
par la contribution négative de la voyelle E en commun.

De même cet autre vers du Desdichado original passe presque :
« Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron ». Les seuls
mots voisins non orthogonaux sont « fois » et « vainqueur » à
cause de leur unique voyelle I en commun. En revanche, il est
facile de vérifier que « vainqueur » et « traversé » ont bien
un produit scalaire nul, les voyelles A et E étant compensées
par les consonnes R et V.

On se sera pas étonné que Dieu ait su respecter la contrainte
du snob hyperbolique, dans au moins une phrase de la Genèse :
« Dieu dit : Que la terre produise de la verdure. » La poésie
de Tlön avait aussi déjà découvert cette règle : « Behind the
onstreaming it mooned. » Le fait qu'Aragon s'y soit également
frotté comphyrme qu'il est un grand poète formaliste : « Tout
sera fini plus tard en Érivan. » L'un des plus beaux exemples
fut évidemment écrit par José Maria de Heredia : « Ou penchés
à l'avant des blanches caravelles ». L'orthogonalité des deux
derniers mots (au sens minkowskien) est sacrément édifiante :
-2 (A) +1 (C) -2 (E) +2 (L) +1 (S) = 0.

Avec mes sentiments vaguement pataphysiques ce coup-ci ; Gef_

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